De la bataille contre le Système (épisode XIII)
Bientôt les hommes cesseront de s’aimer, tomberont amoureux de machines, deviendront un temps des objets connectés parmi d’autres avant de disparaître, de se fondre dans une ultime étreinte technologique censée les « augmenter », mais qui aura surtout raison de leur humanité. C’est ce que les adeptes hallucinés du transhumanisme appellent la « Singularité », ce moment d’inflexion où les progrès exponentiels de la technologie infesteront l’homme pour en changer la nature et donner naissance au Surhomme tant attendu, enfin libéré de ses limites biologiques.
Selon certains transhumanistes, cette « Singularité » pourrait même survenir d’ici à 2030 déjà, et les progrès stupéfiants que nous annoncent régulièrement les apprentis sorciers de l’intelligence artificielle rendent plausible ce calendrier. Il faut dire que la voie est toute tracée. On voit mal ce qui pourrait en effet contrarier cette échéance. Notre contre-civilisation ultralibérale est psychologiquement formatée pour accepter et même souhaiter la disparition de notre si imparfaite humanité, et son impératif libéral justement lui interdit tout simplement de questionner les (r)évolutions technologiques puisque ce serait contraire à l’un de ses dogmes qui veut que l’« on n’arrête pas le progrès ».Deux forces à l’œuvre
Dans la société ultralibérale, deux forces implacables sont ainsi à
l’œuvre qui rendent inéluctable cette fuite en avant vers la Singularité
et l’abolition de notre humanité.
D’un côté, il y a d’abord ce que
nous appellerons le néo-progressisme sociétal, qui s’emploie à
déstructurer les sociétés, à briser tous les tabous, à bouleverser en
permanence les rapports sociaux, à imposer ce relativisme moral et
culturel absolus qui désacralise tout, à commencer par la vie.
Jour après jour, on légifère ainsi à tour de bras pour satisfaire le moindre lobby, pour donner l’illusion d’une société vertueusement engagée dans la quête d’un équilibre parfait où chacun pourra, à terme, exercer son droit inaliénable à tout sur tout. Chaque groupe, puis chaque sous-groupe, puis chaque individu se voit ainsi invité à ne voir le monde qu’au travers du prisme déformant de ses intérêts particuliers. Or cette « innocente » tentative de donner satisfaction à tous les égoïsmes concurrents d’un peuple devenu alors « peuple de démons » ne sert, en réalité, qu’à alimenter une guerre de tous contre tous destinée à atomiser les individus.
Et le vivre-ensemble dans cette société-là se réduit alors au vivre
pour soi. Le Marché-Monde étant bien sûr là pour combler tous les
désirs, toutes les aspirations, c’est-à-dire pour permettre aux
individus de se remplir, de se gaver, de consommer donc. (Nous avons déjà analysé cette immense entreprise d’abolition de l’homme, notamment dans nos billets intitulés « Contre l’abolition de l’homme » justement, « Intelligentsia et servitude globalisée », « Retour sur le fiasco libéral » ou encore « La frontière, le Système et le porno »).
Une
telle société dont l’aspiration a finalement atteint un tel sommet de
pauvreté ne peut dès lors qu’être totalement perméable à l’utopie du
transhumanisme.
Et c’est là qu’interviennent les geeks hallucinés de la Silicon Valley pour nous conduire au Graal, nous donner enfin un horizon nouveau, la possibilité d’autre chose, de quelque chose de meilleur et même de merveilleux par la magie des algorithmes qui vont enfin faire de nous de vrais dieux.
La rupture d’avec le réel
La cohérence est donc totale entre cette entreprise de
déstructuration de la société humaine d’un côté, et la course effrénée
au progrès technologique de l’autre. Comme une grenouille plongée dans
un bain froid que l’on réchauffe progressivement se laissera cuire sans
broncher, l’Homme post-moderne est alors de plus en plus immergé dans de
nouvelles technologies de plus en plus invasives, qui le détachent peu à
peu du réel, du monde, des autres, de tout, sauf des pixels.
Aujourd’hui déjà, l’individu post-moderne passe en moyenne huit heures par jour le nez planté dans un écran6 (ordinateur, TV, tablette, smartphone, console, etc.). Huit heures par jour : c’est-à-dire le tiers de la vie, et même la moitié de la vie « éveillée ».
Si
l’on extrapole, cela veut dire qu’un adulte du XXIe siècle va passer
plusieurs dizaines d’années de sa vie à fixer les pixels d’un rectangle
lumineux. Un écran où tout ce qui se passe est organisé, vu, compilé,
répertorié et examiné par les algorithmes du Système bien sûr.
Premier constat : la rupture avec le monde réel, la mère Nature
notamment, est absolument totale et la rando mensuelle n’y change rien.
