Peinture du Vésuve en éruption par William Turner, circa 1817 - source : Google Art Institute-WikiCommons
L’éruption d’un volcan à Tambora, en actuelle Indonésie, a provoqué au début du XIXe siècle un dérèglement climatique inédit à l’échelle de la planète. Celui-ci s’étala sur trois ans – et causa pauvreté, maladies et famines.
Au lendemain des guerres napoléoniennes, l’Europe, l’Asie et l’Amérique du Nord durent affronter des températures extrêmes et un temps particulièrement déconcertant. Des études menées 150 ans après l’événement ont imputé ce désordre climatique à la simple éruption d’un volcan indonésien, situé à des milliers de kilomètres des épidémies de choléra et des récoltes misérables qu’il avait provoquées.
L’historien de l’environnement Gillen D’Arcy Wood, professeur à l’université de l’Illinois, revient dans son livre « L’Année sans été - Tambora 1816, le volcan qui a changé l’histoire » sur les événements ayant entouré cette subite et incompréhensible crise du climat.
Nous publions ci-dessous l’introduction de l’ouvrage, avec l’aimable autorisation des éditions La Découverte.
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Avec le traité de Paris de décembre 1783, la guerre d’Indépendance entre l’Amérique et la Grande-Bretagne prit fin. Pourtant, des problèmes de logistique politique et un mauvais temps persistant repoussèrent de plusieurs mois sa ratification officielle. Les tempêtes et le gel ralentissaient les échanges transatlantiques entre les deux gouvernements et la réunion de l’assemblée des délégués au Congrès dans la capitale improvisée des États-Unis, Annapolis (Maryland), enneigée, ne put se tenir dans les délais prévus.
Enfin, le 13 mai 1784, après d’âpres négociations, Benjamin Franklin put envoyer au Congrès le traité signé par le roi George en personne.
Tout en se démenant pour mettre d’accord les parties en guerre, l’infatigable et talentueux Franklin trouva le temps de réfléchir aux désordres climatiques des années 1783-1784 qui avaient tellement compliqué les choses. « Il semble qu’il y ait une région haute dans les airs, au-dessus de tous les pays, où c’est toujours l’hiver », écrivit-il. Ce « brouillard universel » et froid qui était descendu de l’atmosphère pour recouvrir toute l’Europe n’était-il pas le résultat d’une activité volcanique et, tout particulièrement, d’une éruption survenue dans l’Islande voisine ?
Les « Conjectures et imaginations météorologiques », griffonnées par Franklin au cours d’un drame diplomatique aux enjeux considérables, se résument à quelques pages où sont jetées des pensées décousues. Mais, comme il s’agit de la première spéculation jamais publiée établissant un lien entre le volcanisme et une météo extrême, cet article reste une contribution scientifique célèbre. Sans attendre, Franklin l’envoya à Manchester, où il était membre honoraire de la société de philosophie locale. Le 22 décembre 1784, le président de la société se leva pour prendre la parole au nom de Franklin. Il était certainement un peu gêné par la brièveté du texte, mais n’avait pas d’autres choix que de lire les « conjectures » du célèbre nouveau membre devant l’assemblée. C’est là, dans une salle glaciale de Manchester, que la théorie établissant un lien entre éruptions volcaniques et chaos climatique fut pour la première fois présentée en public.
Nul n’y crut un seul instant. Alors que la salle se vidait, l’idée de Franklin rejoignait toutes ces vérités tombées dans l’oubli pour avoir été formulées trop tôt. Mais il avait évidemment raison. L’éruption, en juin 1783, du Laki, un volcan islandais, provoqua un refroidissement brutal, des récoltes catastrophiques et, l’année suivante, la misère en Europe ; il fut aussi à l’origine de la formation de glaces menaçant la navigation transatlantique. Malgré cela, le Laki n’eut pas de conséquences globales. La latitude est un facteur essentiel du lien entre une éruption volcanique et le climat. Le Laki étant situé très au nord, les éjectas ne gagnèrent pas les courants transhémisphériques du système climatique planétaire, et leur impact météorologique se limita à l’Atlantique nord et à l’Europe.
