C'est
au moment où l'Italie entre en guerre aux côtés des Alliés, lors du
premier conflit mondial, que le jeune Julius Evola (il est né à Rome en
1898) commence à manifester son activité créatrice. A cette époque de sa
vie, il se veut peintre et poète bien que sa famille lui conseille de
faire des études d'ingénieur. En 1917 il est sur le front et restera à
jamais marqué par le spectacle horrible des combats très meurtriers
auxquels il participera en tant qu'artilleur. Dans l'immédiat
après-guerre, alors qu'il n'est âgé que de vingt ans, il donne à ses
tableaux et à ses poèmes un tour résolument «moderne». En fait, c'est
vers la contestation intellectuelle la plus extrême qu'il se sent poussé
puisqu'il adhère bientôt au dadaïsme de Tristan Tzara, dont il devient
le représentant italien avec quelques autres.
De
1919 à 1922 il participe à plusieurs expositions, anime des groupes de
recherche artistique et publie un essai sur «l'Art abstrait» (Rome,
1920). La même année, un poème à quatre voix, La parole obscure du paysage intérieur,
paraît à Zurich, et l'on pouvait penser alors que le jeune homme ne
serait jamais qu'un artiste, quelque peu décadent, comme il y en avait
tant à cette époque. En réalité sa vie devait bientôt prendre une
direction toute différente puisque dès 1923, il annonce sa résolution de
renoncer à toute activité artistique. Depuis longtemps, en effet, il
s'intéresse à la philosophie et à l'occultisme, lisant, un peu au
hasard, une grande quantité d'ouvrages surtout allemands et français. Il
reconnaîtra plus tard sa dette envers les théosophes et Rudolf Steiner,
ainsi que la découverte passionnée qu'il fait de l'idéalisme allemand
de la fin du XIXème siècle. Otto Weininger et Giovanni Papini retiennent
également son attention, mais c'est Nietzsche qui le marque,
définitivement.
A
25 ans, il sent que ses années d'apprentissage sont terminées et il
commence à élaborer son œuvre personnelle. C'est le temps des Essais sur l'idéalisme magique
(Rome, 1925) et des ouvrages sur l'homme comme puissance, l'individu et
le devenir du monde, etc. Il fonde un cercle de recherches ésotériques
(le «groupe d'Ur», plus tard «Krur») qui disparaîtra peu après (1929).
Pendant les quarante-cinq années qui lui resteront à vivre, Evola
préférera, en effet, garder son indépendance, malgré quelques tentatives
d'action politique ; il gardera pourtant toujours la nostalgie d'une
organisation, plus ou moins secrète, où ses doctrines traditionnelles
auraient été enseignées. Mais il ne semble pas qu'il soit jamais parvenu
à animer un Ordre quelconque, comme le montre sa correspondance avec
René Guénon au lendemain de la seconde guerre mondiale.
Sa
première œuvre vraiment originale paraît en 1928 : c'est un essai sur
l'impérialisme païen où il oppose l'idéologie de l'Empire romain à celle
du christianisme. Le livre aurait dû plaire à Mussolini qui s'efforçait
de se présenter comme l'héritier de César ; mais les milieux
concordataires qui avaient alors le vent en poupe ne pouvaient accepter
les accents nietzschéens de l'ouvrage. Ainsi se manifeste pour la
première fois l'équivoque qui marquera l’œuvre d'Evola tout au long de
son développement : bien que sympathisant du régime fasciste et reconnu
pour tel, Evola restera toujours un marginal dans l'Italie de
l'entre-deux-guerres. Lorsque, par exemple, il tente de fonder une revue
(La Torre), celle-ci ne survit pas au-delà du dixième numéro ;
et ses articles dans le journal doctrinal du régime ne concernent que
«les problèmes de l'esprit» (Diorama filosofico 1934-1943).
En réalité, Impérialisme païen
constituait l'aboutissement de l'évolution intellectuelle du jeune
Evola. Son passage par le dadaïsme était déjà une révolte contre la
culture cléricale qui sévissait alors en Italie et son ralliement aux
théories de Nietzsche et de Schopenhauer (L'homme en tant que puissance,
1925 ; Théorie de l'individualisme absolu, 1927) dut à la fois lui
apparaître comme le prolongement de son action poétique et la
préparation d'une œuvre politique à laquelle il ne cessa de penser sa
vie durant, mais qui resta très modeste en raison des circonstances.
