23 octobre 2023

Round d’“observation”


...Observation” qui, en général, se trouve être un pilonnage aérien aveugle et meurtrier, dans la tradition des doctrines du général LeMay, de l’U.S. Air Force. On parle ici de l’action des forces armées israéliennes contre Gaza, qui devrait précéder une offensive terrestre qui ne soulève pas l’enthousiasme de généraux israéliens. Cette armée est traversée des mêmes tensions qui déchirent Israël depuis des mois. Il est instructif de reprendre un texte de septembre 2006 expliquant la cuisante défaite de l’IDF américanisée contre le Hezbollah. Il y a des similitudes.

Depuis maintenant deux semaines, les Israéliens ne parlent que de leur terrible invasion de la bande de Gaza. Sera-t-elle terrestre ou en resteront-ils aux attaque aériennes, que nous qualifions de “type-Le May” ? Ou moitié-moitié ? « Destruction sans précédent » gronde Netanyahou, “ultimatum” menace l’IDF.

Un parlementaire russe, l’ancien général Andrei Gouroulev, observe dans une critique chaotique (traduction oblige) mais argumentée et instructive du déploiement des Israéliens et des rumeurs diverses dans ce faux-vrai “round d’observation” :

« Israël frappe, détruit des bâtiments, le Hamas peut immédiatement l’exploiter avec précaution, ce sera une bonne zone fortifiée, idéale.

» Les Israéliens sont représentés en colonnes sur des chars, sur des véhicules de combat d’infanterie, qu’attendent-ils ? Ils attendent que des drones les survolent ?

» Nous avons vécu cela lors de l’opération militaire spéciale. Les chars dans les zones urbaines sont pratiquement inefficaces. L’essentiel ici est l’action des troupes d’assaut. Qu’est-ce que c’est ? Rappelez-vous comment ils ont pris Artemovsk (Bakhmout). Rappelez-vous quelles pertes il y a eu. Quelque chose de similaire attend les Israéliens ; ça ne marchera pas différemment ici. »

Plus loin, Gouroulev dit quelques mots des américanistes, en position d’attente, de soutien, – ou bien d’extrême prudence, comme le groupe de porte-avions “caché” derrière Chypre, MiG-31-‘Kinzhal obligent. Gouroulev attribue aux forces US les mêmes certitudes et les mêmes craintes, nous dirait-on, qu’aux forces israéliennes.

« Si tout le Moyen-Orient est entraîné dans la guerre, des groupes de porte-avions tenteront de frapper le territoire iranien, alors l’Iran ne restera pas silencieux, ils ont des cibles prêtes, tous des objets critiques, ils les attaqueront de différentes manières, malgré le Dôme de Fer et tout le reste. Les drones et missiles venus du Yémen ne sont pas une provocation, mais une reconnaissance en force, révélant la capacité d’un groupe d’attaque de porte-avions à détruire un avion entier.

» Ils verront ce qui s’est passé, comment et pourquoi.

» La SMO [l’Opération Militaire Spéciale en, Ukraine] a enseigné que vous pouvez abattre 10 drones, vous pouvez en abattre 20, mais lorsque 100 volent, même les systèmes modernes ne sont pas capables de résister. C’est pourquoi l’Amérique cache un groupe de porte-avions derrière Chypre. »

Nous pensons qu’il est intéressant de publier à nouveau, avec quelques retouches plutôt de type-graphique, un texte publié en septembre 2006  (le 6 septembre 2006 : « Un été meurtrier ») le bilan conceptuel et opérationnel de ce qui avait été, à notre avis, la plus terrible et marquante défaite israélienne, – celle de ce ‘Tsahal’ transmuté en un monstrueux Frankenstein nommé Israel Defense Forces [IDF].

Cet article décrit l’américanisation de l’armée israélienne, qui avait été, à notre avis, la principale cause de la défaite. Ce bilan avec son arrière-plan reste à notre avis complètement d’actualité car l’IDF très-américanisé n’a cessé depuis de s’hyper-américaniser, accentuant encore plus la cause de la défaite de 2006 avant de s’ouvrir aux triomphes de 2023.

