25 novembre 2023

Film de Ridley Scott : "On ne pourra vraiment juger le film qu'une fois qu'on aura vu la version longue"

Joaquin Phoenix dans le rôle de Napoléon dans le film de Ridley Scott (2023). (SONY PICTURES / APPLE TV+ / AP / SIPA)
Alors que sort sur les écrans le film de Ridley Scott, précédé de critiques plutôt sévères en France, nous avons demandé à un cinéaste familier de l'empereur – puisqu'il a restauré le légendaire "Napoléon" d'Abel Gance – de nous donner ses sentiments, qui sont très partagés, sur cette nouvelle évocation du destin hors du commun de Bonaparte.

Le Napoléon de Ridley Scott était très attendu. Il arrive enfin sur les écrans français ce mercredi 22 novembre, dans un climat pas franchement serein, la presse hexagonale n'ayant pas vraiment épargné ce nouveau biopic signé par l'un des plus grands réalisateurs britanniques. Destiné initialement à la plateforme Apple TV+, le film est proposé en salle dans une version sensiblement raccourcie, un montage dont il semble pâtir (il fait 2h40, la version longue 4h30). Loin des commentaires des médias et des historiens, nous avons proposé à un cinéaste connaisseur de l'épopée napoléonienne, Georges Mourier, de se glisser à la projection presse du film et de nous donner ses impressions.

Réalisateur, chercheur, Georges Mourier a dirigé pour la Cinémathèque française la restauration de l'illustre Napoléon d'Abel Gance (1927). Une entreprise au long cours qui aura duré plus de quatorze années, entre 2008 et 2022 (le film restauré sera présenté via différents événements à partir de l'été 2024). Fort de cette imposante référence et de cette vaste expérience sur un film multiforme, Georges Mourier s'est plongé avec une grande curiosité dans la découverte de cette nouvelle version de la saga de Napoléon Bonaparte.

(Attention, certaines scènes du film sont décrites dans cet article)

Le réalisateur et chercheur Georges Mourier, le 29 janvier 2015, à la Cinémathèque française, à Paris, après sa conférence de présentation de ses travaux sur le "Napoléon" d'Abel Gance en présence de Francis Ford Coppola. Au premier plan, son père vient le féliciter. (CAROLINE ESPEUT)

Franceinfo Culture : Quel sentiment vous a animé à la fin du film, au moment de sortir de la séance ?
Georges Mourier : (Long silence) Je me suis dit que c'est un sacré condensé, que c'est une sacrée gageure – ça l'a été pour tout le monde – d'essayer de brosser ce que certains appellent l'épopée napoléonienne ou l'histoire de Napoléon de la Révolution jusqu'à Sainte-Hélène. Et pour cela, il fallait vraiment un tour de force. La force a été mise. Le sentiment est à la fois impressionné et mitigé, mais il ne doit rien à une remise en question du talent de Ridley Scott. Beaucoup de films ont été faits sur des épisodes précis du parcours de Napoléon : Austerlitz, le 18 brumaire, Waterloo... Mais pour brosser les grands épisodes ensemble, on est obligé d'avoir une succession de tableaux. Et certaines fois, l'humain se perd. Heureusement, ce qui sert de fil conducteur à tout le film – et c'est la bonne idée de Ridley Scott –, c'est de mettre certaines fois en voix off les lettres d'amour que Napoléon a envoyées à Joséphine. Donc, on a la sensation qu'il s'est passé quelque chose de très important qu'on ne peut pas mettre de côté, qu'on ne peut pas balayer d'un revers de main ou d'un haussement d'épaules. Mais il m’a été difficile de rentrer dans le film à cause de certaines références historiques, de faire la comparaison avec la manière dont c'était traité chez Abel Gance, et puis donc de rentrer dans le personnage.

