Je ne peux m’empêcher de penser aux dizaines d’enfants israéliens retenus en captivité par le Hamas et le Jihad islamique dans des tunnels souterrains à Gaza, alors qu’au-dessus d’eux l’attaque d’Israël a tué, jusqu’à présent, près de 4.500 enfants palestiniens.
L’arrêt de la violence et le retour des otages sont urgents pour toute personne qui accorde de l’importance à toutes les vies. Le fait qu’il soit très difficile d’imaginer comment cela peut se produire révèle une terrible vérité : ceux qui ont le plus de pouvoir pour faire changer les choses refusent de reconnaître l’humanité pour tous les êtres humains.Il ne fait guère de doute que les Palestiniens qui ont participé au massacre de plus de 1.200 Israéliens et travailleurs migrants le 7 octobre ne considéraient pas leurs victimes comme des êtres humains et que des décennies d’occupation militaire, de siège, d’oppression et d’attaques répétées de la part d’Israël ont motivé cette déshumanisation. La déshumanisation des Palestiniens dans la société israélienne, bien avant le 7 octobre, ne fait guère de doute non plus. Des chemises imprimées par des unités de l’armée israélienne représentaient des femmes palestiniennes enceintes et des enfants comme des cibles militaires ; des appels à la “mort des Arabes” ont caractérisé la marche annuelle des drapeaux des colons à travers la vieille ville de Jérusalem ; et des élèves israéliens âgés d’à peine 13 ans chantent des chansons anti-palestiniennes, “espérant que votre village brûle“.
Aujourd’hui, la politique, la société et les médias israéliens sont inondés de propos anéantissant à l’encontre des Palestiniens de Gaza, qu’il s’agisse du langage déshumanisant du genre “siège total“, du ministre de la défense Yoav Gallant qui a qualifié les Palestiniens d'”animaux humains“, ou des journalistes qui ont appelé à transformer Gaza “en abattoir“, ou encore des bannières sur les ponts de Tel-Aviv qui appellent à “anéantir Gaza“. Les chefs d’État israéliens, les ministres du cabinet de guerre et les hauts gradés de l’armée, c’est-à-dire les personnes investies d’un pouvoir de commandement, ont utilisé ces termes des dizaines de fois depuis le 7 octobre, d’une manière qui constitue clairement une “intention de détruire“, conformément à la Convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide.
Le 13 novembre, le Centre pour les droits constitutionnels a intenté une action en justice contre le président Biden, le secrétaire d’État Antony Blinken et le secrétaire à la défense Lloyd J. Austin III pour complicité de génocide. Cette plainte a été déposée devant le tribunal fédéral de San Francisco au nom d’individus et d’organisations palestiniens. Elle demande que les défendeurs cessent de “fournir des armes, de l’argent et un soutien diplomatique à Israël au motif que l’État d’Israël est en train de perpétrer un génocide contre la population civile de Gaza et que les responsables américains ont le devoir légal d’empêcher ce crime le plus grave et de ne pas le perpétuer“, selon le Centre.
Le document soumis à la Cour comprend une déclaration d’expert rédigée par trois éminents spécialistes de l’Holocauste et des génocides : Victoria Sanford, Barry Trachtenberg et John Cox. Mme Sanford a beaucoup écrit sur le génocide et la violence d’État en Amérique latine, en particulier dans le cas du Guatemala. Trachtenberg et Cox ont publié de nombreux ouvrages sur l’Holocauste. Ils soulignent dans leur rapport que “les niveaux de destruction et de meurtre en un peu plus d’un mois, ainsi que le langage d’anéantissement exprimé par les dirigeants de l’État israélien et les officiers supérieurs de l’armée, indiquent non pas le ciblage de militants individuels du Hamas ou de cibles militaires du Hamas, mais le déchaînement d’une violence meurtrière contre les Palestiniens de Gaza “en tant que tels“, selon les termes de la Convention des Nations unies sur le génocide“.