D’où sans doute cette indifférence à l’agonie de la paysannerie et à
celle de l’écosystème en général, hormis les postures de façade bien
sûr.
Deuxième constat : les rapports sociaux se virtualisent déjà
largement aussi, devenant peu à peu un simulacre organisé par écrans
interposés, et là encore grâce aux algorithmes du Système. Cette
hyperconnexion censée rapprocher les hommes ne fait donc en réalité que
les séparer. En ce sens les technologies de la communication sont moins
là pour favoriser les relations humaines que pour s’y substituer.
Mon robot, mon amour
Dans un futur proche, la robotique va encore permettre de franchir
une étape décisive dans l’abolition de l’homme. D’abord sous une forme
ludique en prenant en charge l’un des rapports sociaux les plus
compliqués et essentiels qui soit : la sexualité.
Il semble en effet que le sexe avec les robots soit au menu des progrès de notre contre-civilisation pour cette année déjà7, une étape logique de l’évolution de sex-toys à circuits imprimés, dont le succès commercial est déjà phénoménal.
Mais
pourra-t-on réellement amener l’homme à développer une véritable
relation amoureuse avec une machine ? Eh bien oui. La chose est d’ores
et déjà dans le pipeline comme on dit.
Des chercheurs ont démontré que les hommes sont parfaitement capables d’éprouver des sentiments pour des machines8. Avec cet avantage incroyable pour le Marché-Monde de pouvoir répondre de manière adaptée à toutes les névroses, à toutes les solitudes, à tous les désespoirs en proposant le compagnon idéal, sur mesure, flatteur, attentionné et enjoué auquel chacun devrait évidemment avoir droit (parce qu’il le vaut bien).
Et tôt ou tard, et plutôt tôt que tard au vu de l’accélération
exponentielle des progrès en matière d’algorithmes, la fameuse « Vallée
étrange » — théorie selon laquelle plus un robot ressemble à un
Homme plus ses imperfections apparaissent monstrueuses et engendrent
donc son rejet — sera comblée.
L’Homme pourra alors se passer de l’Homme et la Machine-Marché pourra enfin pourvoir à l’entier de ses besoins.
Mon robot, mon maître
C’est que le robot dont on finira par tomber amoureux n’aura rien à voir avec cette sorte de grille-pain siliconé qui constituera la première génération des robots purement sexuels de notre décennie finissante. À terme, le robot dont on tombera amoureux sera subtil, cultivé et très intelligent, beaucoup plus intelligent que nous d’ailleurs.
Là non plus, l’horizon temporel n’est plus si lointain.
Récemment
en effet, un nouveau progrès spectaculaire a sidéré les apprentis
sorciers de l’intelligence artificielle (IA) eux-mêmes.
Un robot vient en effet de remporter un tournoi de… poker.
Anodin ?
Pas vraiment en fait.
Car le poker est un jeu de menteur, de bluffeur, pas un jeu basé sur des équations mathématiques.
Noam Brown, le créateur de Libratus11, l’intelligence artificielle qui a remporté le tournoi, explique ainsi que ses concepteurs lui ont « donné les règles de base » en lui disant : « Apprends par toi-même ». Et ils ont été les premiers surpris du résultat. « Quand j’ai vu l’IA se lancer dans le bluff en face d’humains », a déclaré Noam Brown, « je me suis dit : “Mais, je ne lui ai jamais appris à faire cela !” »
« Je ne lui ai jamais appris à faire cela ! »
La phrase
devrait bien allumer quelques voyants dans le cerveau de nos chers Geeks
hallucinés ou de nos politiques, mais il n’en sera bien évidemment
rien. « L’expérience » ne connaîtra aucun frein, aucun contrôle, aucune limite.
Trop de débouchés prometteurs sans doute.
Et puis, « on n’arrête pas le progrès ».
Moi, robot
Le transhumanisme, ce sera aussi et surtout la possibilité de
l’immortalité. Car une fois absorbé par la machine, l’homme ne sera plus
biodégradable.
Toutes les disciplines qui servent cette utopie
délirante vont donc pouvoir compter sur un financement illimité,
notamment des grabataires terrorisés de l’oligarchie globalisée. Qui
veut mourir alors qu’il est milliardaire ?
Ce sera alors le grand
moment de la Singularité, ou l’algorithme sera suffisamment élaboré pour
pénétrer la chair humaine, l’esprit humain, pour venir « l’augmenter »
et faire enfin de l’Homme un Dieu.
Et à la fin nos ultralibéraux de clamer : « Quelle Merveille ! », un pied négligemment posé sur le cadavre de notre Humanité.
« Il se peut que le progrès soit le développement d’une erreur », avait dit Jean Cocteau.
[Source : entrefilets.com]
[Publication] 10/02/2017 [par le créateur anonyme du site entrefilets]
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