Le résultat est connu : les États-Unis assurent aujourd’hui 60% de l’aide militaire à l’Ukraine, tandis que les pays membres de l’Union européenne n’atteignent que péniblement la barre des 25 %.
Pour autant, le choc n’a pas été sans effet. L’Allemagne, géant endormi depuis sa réunification, a mis en place un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour le rééquipement de la Bundeswehr et se dirige vers une dépense militaire à hauteur de 2 % du produit intérieur brut (PIB). La Pologne a quant à elle annoncé qu’elle visait un plancher à 3 % dès 2023. Quant à la Finlande et la Suède, qui doivent rejoindre cette année l’Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN), elles concèdent chacune une augmentation de 30% de leurs dépenses militaires en deux ans. La France ne fait pas exception, et la nouvelle Loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 présentée au Parlement ce printemps propose elle aussi une augmentation de plus de 100 milliards d’euros sur les sept prochaines années. Dans un contexte d’endettement à 110 % du PIB et de pression sur les dépenses publiques, cet effort n’est pas anodin et peut être salué.
Cependant, contrairement à d’autres nations européennes, la France ne s’engage pas franchement dans un retour à un modèle d’armée orienté vers le type de guerre qui se déroule aujourd’hui en Ukraine. Tout en se réclamant d’un « pivot vers la haute intensité », le projet de loi pérennise essentiellement un format hérité de l’après-guerre froide visant à conserver des capacités sur tout le spectre, au prix d’un échantillonnage des moyens conventionnels qui n’est soutenable qu’en temps de paix.
À la lecture du rapport annexé au projet de loi, il est frappant de noter le quasi-maintien à l’identique du format d’armée annoncé il y a cinq ans dans « l’ambition 2030 ». Ce constat tranche avec un discours politique faisant de l’Ukraine un « tournant historique », appelant à adopter une « économie de guerre » et annonçant une « transformation » majeure des armées françaises.
Évoquons tout d’abord le niveau d’ambition opérationnelle. En 1994, le politique exigeait des armées françaises qu’elles puissent fournir, dans leur hypothèse maximale d’engagement, un corps d’armées à 50 000 soldats. Cette ambition était passée à 30 000 soldats (deux divisions) en 2008, puis à une division à 15 000 en 2013, avec une quarantaine d’avions de combat et un groupe aéronaval complet (porte-avions, frégates, sous-marins nucléaires d’attaque) pour ce qui est des autres composantes. Ce « contrat opérationnel » est sensiblement le même aujourd’hui, alors que l’environnement stratégique s’est dégradé et que l’ambition du New Force Model, adopté il y a un an par les pays de l’OTAN au sommet de Madrid, a été littéralement décuplé.
Difficilement soutenable dans les années passées du fait d’un financement au strict minimum, ce modèle « médian » devrait toutefois être pérennisé par le projet de LPM qui lui redonnera une certaine épaisseur : entraînement, maintenance, munitions devraient ainsi être revus à la hausse. Ces efforts étaient nécessaires et permettront une réactivité rare en Europe ainsi qu’une cohérence et donc une crédibilité opérationnelle sur les pans couverts – soit essentiellement de la gestion de crise et des conflits locaux. Ils devraient toutefois consommer une large part de ce qui n’aura pas été absorbé par l’inflation (jusqu’à 30 milliards d’euros) et le renouvellement des grands programmes (passage au « tout Rafale », porte-avions de nouvelle génération, modernisation des deux composantes nucléaires, etc.).
Au vu de l’augmentation du coût des matériels, la croissance du budget dans des proportions raisonnables ne permet au mieux qu’une préservation du format. Il n’y aura donc pas un blindé, pas un avion, pas une frégate en plus pour les armées. Ce format inchangé voit même le rythme de la modernisation être légèrement ralenti avec le glissement d’un certain nombre de cibles de 2030 à 2035. Cet étalement démontre la continuité avec une trajectoire historique de financement de la modernisation des forces par la réduction des formats, également connue par les économistes de la défense sous le nom de « Loi d’Augustine ».
Cette logique est à l’opposé de celle « d’économie de guerre » qui exigerait de la part des industriels de produire plus, plus vite et moins cher. Cette gageure ne pourrait être atteinte, sans explosion des dépenses, qu’à la triple condition de réduire les performances des équipements, de renoncer à certains pans de souveraineté technologiques et d’augmenter significativement les commandes, trois pistes aujourd’hui exclues par les décideurs français.