Il est bon de rappeler comment la meilleure armée du monde de l’après-guerre fut ainsi transformée en un monstre insupportable d’arrogance et de cruauté et a, depuis, persévéré dans l’erreur avec une  foi admirable dans le Pentagone, le Complexe Militaro-Industriel et ses conseils d’administration tapissés de dollars. Il faut également rappeler qu’en 2002-2006 et après, Netanyahou était l’homme-lige du Pentagone, assurant la liaison avec l’armée et garantissant ainsi son américanisation au mépris de ses propres conceptions souverainistes. Bibi est, aujourd’hui, toujours à la barre.

Mieux encore, ou pire : l’américanisation de l’armée, toujours régulièrement mise à jour, s’est “enrichie” d’une crise intérieure existentielle, qui est comme la réplique israélienne de la situation américaniste. Par rapport à 2006, il y a donc  eu des progrès qui devraient se répercuter à l’intérieur de l’IDF, dans les rapports entre généraux et entre les généraux et leurs ministres... La proximité, presque le reflet de l’une et l’autre organisation, – Israël et les États-Unis, – est complètement caractéristique.

Donc, retour en septembre 2006. Vous verrez, il y a comme une concordance des temps, proximité de l’effondrement général en plus.

23 octobre 2023 – 6 septembre 2006

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Un été meurtrier

On sait que la crise (Israël contre Hezbollah) commença le 12 juillet 2006. A première vue, la bataille était disproportionnée, non seulement à cause de la puissance de Tsahal, mais surtout à cause de ce que promettait sa gloire passée, qui repose sur des qualités combattantes incomparables. Pourtant, le 10 août, quasiment un mois plus tard, Ze'ev Schiff de Haaretz, pouvait écrire :

« Le grand nombre et la localisation des pertes subies par les forces de défense israéliennes mercredi [9 août] indiquent que l'armée ne contrôle pas encore l'étroite bande le long de la frontière, alors que cette étape de l'opération terrestre était censée être déjà achevée.. »

Le lendemain, 11 août, dans The Guardian, le brigadier général israélien Ido Nehushtan remarquait :

« Nous devons reconnaître que nous aurons affaire à de nouvelles définitions de la victoire. Aucun drapeau blanc ne sera hissé sur ce champ de bataille. »

Plus loin, dans le même article, on pouvait lire ceci :

« Les anciennes armes antichar du Hezbollah se sont avérées efficaces contre les véhicules blindés de transport de troupes et les bâtiments utilisés par les soldats comme abris. Ses armes les plus récentes, comme le Kornet russe et les missiles américains TOW, ont réussi à percer avec une grande efficacité le blindage du principal char de combat israélien, le Merkava, réputé comme l'un des chars les mieux défendus au monde. Un membre de l’équipage d’un char israélien qui venait de quitter le Liban a déclaré au Guardian : “C’est terrible. On ne combat pas des équipes antichar avec des chars. Vous utilisez une infanterie appuyée par l'artillerie et des hélicoptères. Les larges vallées sans abri ne sont pas un bon endroit pour utiliser des chars”. »

Enfin, pour compléter l’image d’une armée en grand désarroi devant une guerre supposée facile et une résistance inattendue, il suffisait d’aller à un texte du journaliste et activiste pacifiste Uri Avnery, en date du 10 août :

« Aujourd'hui, tout le monde admet déjà que quelque chose de fondamental a mal tourné dans cette guerre. La preuve : la guerre des généraux, qui ne commençait auparavant qu'après la conclusion d'une guerre, est maintenant devenue publique alors que la guerre est toujours en cours. Le chef d'état-major, Dan Halutz, a trouvé le coupable : Udi Adam, le chef du commandement du Nord. Il l'a pratiquement démis de ses fonctions au beau milieu de la bataille. C'est le vieux stratagème du voleur qui crie "Arrêtez le voleur !". Après tout, il est évident que la principale personne à blâmer pour les échecs de la guerre est Halutz lui-même, avec sa croyance insensée que le Hezbollah pouvait être vaincu par les seuls bombardements aériens. »

Flashback : 7 octobre 1973

Il faut remonter au début octobre 1973 pour rencontrer un tel désarroi dans l’armée israélienne. Mais alors, quelle différence ! Le 4 octobre 1973, Israël avait été attaqué simultanément par la Syrie et l’Égypte. La puissance de l’attaque par surprise, contre une armée manquant totalement sur un de ses fronts (face aux Syriens) de profondeur stratégique et n’ayant évidemment pas eu le temps de mobiliser ses réserves, conduisit à trois folles journées d’une héroïque intensité.

