Sur fond de nouveau conflit en Palestine, l’annonce de la suspension des négociations entre l’Arabie saoudite et Israël a donné lieu à une interprétation plus large des événements affectant les intérêts de l’Inde, de l’Iran, de l’UE, de la Russie et de la Chine. Alors que les guerres au Moyen-Orient ont toujours affecté le monde entier, en particulier la région Eurasie, d’une certaine manière, cette affaire est en effet liée aux projets de plusieurs États à l’égard d’Israël et de l’Arabie saoudite.
Quelques jours avant l’attaque du Hamas, la Maison-Blanche a confirmé que presque toutes les questions relatives à la normalisation des relations entre l’Arabie saoudite et Israël avaient déjà été résolues, quelques nuances concernant l’Iran restant à convenir.
Du côté saoudien, il y avait deux conditions : l’accès à la technologie nucléaire et l’amélioration des conditions socio-économiques des Palestiniens, qui dépendaient directement d’Israël. La question palestinienne est devenue la pierre angulaire de ces négociations et le Hamas a pratiquement fait capoter l’accord. Dans le même temps, l’Occident collectif était intéressé par un autre projet géoéconomique – la création d’un autre corridor de transport, avec l’Arabie saoudite et Israël comme acteurs clés.
Corridor Inde-Moyen-Orient-UE
Cet accord a été conclu lors du sommet du G20 à New Delhi. Selon une lettre d’information de la Maison-Blanche, les dirigeants des États-Unis, de l’Inde, de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis, de la France, de l’Allemagne, de l’Italie et de l’Union européenne ont signé un protocole d’accord portant sur la création d’un nouveau corridor économique Inde-Moyen-Orient-UE (IMEC).
Outre les liaisons ferroviaires et les lignes maritimes, des câbles de données à haut débit et des pipelines énergétiques sont envisagés. Ceux-ci viendraient compléter les réseaux maritimes et routiers existants afin d’améliorer la circulation des biens et des services vers et entre ces pays.
D’un point de vue géopolitique, le corridor Inde-Moyen-Orient-UE est désormais considéré comme un concurrent de l’initiative chinoise Belt and Road. Les États-Unis et les pays de l’UE ont probablement caressé un tel espoir, bien que l’initiative chinoise implique plus de 150 pays et qu’une trentaine d’organisations internationales y aient adhéré. L’Arabie saoudite et Israël sont également membres de l’initiative chinoise. Il n’y a donc pas de véritable concurrence.
Quant à l’Inde, elle s’est d’abord opposée à la Ceinture et la Route parce que sa principale composante, le corridor économique Chine-Pakistan, passe par un territoire contesté. Il était important pour New Delhi de créer une route alternative vers les pays de l’UE, car aujourd’hui l’ensemble du flux de marchandises passe par le canal de Suez. En outre, en 2003, le conglomérat indien Adani Group a acquis le port de Haïfa en Israël, et les relations entre l’Inde et Israël ces dernières années ont été très productives dans divers domaines.
Le retrait de l’Italie de l’initiative chinoise témoigne en revanche du scepticisme des pays européens, qui se méfient de plus en plus de la puissance croissante de la Chine, suivant en cela la ligne politique de Washington.
Entre-temps, outre le projet Inde-Moyen-Orient-Europe, qui a échoué jusqu’à présent, et la Ceinture et la Route, il existe d’autres alternatives pour l’organisation des routes et de la logistique. Elles ont leurs propres acteurs et opposants, comme dans le cas des deux projets susmentionnés.
Couloir médian
La veille, le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev s’est rendu en Géorgie où, lors d’une rencontre avec le Premier ministre Irakli Garibashvili, il a confirmé l’importance du corridor du milieu et de la participation à celui-ci. La question de la reprise de la construction d’un nouveau port en eau profonde à Anaklia a été soulevée, ainsi que le développement d’autres infrastructures de transport.
Cette initiative a été officiellement créée en 2013 par le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan et la Géorgie, mais a commencé à prendre de l’ampleur relativement récemment. Il existe une association internationale «Trans-Caspian International Transport Route», qui est l’opérateur de ce projet.
Lors de la réunion régulière des 28 et 29 septembre 2023 à Aktaou, un accord sur l’interaction et les mesures de responsabilité dans l’organisation du transport de marchandises dans des trains de conteneurs le long de la route TMTM avec l’utilisation de navires d’apport et un accord sur l’organisation du transport de conteneurs dans la communication internationale directe rail-mer avec la participation de navires d’apport entre les ports de la mer Caspienne (Aktaou-Bakou-Alyat) ont été signés. Les sociétés suivantes ont également été acceptées comme membres : Alport (Azerbaïdjan), BMF Port Burgas (Bulgarie), Semurg Invest (Kazakhstan), LTG Cargo (Lituanie), Global DTC Pte.Ltd (Singapour) et Istkomtrans LLP (Kazakhstan). L’association compte désormais 25 entreprises membres, représentées par 11 pays.
Bien que le corridor médian représente actuellement moins de 10% du volume total de marchandises transportées le long de la route du Nord (c’est-à-dire à travers le territoire de la Russie), en raison de la capacité limitée des ports maritimes et des chemins de fer, de l’absence d’une structure tarifaire unifiée et d’un opérateur unique, les pays membres de l’association TMTM ont mis en place un système de gestion de la chaîne logistique. Actuellement, les pays membres de TMTM se sont fixé pour objectif de porter la capacité du corridor médian à 10 millions de tonnes par an d’ici à 2025.