Vous vous dites "mitigé" et "impressionné". Qu'est-ce qui vous a impressionné ?
Ce qui m'a impressionné, c'est une relative sobriété, au risque de choquer d'autres spectateurs du film. On n'est pas dans le blockbuster, avec des effets numériques à tout va, on n'est pas dans du spectaculaire stérile. Même si, bien entendu, il y a des points historiques qui ne sont pas respectés parce que c'est parfois mieux de le raconter ainsi plutôt que de le raconter historiquement – on n'est pas devant une thèse. L'interprétation de Joaquin Phoenix m'évoque une phrase que Victor Hugo fait dire à Hernani, le héros de sa pièce du même titre : "Je suis une force qui va." Malgré certaines réserves que je pourrais faire, le film est "une force qui va". Phoenix dans le rôle du Napoléon, c'est une force, même si ce n'est pas un marrant ! Le film est beaucoup moins manichéen que la bande-annonce. Celle-ci tourne surtout autour de l'idée : je ne fais jamais d'erreur. Elle est beaucoup plus panégyrique. Le Napoléon qu'il y a dans le film – non pas qu'il soit empreint du doute – est moins statufié.

Revenons sur ce qui vous a laissé mitigé, ou peut-être déçu...
(Soupir) Je ne peux pas dire honnêtement que j'ai été déçu, parce qu'encore une fois, s'attaquer à ce sujet en 2h40... C'est normal qu'il y ait une version longue qui va suivre ! Il arrive à Ridley Scott la même chose qu'à Abel Gance qui a fait une version "Opéra" (surnommée ainsi car présentée à l'Opéra Garnier en avril 1927) de quatre heures, puis la grande version de sept heures, celle que nous avons restaurée : elle n'était que le premier des six films que Gance devait tourner dans le dessein de couvrir l'ensemble de l'aventure napoléonienne. Comme je l'ai dit, Ridley Scott est confronté au même problème. Il subit la contrainte du sujet. C'est-à-dire que pour faire une version courte, comme cela a été reproché à Gance pour sa version Opéra, il se résout à une succession de tableaux, d'épisodes : Toulon, Thermidor, Vendémiaire... Mais il manque l'articulation psychologique des personnages, l'articulation géopolitique entre les séquences.

Le problème du film, en dehors de l'idylle avec Joséphine, c'est que les séquences historiques se juxtaposent, elles s'additionnent mais ne se multiplient pas. C'est pour cela que Gance avait fait une grande version qui fonctionnait mieux, qui "huilait" mieux. On pourra vraiment se faire une idée du travail de Ridley Scott une fois qu'on aura vu la longue version. J'espère que celle-ci va permettre de combler ce qui m'a rendu mitigé : il y a des tas de liants d'un événement historique à un autre, d'un état d'esprit ou affectif de Napoléon à un autre, et ces virages ne sont pas donnés. Donc, on a la juxtaposition d'épisodes historiques : le 13 vendémiaire est traité de manière formidable – Gance ne l'a pas traité –, Toulon et Austerlitz sont retracés de manière réduite mais ça va... Les enjeux psychologiques et géopolitiques sont pour ainsi dire inexistants. C'est parce que je les connais que je peux les projeter sur le film court que j'ai vu. Une personne qui n'a pas ces prérequis risque d'être simplement spectatrice d'actes historiques remarquablement mis en scène.

Outre ces absences, avez-vous noté d'importantes libertés prises avec la réalité historique ?
Bien entendu ! Cinématographiquement, ces libertés ne me gênent pas. D'abord, Bonaparte n'a pas assisté à l'exécution de Marie-Antoinette, il se trouvait au siège de Toulon. Même le déroulement de l'exécution a été modifié. Par exemple, on voit dans le film qu'on n'a pas coupé les cheveux de la condamnée. Ça ne s'est pas passé comme ça. Mais c'est un parti pris de réalisateur qui ne me dérange pas trop. Émotionnellement parlant, ça lance bien le film. Il y a aussi une erreur historique que tous les gens avaient remarquée dans la bande-annonce : jamais Napoléon n'a fait bombarder les pyramides. Et il n'était pas question qu'on touche un cheveu d'un quelconque monument. Napoléon est quand même à la base de l'égyptologie moderne !