Il y a deux siècles, personne – pas même Benjamin Franklin – n’avait pris la mesure du possible impact des émissions volcaniques tropicales à l’échelle mondiale là où, vingt ans après le Laki, la plus grande éruption du millénaire eut lieu. Quand, en avril 1815, le mont Tambora – situé sur l’île de Sumbawa dans les Indes orientales – explosa avec une force apocalyptique, personne ne fit le lien entre cet événement géologique exceptionnel, à peine commenté, et la cascade de désastres météorologiques mondiaux des trois années suivantes.
Pendant des semaines, le nuage de cendres stratosphérique encercla la planète au niveau de l’équateur, avant de se déplacer lentement, affectant le système climatique mondial sous toutes les latitudes. En septembre 1815, cinq mois après l’éruption, Thomas Forster, un passionné de météorologie, observa d’étranges et spectaculaires couchers de soleil au-dessus de Tunbridge Wells, près de Londres. « Journée claire sans pluie », écrit-il dans son journal météo – mais « au coucher du soleil une teinte rougeâtre rayée de croisements rouges et bleus ». À travers toute l’Europe, des artistes furent sensibles à ce changement atmosphérique.
William Turner peignit des ciels d’un rouge éclatant dont l’abstraction coloriste semble annoncer l’art à venir. Pendant ce temps-là, depuis son atelier du port de Greifswald, en Allemagne, Caspar David Friedrich peignait un ciel d’une densité chromatique – comme l’a montré une étude scientifique – correspondant à la « profondeur de l’aérosol optique » de la gigantesque éruption volcanique survenue la même année.
Forster, Turner et Friedrich – qui observaient le ciel avec passion – remarquèrent la trace de changements atmosphériques majeurs dans l’Atlantique nord. Mais ni le ciel londonien « en feu » de Forster de septembre 1815, ni les presque trois années de refroidissement mondial catastrophique qui s’ensuivirent ne pouvaient laisser imaginer qu’une éruption volcanique lointaine en était la cause.
Il fallut attendre la Guerre froide – et la mise au point d’instruments météorologiques destinés à mesurer les retombées nucléaires – pour que les scientifiques commencent à étudier les aérosols d’origine volcanique présents dans l’atmosphère. Ils purent montrer que le voile de poussière masquant le soleil provoqué par la grande éruption avait pu se maintenir au-dessus de la Terre pendant près de trois ans. Deux siècles après les premières spéculations balbutiantes de Benjamin Franklin, on pouvait prouver l’existence d’un lien géophysique entre volcanisme et climat.
J’ai une bonne raison d’insister sur ce point. Ce livre tente de relever un incroyable et formidable défi : reconstituer les événements cataclysmiques mondiaux dont les témoins historiques ignoraient les causes. Depuis, les générations successives d’historiens n’ont pas fait beaucoup mieux. La catastrophe climatique liée au Tambora, qui succédait tout juste aux dévastations causées par les guerres napoléoniennes, est restée dans l’ombre de ce conflit qui a marqué son époque. Invisible et impensable, le Tambora a été le bombardier furtif des débuts du XIXe siècle. Que ce soient les victimes du choléra prises de nausées à Calcutta, les enfants faméliques des paysans du Yunnan ou dans le comté de Tyrone, les explorateurs cherchant avec succès le passage du Nord-Ouest dans l’océan Arctique ou les spéculateurs terriens ruinés de Baltimore, aucun habitant au monde n’était conscient du rôle qu’allait jouer un volcan sur leur avenir.
Mais il a été tout aussi stimulant pour moi, historien de l’environnement, de saisir le lien physiquement distendu entre une cause et ses effets, en mesurant l’impact du Tambora sur les biens communs mondiaux du XIXe siècle. La catastrophe volcanique parcourut de longues distances, relayée par d’obscurs acteurs. Mais ce n’est qu’en reconstituant ces « téléconnexions » – pour reprendre une formule utilisée aujourd’hui par les sciences de l’écologie et du climat – que nous pourrons sortir la tragédie mondiale du Tambora de deux siècles d’oubli. […]
Au cours des trois années qui suivirent l’éruption du Tambora, un peu partout dans le monde, vivre c’était souffrir de la faim. En Nouvelle-Angleterre, on baptisa 1816 l’« année sans été » ou l’« année-1800-où-il-a-gelé-à-en-mourir » (« Eighteen-Hundred-and-Froze-to-Death »). Pour les Allemands, 1817 a été l’« année du mendiant ». Partout sur la planète, les récoltes ont été réduites à néant à cause du gel, de la sécheresse ou noyées sous des pluies diluviennes. Aux États-Unis, dans le Vermont, les villageois ont survécu en se nourrissant de porc-épic et d’orties bouillies, pendant que les paysans du Yunnan, en Chine, en étaient réduits à sucer de l’argile blanche. Pendant l’été, des touristes voyageant en France prirent la masse des mendiants encombrant les routes pour des armées en déroute.