Une stratégie de club au risque de l'isolement
La majorité des Européens privilégient aujourd’hui les développements capacitaires de forces calibrées sur le combat de haute intensité, tels qu’envisagés par l’OTAN, et donc le retour à une certaine masse dans les équipements classiques. La France privilégie quant à elle une logique de « capacités différenciantes », à très haute valeur ajoutée, et ce même si nos moyens financiers ne nous permettent d’en disposer qu’en petit nombre – réduisant d’autant leur perspective d’engagement opérationnel dans un contexte de haute intensité.
C’est finalement une stratégie de « club » qui prévaut, avec comme objectif d’intégrer un maximum de communautés capacitaires très sélectives : club des puissances nucléaires bien sûr, club des marines opérant un porte-avions, club des puissances cyber, spatiales, des forces spéciales, etc. Cette approche résonne fort avec un certain héritage gaullien tendant à faire résider l’indépendance, ou à tout le moins l’autonomie stratégique, dans la possession d’une capacité rare et devant déboucher sur une forme de directoire dans un champ donné. C’est le traumatisme de l’absence de Yalta que la France avait voulu effacer avec le statut de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies, celui de Suez avec l’accès à l’arme atomique, et depuis lors la raison d’un grand nombre d’investissements dans des capacités de prestige, rares et chères.
Pour la France, puissance moyenne aux ressources limitées, cette quête d’une qualité absolue repose sur l’espoir d’un effet nivelant de ces capacités – « le pouvoir égalisateur de l’atome » vanté à l’époque par les stratèges gaulliens de la dissuasion –, qui tendrait ainsi à lisser l’approche quantitative. Un tel nivellement se fonde largement sur l’hypothèse du succès de la dissuasion et prévaut dans le cadre d’un « non-emploi » : il ne s’agit pas tant avec ces moyens de faire la guerre – surtout pas la guerre majeure qui consomme les quantités autant que les qualités, comme on le voit en Ukraine – que de peser sur l’ordre international.
De plus, chacun de ces clubs représente un domaine perçu comme suffisamment important pour que l’on refuse d'y consentir des dépendances – industrielles ou opérationnelles –, ou en tout cas que l’on cherche à les circonscrire au maximum. Cela se traduit par des savoir-faire uniques, mais peu exportables et qui se payent bien sûr sur le plan financier.
Cette logique de club a aussi un prix politique : celui d’une exceptionnalité française qu’il faut prendre garde à ne pas laisser virer à l’isolement. Alors que la France poursuit sa quête d’autonomie stratégique – nationale si possible, européenne seulement quand les ressources ne permettent pas d’autre voie –, notamment vis-à-vis des États-Unis, l’écrasante majorité des Européens font quant à eux le pari de la complémentarité transatlantique. En Allemagne, comme en Italie ou en Pologne, on se refuse à dupliquer les capacités « habilitantes » (dissuasion, renseignement, systèmes de commandement et communication, logistique de théâtre) que les Américains fourniraient en cas de conflit majeur.
Prenant acte du « pivot » américain vers l’Asie, annoncé dès 2011 et faisant l’objet d’un consensus bipartisan aux États-Unis, la France appelle pour sa part les Européens à partager son ambition d’autonomie stratégique au cas où, un jour, l’Amérique – engagée par exemple dans un conflit majeur à l’autre bout du Pacifique – ne voudrait ou ne pourrait offrir toute son aide de ce côté-ci de l’Atlantique. Les Européens, tout en craignant ce moment, préfèrent structurer leur politique de défense sur les interdépendances transatlantiques de manière à prévenir une telle situation plutôt qu’à y faire face.
Les options pour la France ne sont pas simples et la tâche de l’exécutif est lourde de conséquences. Deux voies se dégagent néanmoins : soit la poursuite d’une stratégie de club qui, malgré des ressources supplémentaires, ne pourra que retarder le décrochage conventionnel, ou bien l’acceptation d’une part grandissante de dépendances – y compris transatlantiques – dans ces domaines avec un réinvestissement des capacités classiques qui remettrait la France sur la voie européenne.
Comme tout choix stratégique, le maintien de notre modèle d’armée est un pari sur l’avenir. Il pourrait s’avérer payant si prévaut une certaine stabilité stratégique : si la dissuasion parvient non seulement à garantir nos intérêts vitaux mais aussi ceux de notre environnement immédiat et que persiste une logique de temps de paix. Même dans ce cas cependant, il n’empêchera pas le risque d’une divergence des trajectoires avec les Européens.
En cas d’évolution vers une configuration plus conflictuelle en revanche – contournement de la dissuasion par la Russie sur le « flanc Est » de l’Europe, sollicitations françaises dans des conflits régionaux majeurs de haute intensité impliquant directement ou par procuration une grande puissance –, alors le modèle se trouvera confronté à ses limites échantillonnaires et sans doute à un retard difficilement rattrapable.
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