Ensuite, Austerlitz – mais comment faire en dix minutes... – est pour ainsi dire réduit à l'épisode du lac gelé. C'est quelque chose qui a été très connu dans cette bataille : à un moment, Napoléon a fait en sorte qu'une partie de ses ennemis se replient sur un lac gelé, puis il a fait bombarder le lac. Abel Gance a mis cette séquence en scène dans son film Austerlitz de 1960. En vérité, ce "détail" dans l'histoire de cette bataille n'a fait mourir que quelques personnes puisqu'il s'agissait d'un des bataillons en fuite. Mais pour rendre plus spectaculaire et plus compréhensible la bataille d'Austerlitz, le film la réduit à ce moment. On va dire que c'est de bonne guerre !

Est-ce que certaines libertés prises avec l'Histoire vous gênent davantage ?
Oui. Au moment du sacre de Napoléon, si je me souviens bien, on lui fait dire la phrase : "J'ai ramassé la couronne de France dans le ruisseau..." Cela dénature complètement son discours car si Napoléon s’est fait sacrer empereur, c'est justement pour que le peuple ne voie pas en lui la continuité de la royauté. C'est beaucoup plus pour se mettre dans la suite de Charlemagne que dans celle des Bourbon. Et le serment prononcé le 2 décembre 1804 est bien plus proche du désir de respecter les acquis de la Révolution que de prolonger un quelconque esprit de l'Ancien Régime. Il y a aussi une chose qui me manque, c'est que le film ne parle pas du fait que ces événements – le sacre, Austerlitz – ont été provoqués par les Anglais qui ont cassé la paix d'Amiens. Le film montre simplement les ambassadeurs anglais refusant les propositions de paix de Bonaparte. Mais la paix d'Amiens était déjà signée à ce moment. C'est parce que les Anglais n'ont pas voulu se retirer de Malte qu'ils l'ont brisée et que Napoléon a été obligé de repartir en guerre après son sacre. Il manque des tas d'éléments géopolitiques.

Autre exemple, le film est un peu contradictoire. D'une manière assez juste, il présente Napoléon comme quelqu'un voulant constamment la paix. Abel Gance n'était pas trop loin de penser ça aussi de lui. On oublie souvent que sur les sept guerres de coalition contre Napoléon, seule une minorité a été déclenchée par l'empereur lui-même. On lui a fait beaucoup plus la guerre qu'il ne l'a faite. Tant qu'il est dans le récit, le film est assez honnête de ce côté. Or, dans le générique de fin, on énumère certaines batailles et leur nombre de morts. Et on termine en évoquant le bilan de trois millions de morts. Ce tableau est en contradiction par rapport à la façon dont Bonaparte est présenté, parce qu’on lui attribue la responsabilité de tous ces morts. Non, ce sont toutes les monarchies d'Europe qui ont eu peur de perdre leur trône. Ce qui leur arrivera finalement deux siècles plus tard, puisqu’aujourd'hui, plus aucune monarchie subsistante en Europe ne gouverne, elles ne font que régner, c'est-à-dire pas grand-chose.

Napoléon Bonaparte et Joséphine de Beauharnais, alias Joaquin Phoenix et Vanessa Kirby, dans le film "Napoléon" de Ridley Scott (2023). (SONY PICTURES / APPLE TV+)
Incontestablement, le film met l'accent sur la relation entre Napoléon et Joséphine...
Au point de modifier une date importante. Joséphine de Beauharnais est morte le 29 mai 1814, bien avant les Cent-Jours. Mais dans le film, elle meurt alors que Napoléon a déjà débarqué à Golfe-Juan, de retour de l'île d'Elbe, le 1er mars 1815. Afin de donner une motivation amoureuse à Napoléon, Ridley Scott a volontairement truqué la date de la mort de Joséphine. Ainsi, quand il revient, il apprend qu'elle est morte. C'est faux. Il a appris la mort de Joséphine à l'île d'Elbe. Là, c'est un petit peu trop tiré par les cheveux. Je pense personnellement que s'il y a une chose qui a motivé Napoléon à revenir – c'est ce qu'on a appelé le Vol de l'Aigle –, c'est aussi qu'il savait qu'il avait un fils. Je pense qu'il s'attendait, en revenant aux Tuileries – sans tirer un seul coup de fusil – à ce que Marie-Louise et son fils le rejoignent. En vérité, ils étaient bloqués à Vienne. Dans ce film, il manque au personnage de Napoléon toute la dimension de sa géopolitique réelle, et aussi de son œuvre civile.