L'atroce blessure qu'il reçut à Vienne en 1945 (il en resta paralysé des
membres inférieurs pour les trente années qu'il avait encore à vivre)
fut probablement ressentie par lui comme un signe d'échec : dans Les hommes au milieu des ruines
(1953), on perçoit l'écho de son amertume face à un monde qui prenait
un chemin contraire à celui dont il avait rêvé. Il ne s'agit cependant
pas de désespoir au sens plein du terme, dans la mesure où, pour lui,
c'est la régression et non le progrès qui est conforme aux lois
naturelles. Evola, en effet, semblable en cela à René Guénon, avec
lequel il entretint des relations amicales, croit à la théorie
traditionnelle du dépérissement continu de l'univers. Là où la science
moderne incline à voir une évolution, il décèle au contraire une
involution permanente qui conduit, selon le vocabulaire d'Hésiode, de l'âge d'or (primordial) à l'âge de fer (dans lequel nous vivons) ou, pour parler comme les Indiens auxquels Evola se réfère aussi, au Kali-Yuga (âge
démoniaque), le pire de tous, celui qui s'achèvera inéluctablement par
un retour au chaos originel. Il est donc normal que les valeurs
traditionnelles dépérissent à notre époque et l'on comprend dès lors
pourquoi le pessimisme d'Evola ne pouvait être accepté par l’État
mussolinien qui se prétendait «dynamique» et «tourné vers l'avenir».
Déjà en 1934 il s'était insurgé contre le monde où il vivait (Révolte contre le monde moderne), mais c'était alors en mettant l'accent sur l'oubli de la spiritualité. Ce faisant, Evola, comme Guénon en France (La crise du monde moderne),
illustrait la doctrine de l'involution universelle en tentant de
démontrer que l'Occident avait perdu jusqu'au sens de la spiritualité
vraie puisque le prétendu spiritualisme contemporain n'était à ses yeux
qu'une parodie (Masques et visages du spiritualisme contemporain,
1932 ; voir, à la même époque, les ouvrages de Guénon contre la
théosophie et le spiritisme). L'un et l'autre avaient cependant la
conviction que subsistait en Occident un sens de la métaphysique
traditionnelle dans certaines sociétés secrètes (qu'ils ne nommaient
pas) et que le rituel et les doctrines de telle ou telle institution en
attestaient la survivance, souvent à l'insu de leurs fidèles.
Cette position conduisit Evola à s'intéresser toujours davantage à l'ésotérisme occidental (La tradition hermétique, 1931 ; Le mystère du Graal, 1937) ainsi qu'aux traditions orientales, notamment hindoues (Le yoga tantrique, 1949) et bouddhiques (La doctrine de l'éveil,
1943). Mais cet intérêt porte également la marque de l'originalité de
la pensée évolienne par rapport à celle de son homologue français.
Intuitivement, l'Italien sent que la souveraineté idéale doit avoir deux
visages : celui d'un prêtre-juriste et celui d'un guerrier. Non pas par
la juxtaposition de deux personnages autonomes (symbolisant, si l'on
veut, le législatif et l'exécutif), ni par la subordination hiérarchique
du second au premier (l'autorité spirituelle imposant ses vues au
pouvoir temporel), mais bien par l'union intrinsèque de ces deux aspects
dans la personne d'un chef unique, le souverain-sacrificateur, dont, à
ses yeux, les empereurs de l'Antiquité furent l'incarnation. Pourtant
l'histoire montre à l'évidence que l'apparition d'un tel type
d'institution est extrêmement rare : le plus souvent les deux pouvoirs
sont séparés, opposés, en conflit permanent. Et la tradition indienne en
porte, elle aussi; témoignage, puisque les deux premières fonctions
(celle du sacerdoce et celle de l'Empire : castes des brahmanes et des kshatriyas) y sont nettement distinctes et que les plus anciens textes sanskrits sont déjà fortement «brahmanisés».
Et
c'est dans cette littérature cléricale qu'Evola sait retrouver les
idées qui lui sont chères : le tantrisme et, en un certain sens, le
bouddhisme représentent en effet les deux seules écoles où les valeurs
de règne, de puissance et de gloire sont mises en avant. Dans l'un et
l'autre cas, il est enseigné que l'individu doit se rendre maître de
lui-même afin de pouvoir, s'il le désire, influer sur les êtres et les
choses. Et, puisque l'acquisition de ces pouvoirs s'accompagne
nécessairement de l'approfondissement des connaissances métaphysiques et
religieuses transmises par les maîtres, on peut dire que l'homme
tantrique et le sage bouddhique sont en quelque sorte l'image de ce
souverain-sacrificateur idéal dont les sociétés modernes ne veulent
plus.
