C’est durant le premier trimestre de l’année 2000 qu’éclate en France l’affaire dite “de Zandvoort”. En cause, des documents saisis chez un pédocriminel hollandais, prouvant l’existence de réseaux pédophiles dont les autorités s’efforcent de dissimuler l’existence, et des victimes françaises potentiellement identifiées. Le retentissement médiatique est considérable, déclenchant moult polémiques et révélant une succession assez ahurissante de ce que je vais miséricordieusement appeler des “dysfonctionnements” judiciaires.
En novembre 1999, Serge Garde et moi-même sommes en Belgique pour enquêter sur des zones d’ombre entourant l’affaire Dutroux. Serge travaille pour le quotidien L’Humanité, moi pas, mais le sujet nous intéresse tous les deux, et dans les enquêtes délicates, l’union fait la force. Des gendarmes belges vont alors nous suggérer de rencontrer les membres d’une association luttant contre l’exploitation sexuelle des enfants, l’asbl Morkhoven, dirigée par un certain Marcel Vervloesem. Nous allons finir par rencontrer ce dernier après des péripéties dignes d’un polar. Il nous explique que s’échangent sur des sites Internet des photos et vidéos épouvantables, où des enfants sont soumis à des sévices, notamment sexuels, de toutes sortes. À notre deuxième rencontre, dans un appartement, il nous le prouve en nous montrant certains de ces sites. Nous sommes estomaqués, et horrifiés, par les images effectivement horribles que nous découvrons, et par la facilité avec laquelle il est possible d’y accéder. Quelques clics et vous êtes plongé dans l’horreur. Il faut réaliser qu’à la fin du XXe siècle, l’entrée d’Internet dans les foyers en Europe est très récente, les réseaux sociaux n’existent pas, et que ses usages sont très mal connus du grand public, et même des journalistes. Le contrôle par les polices européennes de la façon dont les criminalités organisées s’emparent de la toile est encore assez rudimentaire.
Marcel Vervloesem nous remet plusieurs documents, parmi lesquels un fichier de 472 visages d’enfants, siglé par la police hollandaise et un carnet d’adresses. Le fichier de visages aurait vocation à nourrir une base de données de victimes à identifier, et est censé avoir été fabriqué à partir d’un cédérom pédopornographique saisi chez un pédocriminel hollandais, Gerrit Ulrich. Le domicile d’Ulrich à Zandvoort serait une plaque tournante pour la diffusion de ces images. On trouve aussi dans le fichier 17 photos de visages d’adultes, intitulées “daders” (violeurs) par la police. Le carnet d’adresses lui aussi aurait été retrouvé chez ce même criminel hollandais. Nous apprenons qu’il est mort, assassiné par son amant, un an auparavant.
Les Morkhoven nous promettent d’envoyer prochainement le cédérom au siège de L’Humanité, afin de prouver que les photos du fichier hollandais en sont bien issues. Nous rentrons en France, et nous attendons. Mais il n’arrive pas. Deux fois, on nous affirme qu’il est en chemin, et deux fois, nous ne voyons rien venir.
Le gros dossier de L'Humanité
Ma patience est relativement limitée quand il s’agit de crimes sur enfants, et je décide donc de m’y prendre autrement. Je réussis à récupérer le cédérom (et non, ce n’est pas Marcel qui me l’a donné comme j’ai pu souvent le lire), et l’emmène à L’Humanité où nous pouvons vérifier que le fichier de la police hollandaise a bel et bien été élaboré à partir de ce document.
En février 2000, L’Humanité publie un gros dossier, et des familles nous contactent pour consulter le fichier de la police hollandaise. Elles ont porté plainte pour viol sur leur(s) enfant(s) et ces derniers racontent avoir été filmés pendant certaines exactions. Ces parents veulent donc vérifier si par un extraordinaire hasard, la bouille de leurs minots ne se trouveraient pas sur le fichier. Et contre toute attente, trois familles françaises reconnaissent leurs enfants. Nous comparons des photos domestiques des supposées petites victimes françaises avec celles du document hollandais. Effectivement, ça semble bien être eux, les ressemblances sont flagrantes. Nous publions donc ces nouveaux éléments.
Le problème, c’est que, si le bel effort éditorial de L’Humanité est cité dans les revues de presse, ça ne va pas plus loin. Les institutions ne bougent pas une oreille, ça n’est repris par personne, bref, le silence est assourdissant.
Et de L'Huma au Figaro...