Dans une villa sur les rives du lac Léman, près de Genève, un de ces groupes de touristes anglais passa ces froides journées, catastrophiques pour les récoltes, à se raconter des histoires de fantômes. La petite coterie littéraire de Mary Shelley – qui comprend les poètes Percy Shelley et lord Byron – et Frankenstein, son roman tumultueux qui porte les stigmates de l’été 1816, nous serviront à l’occasion de guides pour passer en revue les paysages marqués par la souffrance du monde des années 1815-1818. Un historien de la littérature a fait remarquer qu’« il n’y a jamais eu un groupe de personnes aussi bien informées » que le cercle formé par les amis et les amoureux de Mary Shelley. Leurs impressions sur la fin des années 1810, qu’ils ont couchées sur le papier, nous ramèneront encore et toujours au Tambora.
Au début du XIXe siècle, la grande majorité de la population mondiale était soumise (contrairement au Dr Frankenstein) aux aléas de la nature : la plupart des humains dépendaient d’une agriculture de subsistance et vivaient de manière précaire entre deux récoltes. De l’Irlande à l’Indonésie, quand les récoltes mondiales furent défaillantes en 1816, mais aussi l’année suivante, des légions de paysans affamés, transformés en mendiants faisant l’aumône ou vendant leurs enfants en échange de nourriture, quittèrent les campagnes pour les villes. Alors que le pain et le riz, aliments de base, voyaient leur prix s’envoler sans répit, les maladies qui accompagnent les famines, comme le choléra et le typhus, se répandirent partout dans le monde, de l’Inde à l’Italie.
Sur le Vieux Continent ravagé par les guerres napoléoniennes, des dizaines de milliers d’anciens soldats démobilisés étaient devenus incapables de nourrir leur famille. Ils donnèrent libre cours à leur désespoir dans des émeutes de rue, incendiant les bâtiments comme au cours d’une campagne militaire, faisant craindre aux gouvernements une révolution.
Les tragédies des uns sont souvent une bénédiction pour d’autres. Au cours de cette longue période de disette qui ne s’est terminée qu’avec les récoltes exceptionnelles de 1818, les paysans russes ou ceux de la Frontière de l’ouest de l’Amérique prospérèrent comme jamais, car ils pouvaient céder leurs céréales à des prix stratosphériques à des acheteurs désespérés. Mais dans le monde entier, pour la plus grande partie de la population, ce fut le « pire des temps ».
L’après-Tambora, en particulier 1816, l’« année sans été », est riche de récits folkloriques et continue d’être l’objet d’histoires populaires. Mais ces récits se limitent à l’année 1816 et aux conséquences de la catastrophe du Tambora sur l’Europe et l’Amérique du Nord. Personne n’a sérieusement jusqu’à ce jour tenté de rendre compte de l’ensemble de la littérature scientifique toujours plus importante sur le Tambora, le volcanisme et le changement climatique global. C’est au cours d’un séminaire sur la science atmosphérique et non pas dans un livre d’histoire que j’ai appris l’histoire du mont Tambora et mon premier réflexe a été de penser qu’il était vraiment temps que les historiens prennent langue avec les climatologues.
Ce livre, qui prend tous les chemins de traverse de la création, est le fruit de cette inspiration initiale. C’est la première étude de cette période emblématique à essayer de relier le compte rendu volcanologique de l’éruption de 1815 avec le folklore lié à l’« année sans été » et l’ensemble des données des sciences biophysiques du changement climatique. C’est le premier livre à traiter l’événement non pas comme un désastre naturel affectant une seule année, 1816, mais comme une période de changement climatique de trois ans, dont les conséquences souterraines seront présentes tout au long du XIXe siècle.
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L’Année sans été, de Gillen D’Arcy Wood, est publié aux éditions La Découverte.
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