On
voit qu'une telle lecture des textes indiens ramène à ce que l'Occident
appelle la magie, et pour Evola (comme pour Guénon) ce ne peut être
hasard : ces divers courants de pensée ne sont que l'expression
multiforme, contingente, d'une «tradition primordiale», unique par
définition et «hyperboréenne» d'origine.
Il
est donc légitime, dans une telle perspective, de traiter d'un thème
quelconque en analysant le symbolisme, le rituel, les pratiques, les
mentalités d'univers culturels aussi distants (dans l'espace et dans le
temps) que l'hermétisme, le cycle arturien ou le tantrisme. Dans la
mesure, explique Evola, où ces mouvements acceptent les bases
métaphysiques vraies, ils ne peuvent qu'être en harmonie parfaite et se
compléter l'un l'autre, même si les circonstances les ont conduits à
insister sur tel aspect plutôt que sur tel autre. Comme exemple de cette
méthode d'analyse on peut citer La métaphysique du sexe (1958),
ouvrage que l'on tient volontiers pour le chef-d’œuvre d'Evola. Il
s'efforce dans cet essai de présenter l'amour comme la «norme absolue»
dans le domaine des relations humaines. Mais une telle norme n'est vécue
que lorsque les amants reconnaissent dans l'eros l'expression terrestre de l'union cosmique des principes mâle et femelle. Le yin et le yang des Chinois, le purusha («esprit» = mâle) et la prakriti
(«nature» = femelle) des Indiens, le sec et l'humide des alchimistes,
etc., sont présents à l'intérieur de chaque individu en même temps
qu'ils s'incarnent dans le genre humain sous les formes complémentaires
des sexes masculin et féminin.
Les
amants, lorsqu'ils s'unissent, réalisent donc, à leur manière, l'union
du Ciel et de la Terre, grâce à quoi notre univers subsiste. De plus,
grâce à une «intériorisation» toujours plus grande de l'instinct sexuel,
les partenaires conquièrent progressivement la maîtrise de ces forces
apparemment contraires mais en réalité solidaires. Au bout de ce progrès
difficile est l'harmonie intérieure, source de puissance infinie. On
devine que c'est cet aspect de la «métaphysique du sexe» qui a séduit
Evola : son livre est construit autour de cette idée centrale et les
éléments qu'il contient concourent tous à la mise en évidence de l'unité
nécessaire à réaliser en soi, afin que l'individu puisse devenir
«maître de lui comme de l'univers» selon l'expression cornélienne. C'est
à nouveau l'occasion pour Evola de se référer à la «tradition gibeline»
(et aux «fidèles d'Amour» de Dante) par opposition au christianisme,
qu'il tient pour un facteur de désordre social : la famille cellulaire,
le libre choix des conjoints, l'ignorance de la métaphysique sexuelle
lui paraissent comme des signes supplémentaires de cette involution
universelle dont il souhaite que l'homme occidental prenne conscience.
Il
est certain, à ce propos, qu'Evola a cru qu'un redressement (au moins
provisoire) était possible avant la venue de la «fin des temps» et qu'il
a pensé que l'action politique la plus concrète pouvait être un facteur
du redressement en question. Mais on sait ce qu'il en est advenu, et il
est évident qu'Evola ne restera que par son œuvre doctrinale (surtout
dans le domaine de l'ésotérisme et de l'histoire des religions). Il y a
pourtant là un paradoxe dont on doit espérer qu'il ne sera pas
préjudiciable à l'intérêt que devrait susciter une œuvre profondément
originale.
Jean Varenne
PDF gratuit :
Julius Evola
Depuis
des siècles déjà, tout d’abord de façon insensible, puis avec le
mouvement d’une avalanche, de multiples processus ont détruit, en
Occident, tout ordre normal et légitime des hommes, ont faussé les
conceptions les plus hautes de la vie, de l’action, de la connaissance
et du combat. Et le mouvement de cette chute, sa vitesse, son côté
vertigineux, a été appelé « progrès ». Et des hymnes au « progrès »
furent entonnés, et l’on eut l’illusion que cette civilisation –
civilisation de matière et de machines – était la civilisation par
excellence, celle à laquelle toute l’histoire du monde était
pré-ordonnée : jusqu’à ce que les conséquences ultimes de tout ce
processus fussent telles qu’elles provoquèrent, chez certains, un
réveil.
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