Donc, en mars 2000, je rencontre Christophe Doré du Figaro et vais ensuite voir Ivan Rioufol, à l’époque rédacteur en chef du service Informations générales du quotidien. La direction du Figaro fait alors quelque chose de remarquable : il accepte de nous donner de la place pour reprendre et poursuivre une enquête initiée dans les colonnes de L’Humanité. Beaucoup de place ! Les 6 et 7 avril 2000, Le Figaro titre successivement à la une : “Le scandale des pédophiles impunis” puis “La justice est incapable…” (de lutter contre la criminalité en réseau), et Christophe Doré et moi-même écrivons à chaque fois des articles sur une page entière.
Cette fois-ci, l’affaire explose. Elle est reprise sur toutes les chaines de télévision, dans tous les journaux, tant et si bien qu’Élizabeth Guigou, alors Garde des Sceaux, intervient sur le plateau du JT de France 3 et affirme qu’elle “ne veut pas que rien soit laissé au hasard dans cette affaire” (sic). Elle demande aussi aux journalistes de remettre le cédérom à la justice, ce qui ne manque pas de me surprendre : il m’aurait semblé plus logique de le demander à la police hollandaise par commission rogatoire internationale. Serge Garde souhaite cependant remettre la copie qu’il a en sa possession, et il le donne au procureur général de Paris, Alexandre Benmakhlouf. Quant à moi, je remettrai le carnet d’adresses lors de mon audition à la Brigade des mineurs de Paris, qui m’a convoquée comme les autres journalistes ayant participé à l’enquête.
À notre grande surprise, une extravagante polémique par voie de presse va alors se déclencher, ainsi qu’une succession de ce que le procureur Éric de Montgolfier aurait qualifié “de curieuses pratiques judiciaires”.
Comme je le raconte dans la partie 1, l’affaire des documents pédopornographiques saisis par la police hollandaise à Zandvoort explose médiatiquement début avril 2002 en France suite à nos révélations dans L’Humanité et le Figaro. Des enfants français ont été reconnus par leurs familles sur un fichier, élaboré par la police néerlandaise à partir d’un cédérom d’images pédopornographiques, saisi chez le pédocriminel hollandais Gerrit Ulrich.
Nous avons remis, suite à l’étonnante demande de la Garde des sceaux Élizabeth Guigou, une copie de ce cédérom et le carnet d’adresses trouvé lui aussi chez Ulrich.
Et là, rien ne se passe normalement. Si, très logiquement, des associations de protection de l’enfance (Enfance Majuscule, Enfance et Partage, l’Enfant bleu et le Collectif féministe contre le viol) saisissent le parquet de Paris pour exiger que des recherches soient lancées pour identifier tous les enfants filmés sur les vidéos pédopornographiques afin de les protéger, elles ne sont pas entendues.
Au contraire, le chef du parquet des mineurs de Paris, Yvon Tallec, explique le 16 mai 2000 à France 2 qu’il faut « minimiser la portée de cette affaire » et ses arguments ont de quoi laisser pantois.
« Un certain nombre de ces clichés sortent de revues où les enfants ont été photographiés avec non seulement leur accord, mais l’accord de leurs parents », plaide le magistrat. Il semble oublier qu’une de ses fonctions est précisément de rechercher et de poursuivre les adultes qui participent au trafic pédopornographique, même s’il s’agit de parents utilisant leurs propres enfants. De surcroît, un certain nombre de ces clichés montrent des viols d’enfants très jeunes, des viols de nourrissons sont filmés, des gosses à qui on met toutes sortes d’objets dans les fesses… J’en témoigne, je les ai vus, et suis toujours horrifiée rien que d’y penser.
"Certaines des photos sont en plus des matériaux très anciens, puisque nous savons déjà que certaines photos remontent déjà aux années 1970-1980, et aussi minimiser, en tout cas en France, la portée de cette affaire dans la mesure où de nombreux enfants présentés ici ne sont pas des enfants français (sic)."
Certes, certaines photos sont anciennes, mais pas toutes, loin s’en faut. Ensuite, c’est en commençant à enquêter sur des clichés anciens, pris par Jacques Dugué, un pédocriminel multirécidiviste qui a purgé de longues peines de prison, que les policiers de la Brigade des mineurs de Paris découvrent qu’il est à nouveau accusé de viols sur mineurs. Une information judiciaire est en cours à Chambéry. Dugué sera condamné à 30 ans d’emprisonnement pour viols sur deux enfants par la cour d’assises de Chambéry en 2002. Comme quoi, des clichés, même anciens, ne sont pas dénués d’intérêt, un pédocriminel pouvant poursuivre sa “carrière” durant plusieurs décennies et faire de très nombreuses victimes.