L’évaluation des trois universitaires chevronnés spécialisés dans l’étude de l’Holocauste et des génocides est exacte. Gaza ressemble aujourd’hui aux villes ukrainiennes après les bombardements et les invasions russes, mais avec des niveaux de destruction et de tuerie qui dépassent en moins d’un mois ce que nous avons vu en Ukraine en près de deux ans : Les chiffres officiels de l’ONU datant de début septembre indiquent que les attaques russes ont tué un peu moins de 10 000 civils depuis février 2022, et en ont blessé un peu plus de 17.500. À ce jour, Israël a tué plus de 11.000 Palestiniens et en a blessé près de 30.000. Il est important que Biden ait qualifié l’attaque de la Russie contre l’Ukraine de “génocide” le 12 avril 2022, en déclarant que “nous laisserons les juristes décider, au niveau international, s’il s’agit ou non d’un génocide, mais c’est en tout cas ce qu’il me semble“. De la même manière, la politique de “siège total” de Gallant, associée au déplacement forcé de plus de 1,5 million des 2,3 millions de Palestiniens de Gaza, créé ce qui ressemble fort à un génocide.
En effet, les Palestiniens de Gaza sont confrontés à une “mort lente” par la faim et la soif, survivant avec deux morceaux de pain et trois litres d’eau par jour et par personne – soit 97 litres de moins que le minimum suggéré par l’Organisation mondiale de la santé. Le manque d’eau potable et la forte surpopulation dans la partie sud de Gaza – où des centaines de milliers de Palestiniens de la partie nord ont fui – ont considérablement augmenté le risque d’apparition de maladies infectieuses. Le manque de carburant et de fournitures médicales, associé aux bombardements israéliens sur les hôpitaux et à l’opération de l’armée israélienne à l’intérieur de l’hôpital Shifa, a transformé les hôpitaux en lieux de mort massive. Et pendant tout ce temps, Israël continue de bombarder la partie sud de Gaza. Aucun endroit de Gaza n’est à l’abri de l’assaut d’Israël qui, selon les termes de l’article 2 (c) de la Convention des Nations unies sur le génocide, “soumet délibérément le groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle“.
Ces horreurs en cours rendent extrêmement difficile d’imaginer un avenir possible au-delà de la violence. J’ai abordé ce sujet le week-end dernier à Kol Tzedek, ma congrégation juive de Philadelphie, en tant que spécialiste israélien et juif de l’Holocauste et du génocide. J’ai fait remarquer que la violence massive d’Israël à l’encontre des Palestiniens découle d’une nouvelle identité juive, liée à la création d’Israël en 1948 : la suprématie juive. J’ai également noté que les suprémacistes blancs d’Europe et des États-Unis trouvent inspirantes les pratiques de suprématie juive de l’État israélien, alors même qu’ils haïssent profondément les Juifs d’Europe et des États-Unis. Alors qu’Israël et ses alliés s’efforcent de faire passer pour de l’antisémitisme toute critique des politiques israéliennes et de la violence contre les Palestiniens, certains des plus grands partisans d’Israël, comme le suprémaciste blanc américain Richard Spencer ou le Premier ministre hongrois Viktor Orbán, sont de féroces antisémites.
Ce terrible fait devrait nous ramener aux racines de la lutte historique contre l’antisémitisme avant la création d’Israël en 1948. Cette lutte visait à protéger un groupe sans pouvoir contre des États puissants, et non à défendre un État puissant dans son attaque contre un groupe sans pouvoir. Il s’agissait d’une lutte pour qu’un peuple vive dans la dignité, dans une société où l’humanité de chacun est reconnue, et non de légitimer un État dont les dirigeants, les hommes politiques et les présentateurs de télévision appellent ouvertement à l’extermination de lieux et de personnes.
Imaginer des futurs possibles, au-delà de la suprématie juive d’Israël, est donc pour moi un acte politique enraciné dans des histoires et des identités juives qui ne sont pas très éloignées de nous. Ils soulignent la nécessité urgente de faire entendre les voix et les expériences palestiniennes, d’humaniser les Palestiniens face aux tentatives de les diaboliser et de les réduire au silence, d’appeler à un cessez-le-feu et au retour de tous les otages détenus à Gaza et des prisonniers politiques détenus en Israël, et d’insister sur la vérité, la justice et l’égalité pour tous entre le Jourdain et la mer Méditerranée.
Raz Segal est professeur agrégé d’études sur l’Holocauste et les génocides, ainsi que professeur associé pour l’étude des génocides modernes à l’université de Stockton, dans le New Jersey.
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.