Le désarroi d’alors était celui d’une défaite temporaire mais totale par surprise, mais il laissa place aussitôt à une résolution et une alacrité magnifiques. Tsahal fit des prodiges, souvent dans des batailles, notamment des batailles de chars, où elle se retrouvait à 1 contre 5. Finalement, l’équilibre fut rétabli et, en 15 jours, Tsahal se retrouva sur la route de Damas et lancée dans l’aventure (notamment avec les parachutistes du Général Sharon) de l’encerclement de la IIIème Armée égyptienne, sur la rive africaine du Canal. Le chef d’état-major d’alors, David Elazar, paya de son poste l’impréparation de l’armée, mais une fois que la victoire eût été acquise. Tsahal, elle, sortait grandie de l’épreuve la plus terrible qu’ait connue Israël.

L’armée israélienne avait manœuvré dans la grande tradition des grands généraux d’Israël, d’un Moshe Dayan en 1956 ou d’un Bar Lev en 1967. Le revers temporaire de 1973 et la façon dont il fut surmonté restent comme une gloire significative de la valeur militaire de cette armée, autant que la campagne brouillonne et préparée d’une façon aveugle de juillet-août 2006 devrait rester comme le symbole du déclin, de la décadence et de la “bureaucratisation” de la même armée. Mais cette Guerre d’Octobre est aussi un tournant. En trente ans, de 1973 à 2006, Tsahal est passée de la fierté justifiée à l’arrogance aveugle.

Vertus d’une jeune armée ‘populaire’

Il existe une “légende” de Tsahal des origines. Les trois premières grandes guerres de l’armée israélienne montrèrent qu’elle n’était pas usurpée. Tsahal montra en 1956, en 1967 et en 1973 des qualités de rapidité, de capacités de manœuvre, de capacités d’adaptation comme il y a peu d’exemples dans l’histoire militaire. L’élément humain joua un rôle fondamental, avec ce qu’on pourrait qualifier d’“esprit pionnier”, qui semblait être le même dans l’armée et dans les khibboutz. Il s’agissait d’une armée proche de son peuple, avec ses jeunes soldats pleins d’enthousiasme, ses réservistes capables de se trouver en action en 24-48 heures à partir de leur rappel, ses généraux imaginatifs et résolus dans l’action. Tsahal représentait alors l’archétype de l’“armée populaire”, — l’une des rares armées du camp occidental qui semblait avoir réussi à appliquer ce qu’on jugeait alors être les maximes communistes du succès politico-militaire ; une armée qui se trouvait au milieu de son peuple, comme disait Mao pour les guérillas communistes, “comme un poisson dans l’eau”.

Tsahal était une armée moderne mais qui ne semblait nullement prisonnière de son modernisme. La période correspondait aux liens militaires très forts qu’Israël avait établis avec la France, et qui durèrent jusqu’en 1967. (Les Israéliens furent presque exclusivement équipés de matériels français, notamment aéronautiques, jusqu’en 1967 : les avions Magister, Ouragan, Vautour, Mystère, Mirage, Noratlas, etc. Une coopération plus secrète porta également sur le domaine nucléaire.)

Ces liens n’étaient pas seulement techniques, ils montraient également une certaine communauté d’esprit. Là aussi, il s’agit d’un aspect politique, — mais le modèle est moins communiste que patriotique puisqu’il s’agit de la proximité avec les Français. Comme les Français, les Israéliens n’étaient pas très riches mais ils avaient un très fort esprit communautaire, une affirmation identitaire et un très grand sens de leur souveraineté nationale. Ils utilisaient le matériel français avec une ingénuité et un sens de l’adaptation qui montraient la force de cet esprit national et confirmaient qu’ils n’étaient pas prisonniers de la lourdeur bureaucratique et de la technique. (L’ingénuité israélienne fut évidente dans l’utilisation que firent les Israéliens du Mirage français durant la Guerre de Six-Jours, autant que dans la capacité d’adaptation technique qu’ils montrèrent en développant une version nationale de l’avion, le Kfir.)