L’un des avantages du corridor médian est qu’il est plus court de 2000 kilomètres que le corridor septentrional qui passe par la Russie. Le temps de trajet entre la Chine et l’Europe est ainsi ramené à 12 jours, contre 19 jours pour le corridor nord. En outre, le corridor médian permettra de réduire les risques de sanctions associés au transit par la Russie. Bien entendu, il ouvre l’accès à de nouveaux marchés, avec une population d’environ 80 millions d’habitants le long de l’itinéraire.
Le corridor médian offre également la possibilité d’augmenter les exportations d’énergie de l’Asie centrale vers l’Europe. Par exemple, le Kazakhstan a l’intention d’expédier 1,5 million de tonnes de pétrole (2 à 3% de ses exportations de pétrole) vers l’Europe via le corridor du milieu cette année.
Les deux initiatives ont un point commun. Comme le corridor Inde-Moyen-Orient-UE, cet itinéraire contourne la Russie. Cependant, le corridor du milieu inclut la Chine. Le 19 mai 2023, Xi Jinping a rencontré cinq dirigeants d’Asie centrale lors du sommet Chine-Asie centrale pour discuter du lancement du chemin de fer Chine-Kirghizistan-Ouzbékistan et de la construction de plusieurs autoroutes qui feront partie intégrante du corridor du milieu.
La Turquie, quant à elle, tente de tirer parti de son importance géostratégique pour devenir un pont entre l’UE, d’une part, et les pays du Caucase et d’Asie centrale et la Chine, d’autre part.
Dans un scénario optimiste, le corridor médian devrait porter la capacité de transit à 50 millions de tonnes, ce qui complète la vision chinoise d’une route de la soie en fer, ainsi que l’influence régionale croissante de la Turquie. Par ailleurs, la Turquie joue également un rôle crucial en tant qu’intermédiaire dans la chaîne de valeur européenne en raison de sa structure géographique.
Toutefois, le président turc Erdogan a récemment annoncé des plans pour un corridor commercial alternatif et envisage de partager le projet de la route de développement irakienne comme itinéraire alternatif. Aujourd’hui, la part de la Turquie dans l’économie irakienne est déjà très importante.
Du nord au sud
Enfin, il y a le corridor de transport international Nord-Sud, dans lequel l’Inde est également impliquée. Les autres acteurs clés sont l’Iran et la Russie, dont le territoire est traversé par cette route.
Cet itinéraire fait l’objet de discussions depuis un certain temps, mais ce n’est que cette année que des résultats concrets ont été observés, à la fois en termes de services de ferry à travers la Caspienne et d’achèvement de la section ferroviaire Azerbaïdjan-Iran. Il pourrait comporter plusieurs branches, en particulier une section maritime de l’Iran à l’Arabie Saoudite (des marchandises en provenance de Russie y ont déjà été transportées), ainsi qu’une direction ferroviaire de l’Iran au Turkménistan et, plus loin, aux pays d’Asie centrale. Une dimension horizontale supplémentaire couvrant l’Afghanistan et le Pakistan (y compris la réactivation du gazoduc énergétique TAPI) est également envisageable à l’avenir.
La Turquie, qui partage une frontière avec l’Iran, pourrait également rejoindre ce corridor, mais elle n’est pas pressée de le faire.
La position russe sur la mise en œuvre de cette route est optimiste (même le corridor du milieu peut être mutuellement bénéfique), mais pas assez proactive. Après tout, ce n’est que maintenant, dans le cadre du régime de sanctions, que nous sommes parvenus à des décisions et à des résultats concrets, alors qu’il aurait été beaucoup plus facile de le faire plus tôt.
En outre, compte tenu de la crainte du Kazakhstan de tomber sous le coup de sanctions secondaires, il est peu probable que les intérêts de la Russie soient pris en compte dans ce pays. Au contraire, le Kazakhstan tentera de promouvoir le corridor médian afin de diversifier ses capacités logistiques.
En résumé, nous pouvons conclure que la Ceinture et la Route continuera à se développer selon la trajectoire prévue. Le corridor du milieu peut représenter un certain risque pour la Russie de perdre une partie de son transit. Le corridor Inde-Moyen-Orient-UE reste irréalisable. Le corridor Nord-Sud est le plus prometteur du point de vue des intérêts de la Russie. Les économies iranienne et russe sont de plus en plus interconnectées (et à la veille de l’adhésion de l’Iran à l’EAEU, c’est important). Les contacts avec l’Inde continuent de se développer, ce qui contrebalance le vecteur chinois. Le développement de ce corridor de transport incitera d’autres pays de la région à l’emprunter. En outre, il ne comporte pas de risques graves, comme dans le cas de la plaque tournante proposée au Moyen-Orient. La Russie et l’Iran sont des partenaires stratégiques intéressés par la formation d’un ordre mondial multipolaire. L’Inde souhaite également modifier l’ordre actuel. Les clients de Washington, tels qu’Israël, ou les acteurs ambitieux, tels que la Turquie, ne sont pas présents en tant que participants clés à ce projet. Il convient toutefois de tenir compte du fait que l’Occident tentera par tous les moyens de mettre des bâtons dans les roues pour entraver le fonctionnement du corridor Nord-Sud. Les tentatives de brouiller l’Azerbaïdjan et l’Iran, ainsi que les diverses accusations portées par les États-Unis contre Téhéran, sont directement liées à cette situation et visent à isoler l’Iran.
Traduction par Robert Steuckers
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