04 mars 2024

Etre ou non chez Lidl, le dilemme des grandes marques

Une jolie blonde filiforme, lookée façon Paris Hilton, lunettes extralarges et nombril à l’air, vide son panier à provisions avec un luxe de précautions pour ne pas casser ses faux ongles. Au menu des courses, ce jour-là, la belle a craqué pour l’Actimel de Danone, l’eau minérale Vittel, du jambon Herta et, petite gourmandise, un pot de Nutella… La scène peut sembler banale, à cela près qu’elle se déroule dans un magasin Lidl, à Saint-Ouen, dans la banlieue populaire du nord de Paris.

On croyait que le hard discounter de l’alimentaire en était resté à ses produits maison aux noms passe-partout, comme Milbona, Yogosan ou Monte Ravy. Erreur : les marques y ont désormais largement droit de cité.

Fermée, durant ses quarante années d’existence, à tous les produits siglés, réputés trop chers, la chaîne alle­mande a changé de stratégie en 2006. Objectif : attirer une clientèle plus aisée. Les con­fiseurs Mars et Ferrero ont ouvert le bal. Depuis, ils ont été rejoints par de nombreux grands noms de l’agro-alimentaire on recense près de 300 produits de marque sur les 1300 que propose en moyenne Lidl. On est encore loin du supermarché classique et de ses 10.000 références, dont 7000 de marque. Mais Jérôme Gresland, le directeur des achats de l’enseigne, a annoncé qu’il ne s’arrêterait pas là. La raison de cet engouement des industriels pour le discounter allemand ? L’argent, bien sûr. En 2008, des géants comme Danone, Sodiaal (Yoplait, Candia…) ou Unilever (Lipton, Knorr…) ont vu leurs ventes dégringoler de près de 10% en volume. Du jamais-vu ! Dans ces conditions, il semble de plus en plus difficile de bouder une enseigne qui pèse 4,8% du marché de la distribution et enregistre des taux de croissance annuels de 15%. D’autant plus que «10 à 15% des produits de certaines marques sont achetés chez Lidl», souligne Frédéric Boublil, directeur au cabinet de conseil Solving Efeso. Problème, les poids lourds de la distribution, Leclerc en tête, n’ont guère apprécié que les industriels leur fassent des infidélités.

Conditionnements atypiques. Les grandes signatures ayant décidé de franchir le Rubicon ont donc dû élaborer différents stratagèmes pour éviter de se brouiller avec des chaînes qui leur assurent, malgré tout, l’essentiel de leur revenu. Une des techniques les plus utilisées a consisté à créer des conditionnements «spécial Lidl». Ainsi, Danone vend ses Danette par packs de six et Kronenbourg ses bouteilles de bière par packs de 20 : les consommateurs ne trouvent ces quantités nulle part ail­leurs. Il devient dès lors difficile, pour eux, de comparer les prix avec ceux pratiqués dans l’hypermarché voisin. Quant au surcoût de production lié à ces conditionnements spécifiques, il est largement couvert par le volume de ventes généré, notamment pour les industriels ayant négocié des contrats au niveau européen. Autre astuce pour éviter de fâcher la grande distribution : les marques se gardent de fournir à Lidl leurs références vedettes, les plus sensibles car elles font «l’image-prix» des enseignes. Ainsi, le groupe Bel met à disposition La vache qui rit en boîtes de 12 parts, alors que ce sont celles de 24 qui se vendent le mieux. Lactalis ne propose que son camembert allégé. Quant à Pepsi, il n’a pas voulu envoyer au front sa bouteille de 1,5 litre : c’est la version 2 litres que l’on trouve dans les linéaires Lidl. Cela n’a pas suffi à calmer l’ire de Leclerc, qui a boycotté Pepsi pendant un an, en 2006. Lidl, en revanche, s’accommode fort bien de ces stratégies. «Peu lui importe, du moment qu’il peut proposer une marque phare sur chacun des segments», souligne Frédéric Boublil.

Prix alignés. De son côté, la distribution classique n’est pas dupe : tant que ces petits arrangements permettent d’éviter une concurrence frontale, elle ne s’en formalise pas trop. Mais gare à ceux qui ne jouent pas le jeu ! Il ne se passe pas une semaine, par exemple, sans que Bongrain (Cœur de Lion, Tartare, Caprice des Dieux…) ne voie un Leclerc, un Système U, voire la totalité des magasins Auchan de France, éjecter une de ses références. Pas sûr qu’aux prochaines négociations, le fromager continue de jouer les fortes têtes… Seul Nutella peut tout se permettre (le légendaire pot de 750 grammes est présent chez Lidl) : Ferrero sait bien qu’aucune enseigne ne retirera de ses rayons sa pâte à tartiner, ultraleader sur son secteur, à moins de vouloir se tirer une balle dans le pied. Le confiseur n’échappe néanmoins pas à une règle d’or : pas plus que les autres industriels, il ne se risque à accorder un meilleur prix à Lidl. La marque s’exposerait, dans le cas con­traire, à un véritable lynchage. «Etant donné les volumes que nous écoulons et la visi­bilité que nous donnons aux marques en présentant l’ensemble de leurs gammes, je ne comprendrais pas qu’elles accordent de meilleurs tarifs à Lidl, qui ne propose qu’une ou deux références», prévient Serge Papin, le PDG de Système U. L’enseigne allemande n’a d’ailleurs pas besoin de cela pour afficher les meilleurs prix. Une marge brute de 18% (contre 22% en moyenne dans la grande distribution) lui suffit pour couvrir ses frais d’exploitation, structurellement bas avec ses magasins minimalistes.