Il y a une correspondance d’ordre politique autant que dans les autres domaines dans l’évolution de Tsahal d’une période à l’autre, y compris dans le domaine de l’accroissement du poids militaire aux dépens des capacités de rapidité et d’adaptation. Eric Alterman le définissait en 2005 par l’observation du constat suivant :

« le changement de statut géopolitique d'Israël, qui est passé du David socialiste fougueux de ses premières années au Goliath militaire pro-empire américain de l'après-1967.. »

Lourdeur de Tsahal

La campagne de l’été 2006 montre toute la profondeur des changements qui ont affecté Tsahal et la nécessité impérative d’une appréciation critique fondamentale du statut, des structures et de l’état d’esprit de l’armée. Dès le 25 juillet, Ze'ev Schiff, le doyen des commentateurs israéliens qui forment une caste à part dans la presse israélienne, observait froidement, contre toutes les affirmations et assurances des généraux transformés en spin doctors et des ministres du gouvernement Ohmert :

« Israël est loin d'une victoire décisive et ses principaux objectifs n'ont pas été atteints. »

Un autre vétéran, Eitan Haber, écrivait parallèlement dans Yediot Aharonot, avec une rage contenue:

« Ce n'est ni le moment ni l'endroit au milieu de combats sérieux, mais lorsque tout cela sera terminé, les IDF devront se regarder bien droit dans un miroir et faire leur mea culpa. »

On a suivi les péripéties, les changements de tactiques des généraux israéliens ; la confiance aveugle initiale dans l’efficacité de l’offensive aérienne ; les interventions terrestres, d’abord ponctuelles, suivies d’affirmations répétées de l’intention de lancer une grande offensive terrestre ; les difficultés opérationnelles, les pertes humaines, la vulnérabilité du char Merkava, tant vanté pour son invulnérabilité et qui s’est souvent trouvé handicapé par sa lourdeur face à des armes anti-chars maniée très efficacement ; la crise du commandement, ponctuée par le limogeage dissimulé du général Adam, commandant le Front Nord. Il est difficile de faire la part des actions respectives, notamment le rôle de l’efficacité inattendue du Hezbollah, dans ces déboires opérationnels. Cela importe assez peu à côté du constat que l’armée israélienne s’est trouvée brutalement confrontée à une crise interne qui couvait depuis longtemps.

Cette crise de Tsahal a une dimension politique et stratégique évidente. On peut en comprendre les termes avec ces extraits d’un texte publié par Haaretz le 11 août. Les deux auteurs, David B. Rivkin Jr. et Lee A. Casey, sont partenaires du cabinet d’avocat Baker & Hostetler LLP de Washington, et également membres de la sous-commission de l’ONU sur la promotion et la protection des droits de l’homme. Ils ont également occupé diverses fonctions dans le gouvernement américain (administrations Reagan et Bush-père) et certains observateurs estiment que leur commentaire représente une position officieuse de la communauté de sécurité nationale de Washington vis-à-vis d’Israël après un mois de campagne dans le Sud Liban. Bien entendu, il s’agit d’un avertissement à peine dissimulé, dont William Pfaff s’était déjà fait l’écho en tant qu’observateur indépendant dans un texte du 3 Août:

« …c'est une question très sérieuse pour les Israéliens, parce que leur propre puissance au Moyen-Orient, comme celle de leur allié américain, a atteint son apogée et est en train de diminuer. Et aux Etats-Unis, cela commence à être perçu. »

Rivkin-Casey écrivent :

« Israël s'est montré prudent au Liban, craignant non seulement pour la vie de ses soldats, mais aussi qu'une campagne militaire trop agressive s'aliène l'opinion mondiale et lui force la main diplomatiquement à l'ONU. Cependant, les dirigeants israéliens devraient s'inquiéter davantage d'un scénario différent, dans lequel les décideurs américains, analysant l'échec de l'armée israélienne à vaincre le Hezbollah après 30 jours d'efforts, perdent confiance dans la capacité d'Israël à “faire le travail” sur les questions de intérêt stratégique partagé.

