Dans un entretien à The Epoch Times, Oleg Kobtzeff, professeur à l’American University of Paris et co-auteur de The Ashgate Research Companion to War (2016), revient sur la situation en Ukraine. Pour lui, il est encore trop tôt pour savoir qui est en train de gagner la guerre. Oleg Kobtzeff déplore que certains disent que l’Ukraine l’a déjà perdue.
Epoch Times : Depuis les attaques du 7 octobre perpétrées par le Hamas en Israël, on a le sentiment que la communauté internationale a délaissé l’Ukraine et a les yeux rivés sur le conflit opposant Tsahal aux terroristes du Hamas. Est-ce le cas ? Ces attaques ont-elles été une forme d’opportunité inespérée pour le pouvoir russe ? Ont-elles aussi permis un retour en force de Vladimir Poutine sur la scène internationale ? Il était récemment en déplacement aux Émirats arabes unis et en Arabie Saoudite.
Oleg Kobtzeff : Nous pouvons dire que les attaques du 7 octobre sont bien tombées pour le Kremlin. Elles ont créé une diversion extraordinaire. Maintenant, si nous sommes complètement paranoïaques et adeptes des théories conspirationnistes, on dirait que c’est un complot du FSB réussi. Il ne faut pas oublier que le FSB est l’héritier du KBG, qui était lui-même passé maître en la matière. Mais il n’y a pour le moment aucune preuve que le FSB ou quelqu’un venant de Russie ait pu encourager le Hamas à commettre les atrocités du 7 octobre. Au sujet des déplacements de Poutine en Arabie Saoudite et aux Émirats Arabes Unis, peut-on en dire que c’est un retour en force ? Je pense qu’il faut attendre le résultat. Est-ce que cela va marcher ? Là, on pourra parler de retour en force.
Le 6 décembre dernier, le congrès américain n’a pas validé une aide de 106 milliards de dollars, notamment destinée à l’Ukraine et à Israël. Quelle est votre analyse ? Est-ce une victoire pour Vladimir Poutine ? La visite du président ukrainien à Washington DC peut-elle changer la donne ?
C’est certainement une victoire pour Poutine. Moins l’Ukraine reçoit d’argent, mieux c’est pour lui. Mais il n’accorde aucune importance à l’aide américaine à Israël. Quant à la visite de Volodymyr Zelensky aux États-Unis, je pense qu’il faudra attendre son retour en Ukraine pour savoir ce qu’il a réussi à obtenir. Pour le moment, il est en train de parcourir l’Occident en exhortant les dirigeants de ne pas lâcher l’Ukraine.
La Russie intensifie ses attaques sur les troupes ukrainiennes. On a appris que les troupes russes ont lancé de nouveaux assauts sur la ville d’Adviivka. La BBC raconte même que le Kremlin tente de recruter des soldats parmi les migrants arrêtés à la frontière russo-finlandaise. Comment voyez-vous la situation ? Qu’en est-il pour les troupes ukrainiennes ? Progressent-elles ou reculent-elles ?
Comme je le répète depuis les toutes premières contre-attaques ukrainiennes (contre-offensive de Kherson et Kharkiv à partir de début septembre 2022), il faut observer sur plusieurs semaines pour vraiment se rendre compte de l’avancée ou non des troupes. Il faudra voir s’il y a une avancée spectaculaire. Tant que nous ne verrons pas des troupes avancer d’environ 250 kilomètres sur tous les fronts, on ne pourra absolument rien prédire et rien qualifier de victoire réelle. Nous sommes pour le moment comme pendant la Première Guerre mondiale, il y a très peu de progression.
Le recrutement de migrants par les troupes du Kremlin montre que le pouvoir russe ne veut pas mobiliser la population slave.
Ils mobilisent donc des gens dans les périphéries, les petites minorités en Sibérie et aux abords de l’Asie centrale ou encore, des repris de justice et des désespérés alléchés par les promesses de récompense financière comme on l’avait vu avec les unités mercenaires du groupe Wagner. S’ils recrutaient massivement au cœur de la population russe ou utilisaient systématiquement sur le front ceux qui sont en train d’effectuer leur service militaire régulier, ce serait un problème. Cette hésitation du Kremlin à recourir à une mobilisation plus générale que ce qui a déjà été entrepris révèle le manque d’engagement de la population russe vis-à-vis de cette guerre. Pour le moment, une grande partie de ces Russes la soutient, mais tant qu’on reste à la maison et qu’on applaudit les troupes russes en les regardant à la télévision.
Il ne faut pas oublier, en se souvenant des manifestations gigantesques qui se sont déroulées en Russie contre la guerre dans les premières semaines, qu’une autre partie de la population — et qui pourrait elle aussi être grande — ne se cache que par peur des représailles devenues d’une sévérité stalinienne (de très longues peines d’emprisonnement pour simple expression de pacifisme).
