Aujourd’hui, le libéralisme, dans l’opinion publique, est systématiquement cantonné aux questions économiques. On semble oublier l’apport des auteurs libéraux à la réflexion sur le pouvoir, la violence, les relations internationales. Le 40eanniversaire de la mort de Raymond Aron (octobre 1983) a été à peine évoqué, lui qui fut un sociologue et un penseur des relations internationales. Jacques Bainville, connu pour ses chroniques diplomatiques dans L’Action française était aussi auteur de chroniques économiques, dans l’AF et Le Capital, dans lesquelles il cite Frédéric Bastiat, fustige « l’État-dieu » et la fiscalité excessive.
François Guizot et Alexis de Tocqueville furent ministres des Affaires étrangères, Frédéric Passy reçut le prix Nobel de la Paix (1901). L’école française d’économie politique a donc produit une véritable réflexion sur la guerre et la paix et sur l’ordre des nations. Si chaque auteur a sa sensibilité et ses thèmes d’intérêts, des thèmes récurrents reviennent dans leur pensée et leur action, qui permettent de dégager des lignes de force générale.Aux origines de la violence
La première idée est la reconnaissance de l’existence de la nature humaine. Il y a une nature qui transcende l’homme, qui donne les droits naturels (le jus naturalisme) d’où doit découler le droit positif. La violence, qui donne la guerre sous toutes ses formes, découle de la nature humaine. Le péché originel a fait entrer le mal dans le monde, il est propre à la nature de l’homme et ne pourra jamais être effacé. Donc la loi doit réguler, limiter, sanctionner les effets de la violence, mais nullement chercher à l’éradiquer puisque cela est impossible. C’est la grande différence avec les penseurs constructivistes, qui estiment eux que la guerre est le résultat du dérèglement de l’ordre des nations. Il faut donc bâtir un ordre supranational, qui pourra ainsi éviter les guerres. Certains libéraux, comme Frédéric Passy, ont cru possible la mise en place d’une paix perpétuelle. D’autres estiment qu’il est possible de tendre vers le plus de paix possible, mais que celle-ci ne pourra jamais être éradiquée.
Puisque la guerre existe comme fait naturel, il faut faire avec et donc s’y préparer. Comprendre qui est l’ennemi, comprendre ses ressorts et ses motivations est la meilleure façon d’anticiper une attaque et d’y répondre. D’où les investissements nécessaires dans la police et dans l’armée. La sécurité est ainsi présentée comme un droit naturel, un « droit négatif », non pas au sens où ce droit serait mauvais, mais dans le sens où ce droit doit aller de soi. Ce qui est résumé dans la phrase de Frédéric Bastiat : « Pour une nation, la Sécurité est le plus grand des biens. Si, pour l’acquérir, il faut mettre sur pied cent mille hommes et dépenser cent millions, je n’ai rien à dire. »
L’établissement de la sécurité passe aussi par l’éducation. Puisque l’homme a en lui, de façon naturelle, une violence et une capacité de nuisance, il faut l’éduquer, le civiliser, transformer sa jungle en jardin. Sans éducation et sans instruction, il ne peut y avoir de société civilisée et développée. D’où les lois Guizot et Falloux en faveur de la liberté scolaire et du développement des écoles.
Contre le colonialisme
La constante des auteurs libéraux est leur opposition au colonialisme. Que ce soit François Guizot et Louis-Philippe, qui défendent la position des points d’appui plutôt que le contrôle territorial, Bastiat et Tocqueville, très réticents à la colonisation de l’Algérie, Raymond Aron, qui fut un partisan particulier des indépendances. Pour eux, la colonisation relève du constructivisme politique. L’idée qu’un peuple fort doit imposer ses modes de vie, sa philosophie, sa conception du monde à des peuples estimés « en retard » leur est insupportable. Chaque peuple, chaque culture a son génie et nul ne doit chercher à faire de l’autre un autre soi-même. Une idée résumée dans la formule du maréchal Lyautey : « Les Africains ne sont pas inférieurs, ils sont autres ». Ce qui tranche avec les discours des républicains colonisateurs, Hugo, Ferry, Blum, qui tous vantent la nécessité pour les « races supérieures », de civiliser les « races inférieures ».
Cela se retrouve dans les guerres d’aujourd’hui et dans l’interventionnisme messianique pour imposer, par les armes et les bombes, la démocratie. On en constate les effets en Irak, en Afghanistan, en Syrie. L’idée que l’on puisse modeler les sociétés et les peuples pour qu’ils répondent à notre image est source de guerres et de conflits. Il en va de même aujourd’hui avec l’arme du développement, ces milliards versés en Afrique, sans contrôle réel, dont beaucoup finissent détournés dans les poches des hommes du pouvoir. René Dumont dans les années 1970, Peter Bauer dans les années 1980, avaient déjà démontré les mirages du développement et les gâchis humains et financiers qu’engendrent cette aide qui n’en est pas une. Quarante ans plus tard, leurs analyses sont toujours justes et vérifiées.
Naïveté libérale ?
Si les auteurs libéraux sont réalistes quand il s’agit de parler de l’origine de la guerre et des dangers de l’interventionnisme, ne sont-ils pas naïfs quand ils pensent que le commerce peut être un facteur de paix ? N’ont-ils pas minoré la réalité de la guerre économique, de la guerre cognitive et de la guerre d’influence ? C’est un reproche légitime qui peut leur être fait. On se gausse beaucoup de l’idée selon laquelle le commerce éviterait les guerres. Force est pourtant de reconnaitre que cela est vrai. Le commerce ne supprime pas les guerres entre les États, mais il les rend de moins en moins probables et de plus en plus couteuses. Le commerce est une façon non violente d’acquérir un bien, en cela il remplace la guerre de rapine. Plus les pays ont des échanges commerciaux entre eux, moins la guerre est probable. La France et l’Angleterre ne se sont plus fait la guerre depuis 1815.
Il y a certes eu les deux guerres mondiales en Europe, mais elles furent provoquées par des idéologies qui avaient placé la guerre au centre de la pensée et pour qui elle était une condition de survie. Aron fut l’un des premiers à comprendre les dangers du nazisme quand Sartre, pourtant présent en Allemagne en 1933-1934, n’a rien compris à ce qui se passait.
Les auteurs libéraux ont compris aussi la violence que la démocratie pouvait engendrer et la façon dont la personne humaine pouvait être effacée. Idée que l’on retrouve chez Tocqueville, Hayek et don Luigi Sturzo en Italie, l’un des premiers et ardents opposants au fascisme. S’il manque aujourd’hui une réflexion plus approfondie sur la guerre et ses drames, c’est justement parce que les libéraux se sont trop concentrés, parfois de façon exclusive, sur les sujets macroéconomiques, oubliant les autres aspects de la vie sociale de l’homme. Un vide à combler, en revenant aux sources de la pensée libérale.
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