» Si l'armée israélienne perdait son aura d'invincibilité aux yeux des Américains, la valeur perçue d'Israël en tant qu'allié pourrait fortement décliner. Cette réévaluation à Washington, combinée à une détermination continue, voire accrue, des États arabes et des djihadistes à détruire Israël, serait catastrophique pour sa sécurité. »

L’américanisation de Tsahal

Il est frappant de constater que les désillusions révélées par la campagne de Tsahal contre le Hezbollah se révèlent presque en même temps que les désillusions concernant la puissance américaine, à l’occasion de la guerre en Irak. Les caractères de ces désillusions sont à peu près semblables. Il y a une proximité des circonstances, des avatars, des causes de ces avatars.

La proximité existe également au niveau de la conception des opérations. Dans un article aujourd’hui fameux dans The New Yorker (14 août 2006), Seymour Hersh a apporté beaucoup de précisions sur cet aspect des choses.

« Les États-Unis et Israël partagent des renseignements et entretiennent une étroite coopération militaire depuis des décennies, mais au début du printemps, selon un ancien haut responsable du renseignement, des planificateurs de haut niveau de l'US Air Force – sous la pression de la Maison Blanche pour élaborer un plan de guerre en faveur d'une frappe décisive contre les installations nucléaires iraniennes — ont commencé à consulter leurs homologues de l'armée de l'air israélienne. « La grande question pour notre armée de l’air était de savoir comment atteindre avec succès une série de cibles difficiles en Iran », a déclaré l’ancien haut responsable du renseignement. « Qui est l’allié le plus proche de l’US Air Force dans sa planification ? Ce n’est pas le Congo, c’est Israël. Tout le monde sait que les ingénieurs iraniens ont conseillé le Hezbollah sur les tunnels et les emplacements souterrains de canons. L’armée de l’air s’est alors adressée aux Israéliens avec de nouvelles tactiques et leur a dit : « Concentrons-nous sur les bombardements et partageons ce que nous avons sur l’Iran et ce que vous avez sur le Liban. » Les discussions ont atteint les chefs d’état-major interarmées et le secrétaire d’État. de la Défense Donald Rumsfeld, a-t-il déclaré. »

Hersh rapporte encore que,

« [L]e plan israélien, selon l'ancien haut responsable des services de renseignement, était le double précurseur de ce que les États-Unis prévoyaient pour l'Iran”

Le plan israélien portait bien entendu la forte marque du chef d’état-major israélien, le Lieutenant General Halutz, le premier chef d’état-major israélien venu de la Force Aérienne. Halutz, chaud partisan de la puissance aérienne, s’inspire directement de l’école américaine du bombardement massif, telle que le General Curtiss E. LeMay l’a développée entre 1943 et 1965. A l’image de LeMay, Halutz a remplacé les considérations politiques autour de la guerre par la croyance dans la technologie et il l’exprime froidement, sans considération pour les commentaires humanitaires ; Alexander Cockburn le décrit de cette façon :

« Dan Halutz est dans la tradition de LeMay, un rustre brutal. Il a soulevé une tempête lorsqu'on lui a demandé quels sentiments, quels tremblements moraux il avait pu ressentir lors du largage d'une bombe d'une tonne sur une maison de Gaza. Halutz a répondu avec humour qu'il n'avait ressenti qu'un léger tremblement dans l'aile de l'avion”. »

Il est difficile de distinguer ce qui aurait différencié une action militaire américaine de ce que fut l’action de Tsahal au Liban. Le vrai reproche des Américains est sans doute de n’avoir pas frappé assez fort. L’analyse US des performances de Tsahal fut effectivement constamment conduite comme si l’armée israélienne était un détachement avancé des forces armées US. La poussée israélienne contre le Hezbollah « devait être une répétition pour l’attaque contre l’Iran », explique une source de Seymour Hersh.

« Le principal planificateur militaire était le lieutenant général Dan Halutz, chef d'état-major des FDI, qui, au cours de sa carrière dans l'armée de l'air israélienne, a travaillé sur la planification d'une guerre aérienne avec l'Iran. »

L’opération israélienne était plus qu’un modèle américain. Elle ressemblait à une partie d’un plan général développé par le Pentagone.

Une transmutation américanisée

Même en 1982 (première guerre du Liban), à plus forte raison en 1973, une telle proximité entre le Pentagone et l’IDF, jusqu’au mimétisme et à la duplication, était simplement impensable. Entre-temps s’est produit dans l’establishment politico-militaire israélien une transformation de substance telle qu’on peut parler de transmutation (un “changement de nature”).