Enfin, et c’est probablement le cas pour la majorité des Russes, une attitude très ancienne et typique de l’époque soviétique domine. Une attitude de l’époque du chaos économique des années 1980 à 2000 faite d’impuissance et de lassitude menant à une grande passivité, ce sur quoi compte Poutine pour ne pas se soucier de l’opinion publique. Mais celle-ci pourrait relever la tête si les masses se sentaient mises en danger par une mobilisation générale.
C’est en même temps l’atout principal des Ukrainiens. Eux, en revanche, luttent réellement pour leur survie : ils savent que si les troupes russes occupent toute l’Ukraine ou une grande partie du pays, il y aura dans les premiers mois des exactions épouvantables comme nous l’avons déjà vu dans les territoires occupés.
Depuis quelques semaines, divers journalistes posent la question de savoir si le président russe a déjà gagné la guerre en Ukraine. L’ancien ambassadeur de Russie en France, Alexandre Orlov, a même récemment déclaré que « Vladimir Poutine a gagné la guerre ». Qu’en pensez-vous ?
C’est de la propagande. Depuis le début de la guerre, on n’arrête pas d’entendre que l’Ukraine a perdu, les Américains aussi. On voit une cohorte de marionnettes du Kremlin en train d’affirmer que les Ukrainiens ont perdu la guerre. Encore une fois, je le répète, c’est comme en 14-18, c’est une guerre de position, on stagne, on avance un petit peu. Les Ukrainiens avancent un petit peu, les autres avancent un petit peu également. Tant qu’il n’y aura pas une grande percée, on ne peut rien dire. Maintenant, la victoire de Poutine, ce serait qu’on écoute quelqu’un comme Sarkozy, qui nous dit qu’il faut négocier. Entamer des négociations serait déjà une victoire pour le président russe puisqu’il garderait les territoires conquis.
Dans un entretien à Ouest France, l’ancienne présidente lituanienne Dalia Grybauskaité, affirme que « si nous ne stoppons pas la Russie sur le territoire ukrainien, elle continuera à s’étendre. Contre nos pays, contre l’Europe ». Partagez-vous cette analyse ?
Je partage tout à fait l’analyse de l’ex-présidente lituanienne. Il y a plusieurs possibilités de victoire pour les Russes. Soit une victoire totale comme ils l’espéraient au début. C’est-à-dire avec la prise de Kiev et l’instauration d’un régime pro-russe en Ukraine. Un remake de ce qui a été fait en Biélorussie, en Crimée, mais je pense aussi à la Hongrie de 1956 et à la Tchécoslovaquie de 1968 — modèles que Poutine avait sans doute en tête quand il s’est lancé dans cette aventure ukrainienne au début de 2022 et qui font partie de son imaginaire fait de nostalgie de l’ère soviétique. Un autre scénario de victoire serait un armistice (aujourd’hui très vraisemblable si la démobilisation des États soutenant l’Ukraine se poursuit), reconnaissant l’annexion de Lugansk, et de Donetsk et confirmant définitivement celle de la Crimée. Ce serait dans ces conditions un scénario à la finlandaise en 1940.
Mais encouragé par une cette petite victoire, Vladimir Poutine pourrait ensuite s’en prendre à la Moldavie. Il sait que les Occidentaux ne la défendraient pas. C’est un tout petit pays, sans aucun prestige. Et n’oublions pas qu’une victoire pourrait encourager le pouvoir russe d’envahir ensuite d’autres pays. Les pays baltes et la Pologne auraient alors de quoi s’inquiéter.
Attention toutefois à ne pas tomber dans la paranoïa polono-balte qui a consisté dans les années 1990 à monter le reste de l’Europe contre la Russie. Il faut reconnaître qu’il y avait bien des visées de la Russie sur l’Ukraine dès son indépendance en 1991 — Hugues Pernet nous le montre bien dans son Journal du premier ambassadeur de France à Kiev, 1990 — mais certainement pas sur la Pologne ou les pays baltes. Rappelons-nous que tous ces pays anciennement soviétiques sont entrés dans l’OTAN et que les protestations de la Russie avaient été étonnamment modérées. Néanmoins, au vu de l’escalade de l’agressivité de Poutine, je comprends qu’aujourd’hui les Polonais et les Baltes soient inquiets.
Personne de raisonnable ne croyait à une attaque telle que l’invasion de l’Ukraine en Février 2022. Une opération dans les régions de Donetsk et de Lugansk peut-être, mais aussi massive, coûteuse et risquée que celle qui aboutit à cette situation à la Verdun, certainement pas, car un tel plan aurait été si déraisonnable et contre-productif pour la Russie — ce qui a été démontré par les faits. Mais Poutine l’a quand même fait, et à partir de là, la grille de lecture réaliste des évènements actuels ne fonctionne plus.
Fou ? Non, Poutine ne l’est pas, contrairement à ce que l’on a si souvent affirmé. Mais déraisonnable et entouré de sycophantes qui n’osent plus le contredire en lui faisant comprendre la différence entre rêve impérial et réalité, il l’est. Et c’est pourquoi les Polonais et les Baltes doivent à présent s’attendre à tout si Poutine achève même une petite victoire qui encouragerait son illusion de puissance.
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