Efforts d’adaptation. L’organisation low-cost de Lidl oblige d’ailleurs les fournisseurs à s’adapter. Ainsi, tous les produits doivent être conditionnés dans des emballages en carton prédécoupés, car ils passent directement du camion au rayon. Autre spécificité : les fabricants de boissons doivent utiliser des palettes «à l’allemande», plus petites, en raison de la surface réduite (moins de 1 000 mètres carrés) des magasins Lidl. «Une seule référence, des camions remplis à ras bord, des commandes lissées sur l’année… Pour un industriel, travailler avec Lidl n’est pas moins rentable qu’avec d’autres», assure Frédéric Boublil. «Au final, on réalise un peu plus de marge avec Lidl, confirme un industriel du secteur laitier, car on lui vend un peu plus cher et nous n’avons pas à financer de coopération commerciale [animations en magasin, promotions diverses, présence sur les prospectus de l’enseigne, NDLR].»Mais cela ne suffit pas toujours à calmer la grogne des hypers et des supermarchés. Comme souvent, Leclerc a été le plus prompt à réagir. L’enseigne a commencé par passer toutes les marques présentes chez Lidl en code 4, ce qui signifie une baisse significative des commandes. Faute de résultat, elle leur a ensuite appliqué le code 9, soit un arrêt net des achats. Pour certains groupes, ne plus être présents chez le numéro 1 de la grande distribution (avec près de 17% du marché) signifie mettre une usine en chômage technique. Le déréférencement est une autre manière d’accélérer l’échec d’un produit : déjà mal en point, l’Essensis de Danone aurait été achevé à la suite de l’entrée de produits Danone chez Lidl.

Effet boomerang. Les géants français de la grande distribution ont aussi mis la pression à travers une implacable guerre des prix, intensifiée par la loi de modernisation économique de 2008, qui permet de négocier les tarifs. Dans un premier temps, les industriels de l’agroalimentaire se sont réjouis de cette concurrence accrue (pour la première fois depuis des années, le prix des produits de marque est resté stable en 2008), car elle a dopé les volumes de ventes. Mais ils ont vite déchanté. «Les enseignes nous ont expliqué qu’elles avaient perdu beaucoup d’argent, car elles avaient dû baisser leur marge pour rester compétitives, raconte un industriel. Elles ont exigé que nous les remboursions, sous prétexte que tout cela était de notre faute !» Une fois de plus, c’est Leclerc qui est allé le plus loin en institutionnalisant la pratique avec la «taxe Lidl».

Et Lidl dans tout ça ? Non seulement il a également demandé des compensations aux industriels, mais il a en plus essayé de renégocier les contrats à la baisse en rappelant aux grandes signatures qu’il pouvait les remplacer du jour au lendemain. Le hard discounter ne se gêne d’ailleurs pas pour faire jouer la concurrence, car, contrairement aux distributeurs classiques, il n’est pas obligé de proposer toutes les marques. Il procède alors à une sorte d’enchère par le bas, où le plus faible finit toujours par plonger. Le turnover des marques dans ce circuit est ainsi «exceptionnellement élevé», révèle Gaëlle Le Floch, directrice de l’unité distribution de TNS Worldpanel.

Choix de court terme. En faisant leurs calculs, certains industriels se sont en effet aperçus que leur présence chez le discounter leur coûtait plus qu’elle ne leur rapportait. Elles ont alors mis fin à leur collaboration. C’est notamment le cas des brasseurs Heineken et, plus récemment, de Kronenbourg. D’autres souhaiteraient aussi partir mais se retrouvent prisonnières des volumes qu’elles vendent chez le discounter. Selon une enquête de TNS Worldpanel, Lidl représente ainsi la première source de chiffre d’affaires pour huit grandes marques. Ferrero (Kinder, Nutella, Rocher…) et Mars, qui ont passé des contrats au niveau européen, feraient partie du lot et seraient soumises à d’intenses pressions.

Alors, y aller ou pas ? Pour beaucoup de consultants, travailler avec Lidl est un choix à court terme. «Les marques se privent de la possibilité de mettre en avant toute leur gamme, ce qui les fragilise. Lidl est donc une enseigne dangereuse sur la durée», analyse Frédéric Boublil. Quoi qu’il en soit, les industriels vont devoir sérieusement s’interroger, car Lidl, qui possède 1 400 magasins en France, compte en ouvrir 600 de plus avant dix ans. Et sa stratégie a donné des idées à la concurrence. Ainsi, l’enseigne de hard discount Netto (groupement des Mousquetaires) s’est ouverte aux marques en septembre dernier. Le grand gagnant dans l’affaire, c’est, une fois n’est pas coutume, le consommateur : après avoir payé la flambée des matières premières, il voit enfin son addition s’alléger.

Emmanuel Botta

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