Nous avons déjà parlé de cette évolution de l’establishment politico-militaire israélien. L’affaire du Lavi, en 1984-85, en fut l’un des tournants. Israël abandonna son projet d’avion de combat IAI Lavi sous la pression du Pentagone. Les Américains voulaient éviter le lancement d’un concurrent du F-16 mais le résultat fut surtout de soumettre complètement l’establishment politico-militaire israélien aux conditions bureaucratiques et technologiques du Pentagone. Moshe Arens considéra, à l’époque, que l’abandon du Lavi était un recul décisif de la souveraineté nationale israélienne. C’est le cas.

Il n’est pas indifférent que cette affaire (Lavi vs F-16) se soit jouée dans le domaine aéronautique, car c’est effectivement ce domaine qui conduisit et orienta l’américanisation de l’IDF. Halutz, avec ses conceptions qui rappellent LeMay, est un des enfants de ce processus ; mais aussi l’équipement de Tsahal, les conceptions de Tsahal, la vision du monde et la stratégie de Tsahal. Il est vrai que le Pentagone offrait aux militaires israéliens quelque chose de tentant : une échappée des implications terrestres de la guerre, une domination incontestée et incontestable par le ciel (et par la technologie qui va avec), une installation de la puissance israélienne dans un domaine intouchable pour aucune puissance arabe, — des armées régulières aux organisations terroristes. Du moins, c’est ce que suggérait la théorie.

L’‘automatisation américanisée” de Tsahal

Bien sûr, ces conceptions ont envahi tous les domaines et l’organisation des armées israéliennes. Defense News publiait le 17 juillet un article basé sur des interviews auprès d’officiers généraux en activité ou récemment retirés. Il s’agit de critiques modérées, faites par des personnalités qui ont elles-mêmes participé à cette ‘automatisation’ de l’armée israélienne. C’est le cas de Yiftah Ron-Tal, un général chef des forces terrestres récemment retiré :

« Les Forces de défense israéliennes (IDF) se précipitent peut-être trop vite [dans cette arène technologique]. Le concept est correct, tout comme notre doctrine, mais le problème se situe au niveau de la mise en œuvre. Il se peut que nos priorités ne soient pas dans le bon ordre. »

Le même article décrit les conditions existantes au sein des forces armées, du point de vue des choix et des décisions :

« Un général de brigade de Tsahal a déclaré que toute personne en uniforme serait rapidement marginalisée si elle contestait ce qu'il a appelé la "précipitation" de l'état-major général vers un contrôle virtuel, à distance et en réseau, des zones à haut risque »

La situation qui s’est installée dans les forces armées est dans la logique de cette atmosphère générale :

« Tout en reconnaissant le mérite de la technologie et des capacités qu'elle offre, nous ne pouvons pas négliger les principes de base du métier de soldat et de la discipline. Mais à maintes reprises, nous avons vu notre budget de formation amputé pour permettre un investissement total dans Tzayad [le programme de l'armée numérique de Tsahal]. Et aujourd'hui, nous voyons les résultats nous exploser à la figure. »

Le site DefenseTech observe dans le même sens (le 20 juillet) :

« ‘...Les experts en sécurité et les officiers militaires qui n'ont pas été directement impliqués dans les combats affirment que la stratégie défensive techno-centrée d'Israël, qui grève son budget, présente des failles fondamentales, et qu'elle s'appuie en particulier sur des capteurs en réseau comme pilier des efforts de surveillance. Ces derniers ont échoué de manière assez flagrante en permettant l'enlèvement surprise de deux soldats israéliens par le Hezbollah.. »

On peut élargir toutes ces remarques à toutes les situations des forces armées israéliennes: accent systématique mis sur la technologie et sur les matériels avancés qui en dépendent, négligences au niveau de l’entraînement, des équipements de base, de l’adaptation tactique, etc. Toutes ces appréciations critiques peuvent être reprises mot pour mot et appliquées à l’U.S. Army et au Marine Corps tels qu’ils opèrent aujourd’hui en Irak.