C'est l'une des grandes ellipses du film ?
Oui. Il n'y a rien sur le Code civil, rien sur les institutions, on parle uniquement de l'homme amoureux et de l'homme de guerre. Sans être méchant, je pense que si le spectateur ne connaît pas au moins un petit peu l’histoire de France, il sera complètement perdu en voyant le film, puisque les personnages principaux, Joséphine et Napoléon, sont strictement réduits à leurs idylles. Et Napoléon, à ses conquêtes militaires dont l’importance géostratégique, la cause et la finalité ne sont jamais expliquées. Tout le Napoléon au niveau de l'ordre, celui soucieux de réglementer, de faire les institutions – il crée la Banque de France, le Conseil d'Etat –, de ramener la paix religieuse – il œuvre pour que les juifs sortent des ghettos qu'il supprime dans tous les pays où il va –, est totalement absent dans la version courte que j'ai vue. À mon sens, Napoléon a été beaucoup plus un grand homme dans la construction de nos institutions et d'un État moderne qu'en tant que militaire – alors que la bataille d'Austerlitz demeure encore aujourd'hui étudiée dans toutes les écoles de guerre du monde. On sait que Napoléon était multitâches. Dans son film Austerlitz, Abel Gance tenait absolument à garder au montage la scène où il dicte plusieurs lettres simultanément à plusieurs secrétaires. C'est un fait historique. Cet aspect complexe du personnage n'est malheureusement pas exprimé en une seule phrase ou un seul acte.

Malgré ces fortes réserves, avez-vous eu quelques bonnes surprises ?
Dans le film de Ridley Scott, il y a certains événements qui sont rarement traités dans les films historiques, comme celui où l'on voit le jeune Eugène de Beauharnais, fils de Joséphine, venir réclamer l'épée de son père (qui fut guillotiné) à Napoléon – ce dernier avait fait saisir toutes les armes. Cette scène figure aussi dans le Napoléon de Gance. De même, personnellement, je n'ai jamais vu un film sur l'épopée napoléonienne qui parle du siège de Toulon, en dehors de ceux de Scott et Gance. Même si le film de Ridley Scott ne montre pas que c'est grâce à cette bataille que Bonaparte, alors petit capitaine d'artillerie, est élevé au rang de général de brigade et va commencer à être connu. C'est pour cela que j'attends beaucoup de la version longue.

Il y a aussi une très jolie scène que je n'ai jamais vue dans un autre film, celle du divorce civil avec Joséphine, en 1809. On le sait, cela a été un déchirement pour les deux époux. Dans cette scène, ils se retrouvent devant des témoins. Chacun doit lire un texte. Au début, Napoléon et Joséphine sont face à la table de l'officier municipal, l'empereur a les larmes aux yeux. Il divorce parce qu'il lui faut un héritier pour assurer la paix en France. On sent bien qu'il aurait voulu que ce soit Joséphine qui lui donne une descendance. Il lui tend le texte et à un moment, après avoir essuyé ses propres larmes, avec le même mouchoir, il essuie celles de la femme qu'il aime encore. Mais à un moment de la lecture du texte, elle esquisse un sourire de dépit ou de doute. Napoléon devient violent d'un coup, il la prend par les épaules, il lui envoie une gifle et lui dit : "Mais comprends que c'est pour la France !" C'est une scène très expressive, un peu à contre-courant de la vision mégalomaniaque que l'on veut nous donner de Napoléon. Dans de rares scènes comme ça, Ridley Scott a pu exprimer le fait que Napoléon ait une idée de la France.

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