Et que faut-il comprendre quand le magistrat argumente que certains enfants ne seraient “pas des enfants français” ? Que le sort des petits étrangers nous indiffère ? Rappelons qu’en 2000, la loi sanctionnant le tourisme sexuel est en vigueur. Sa première application, lors du procès de Draguignan nous a d’ailleurs appris que les pédocriminels sévissant à l’étranger n’arrêtent pas leurs activités criminelles de retour en France et qu’ils peuvent même s’organiser pour “importer” des gosses. On peut de surcroît se demander comment notre chef du parquet des mineurs de Paris parvient à deviner la nationalité d’enfants inconnus à partir de photos ! L’émigration n’est pas un phénomène nouveau au début du XXIe siècle.
Pensez-vous qu’Yvon Tallec va être sanctionné pour ses scandaleux propos ? Absolument pas ! Il sera promu substitut du procureur général de Paris en 2005, procureur de la République adjoint auprès du TGI de Nanterre en 2009, et même maintenu en activité après avoir fait valoir ses droits à la retraite en 2010, et ce, jusqu’en 2013.
Et quid des enfants français reconnus sur le fichier hollandais ? Rappelons que les familles ont voulu consulter le fichier parce que ces enfants sont des victimes présumées de viols et affirment avoir été photographiés et filmés ? Eh bien, les magistrats instruisant leurs dossiers n’auront accès à aucun des documents hollandais, qu’il s’agisse des photos où les victimes ont été reconnues, ou du carnet d’adresses. Les documents hollandais font l’objet d’une information judiciaire à part, centralisée à Paris, sans qu’aucune communication ne soit autorisée vers les magistrats instruisant les plaintes pour viols, ou vers les enquêteurs. Cela donne des situations surréalistes où, par exemple, des avocats de province m’informent qu’ils sont approchés par des policiers qui leur demandent si, “par hasard, ils ne seraient pas en contact avec les journalistes et n’auraient pas accès aux documents saisis à Zandvoort”… Il est certain que ces documents peuvent être intéressants pour leurs enquêtes. Dans la série “situation aberrante”, vous trouverez aussi le témoignage d’un substitut de province en visionnant le documentaire « Réseaux pédophiles, la pièce qui accuse » remis en ligne grâce aux recherches effectuées via le compte Twitter de Zoé Sagan.
Le fichier de visages finira par être distribué en province afin que des familles puissent le consulter, mais les images pédopornographiques ou le carnet d’adresses resteront jalousement conservés à Paris, entre les mains d’une unique juge d’instruction qui rendra un non-lieu deux ans plus tard, quand le soufflé médiatique sera bien retombé. Il sera dit aux 81 familles ayant reconnu un ou des enfants qu’elles se sont trompées, malgré une ressemblance parfois frappante ! Pour une des familles, résidant en Haute-Savoie, d’après la justice française, ce n’est pas moins de cinq frère et sœurs qui possédaient un sosie dans le cédérom de Zandvoort !
Par ailleurs, peu après l’explosion médiatique de l’affaire, une polémique enfle. La doxa officielle est que “les réseaux pédopornographiques n’existent pas”. Ce sont des “fantasmes de journalistes” ou une idée saugrenue de “complotistes”. Hé oui, l’accusation de complotisme n’est pas nouvelle, j’y ai eu droit il y a plus de 20 ans ! Des contre-enquêtes sont bâclées en moins de deux semaines dans Libération ou Marianne (alors qu’il nous avait fallu plusieurs mois de travail pour publier une enquête sérieuse), s’appuyant sur de fausses “fuites” émanant probablement du parquet. Je vous invite à lire Le livre de la honte. Les réseaux pédophiles, mis en ligne gratuitement par France-Soir, pour avoir plus de détails. La polémique est déportée sur le plan de la foi. Les gens sont sommés de ne pas “croire” en l’existence de tels réseaux (alors que les professionnels de la justice savent pertinemment qu’ils existent puisqu’il y a déjà eu des enquêtes les démasquant, des procès et des condamnations).
La cerise se pose sur le gâteau quand je découvre que cela faisait un an que la Chancellerie avait en sa possession le cédérom qu’elle nous a réclamé. L’Élysée le lui avait transmis le 14 mai 1999 afin qu’une enquête soit ouverte et l’affaire avait été classée le 7 juillet 1999, soit moins de deux mois plus tard pour... “absence d’infraction pénale” !
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