On retrouve même la pratique, courante dans la bureaucratie militaire US, de lancer des opérations militaires dans un seul but de relations publiques. Ce fut le cas de la dernière poussée de Tsahal vers la rivière Litani (qui avait été atteinte en quelques heures après le déclenchement des hostilités en 1982), déclenchée après que le cessez-le-feu ait été voté et accepté. Uri Avnery explique:

« L'objectif était de photographier les soldats victorieux sur la rive du Litani. L'opération ne pouvait durer que 48 heures, le temps que le cessez-le-feu entre en vigueur. [A aucun moment l'armée n'a atteint le Litani. [...] Lorsque le cessez-le-feu est entré en vigueur, toutes les unités participantes avaient atteint les villages sur la route du fleuve. Là, elles sont devenues des cibles faciles, encerclées par les combattants du Hezbollah, sans lignes de ravitaillement sûres. Dès lors, l'armée n'a plus qu'un seul objectif : les faire sortir de là le plus rapidement possible, sans se soucier de qui pourrait prendre leur place. »

L’opération, les 12 et 13 août, avait coûté la vie à 33 soldats de Tsahal.

A l’ombre de the House of War

Dans son superbe livre House of War — The Pentagon and the disastrous rise of the American powerJames Carroll définit ainsi ceux que l’on nomma à la fin des années 1990 The Vulcans (Rumsfeld, Cheney, Perle, Wolfowitz, Armitage, Powell, Rice), qui conseillèrent GW Bush durant sa campagne de 2000 et prirent le pouvoir en janvier 2001:

« Alors que leurs prédécesseurs, les “sages” et les “meilleurs et les plus brillants”, étaient nés dans les eaux nourricières de Wall Street et de Harvard, respectivement, le cercle des vrais croyants de Rumsfeld a émergé de la culture, de l'idéologie et du moralisme du Pentagone lui-même. Il semblerait que le bâtiment ait enfin trouvé sa place. »

Dès les années Reagan, ce groupe d’idéologues extrémistes était déjà dans les rouages de l’administration. (On y trouvait notamment Perle et Wolfowitz, tandis que Powell occupait des fonctions politico-militaires. Rumsfeld avait été secrétaire à la défense entre 1975 et 1977.) C’est eux, et avec eux le nouveau courant de pression qu’ils exprimaient, qui instrumentèrent la complète “annexion” d’Israël à ce complexe bureaucratique de puissance qu’est le Pentagone. Ce n’était pas un “complot” dans le sens humain du terme. Ils ne faisaient qu’exprimer la puissance extraordinaire du Pentagone et de sa culture, qui avaient définitivement mis la haute main sur la politique de sécurité nationale des Etats-Unis. En ce sens, c’est bien le Pentagone en tant que tel, en tant que puissance autonome et incontrôlée, qui imposa à Israël, dès les années 1980, une main-mise qui bouleversa complètement les conceptions et les structures de Tsahal, et qui réduisit d’autant, jusqu’à l’inexistence totale, la souveraineté nationale d’Israël.

Le conflit avec le Hezbollah de juillet-août 2006 a confirmé de façon éclatante un état des choses où les capacités guerrières, les équipements, les tactiques, mais aussi la culture fondamentale des forces armées israéliennes se sont révélés comme complètement transformés, — transmutés, sans aucun doute, — par rapport aux conditions originelles de l’Etat d’Israël.

Cette appréciation de la situation militaire israélienne, cette fois étayée par un conflit dont les conséquences catastrophiques se feront sentir longtemps et en profondeur, permet de déboucher sur une autre analyse et sur une autre explication que le sempiternel affrontement entre juifs et arabes proposé depuis un demi-siècle, qui constitue plus un frein décisif mis à la pensée qu’une invitation à mieux comprendre le phénomène des troubles sans fin de cette region. L’appréciation qui place l’establishment militaro-politique israélien à l’ombre énorme du Pentagone (de même que la politique extérieure des USA est “sous influence” du Pentagone), est une explication d’une tout autre envergure, et d’une tout autre cohérence. Elle donne à la crise israélienne une dimension globale en qui fait mieux comprendre l’importance. La crise du Moyen-Orient est aujourd’hui une conséquence de la crise générale et globale qui secoue le monde. En observant la situation de la puissance israélienne par rapport au Pentagone comme on le fait ici, on comprend bien mieux la cohérence de ce schéma, dans la mesure où la puissance du Pentagone est effectivement le centre de la crise mondiale.

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