Il se passe quelque chose entre les USA, et plus précisément l’U.S. Navy, et la Russie, plus précisément Poutine et des MiG-31 équipés de missiles hypersoniques ‘Kinzhal’. Il y a peu de précédents, et même nous n’en voyons aucun d’une crise à un tel niveau suprême de tension entre les deux superpuissances nucléaires stratégiques, qui se concentre pour cette phase, d’une façon aussi précise, sur quelques types de systèmes d’arme non conventionnels, – c’est-à-dire hors des classes habituelles pour la possibilité d’un échange stratégique nucléaire, ICBM, SLBM, TNI. Il s’agit en effet :
• D’une part, de deux groupements navals autour de grands porte-avions d’attaque à propulsion nucléaire, ou CVN, de l’US Navy ; autour des porte-avions USS ‘Gerald R. Ford’ (CVN-78) et USS ‘Dwight D. Eisenhower’ (CVN-69), déployés ou en attente de déploiement au large du Liban et d’Israël ;
• D’autre part, d’avions d’interception lourd MiG-31 transformés en porteurs et tireurs de missiles hypersoniques, à tête conventionnelle ou à tête nucléaire, ‘Kinzhal’, qui viennent d’être affectés à des patrouilles régulières sur la Mer Noire, à portée des deux groupes de porte-avions mentionnés.
Les deux déploiements ont été effectués de façon symétriques dans le temps, et dissymétriques pour le type d’armements, en corrélation avec la crise Hamas-Israël déclenchée le 7 octobre. Il s’agit d’une combinaison dissymétrique nouvelle, l’entrée en service des missiles hypersonique mettant en question la survie des grands porte-avions d’attaque dans une guerre conventionnelle (nucléaire ou non-nucléaire) de très haut niveau. Il est remarquable que ces “détails” soient devenus une affaire d’État avec une intervention détaillée de Poutine à Pékin mardi.
On fait donc ici un historique de cet aspect très précis de la crise Hamas-Israël, quasiment depuis le début.
Déploiement du groupe CVN-78Quasiment dès le tout début de la crise, avec l’attaque du Hamas, le groupe d’attaque autour du CVN-78, qui se trouvait évidemment proche de la zone, – un hasard fort-bienheureux, – est déployé au large des côtes Liban-Israël.
Le 10 octobre, la porte-parole du ministère des affaires étrangères Maria Zakharova fait dans ses déclarations un passage très précis sur le déploiement du USS ‘Gerald R. Ford’, avec une allusion non moins précise à la possibilité d’une implication de « forces tierces », c’est-à-dire d’un troisième acteur en plus des Israéliens et de l’US Navy (John Helmer, le 10 octobre) :
« Dans le premier avertissement direct de la Russie adressé à la force navale américaine en Méditerranée orientale, Zakharova a ajouté : “Jusqu’à présent, nous constatons que la situation évolue sur la voie de l’escalade. Il existe un grand risque d’impliquer des forces tierces dans ce conflit. Et cela est lourd de conséquences à long terme pour la région et pour le monde”. »
Les déclarations US, plus ou moins officielles, justifient la présence du groupe du CVN-78 par la menace que l’Iran ferait peser sur Israël. Un chroniqueur italien, Luciano Lago, écrit ceci sur son site de contreinformation (traduction française en date du 12 octobre), sans qu’il n’y ait aucune possibilité de recoupement/de confirmation, etc. :
« Israël est prêt à utiliser ses armes nucléaires contre l'Iran. Netanyahou a demandé à Biden et à Blinken de lui laisser les mains libres sur l'Iran et de lui fournir de l'aide.
» Selon des sources confidentielles, l'ambassadeur d'Israël à Moscou aurait averti le gouvernement russe que, puisqu'Israël considère l'Iran comme le principal responsable de l'attaque actuelle, Téhéran serait frappé avec des "bombes nucléaires stratégiques".
» On ne sait pas quelle sera la réponse de la Russie, qui doit penser à défendre son allié et ses intérêts au Moyen-Orient. »
Renforcement (CVN-69) annoncé
Entretemps, il est annoncé qu’un deuxième groupe de porte-avions, autour du CVN-69 (USS ‘Dwight D. Eisenhower’), va être déployé dans la même zone. Au cours d’une première intervention publique, Poutine s’étonne du déploiement de ces porte-avions dont il voit mal quel rôle ils pourraient jouer dans leur mission officielle de protéger Israël. Poutine fait évidemment la bête, posture ironique qu’il affectionne pour dénoncer l’un ou l’autre de ses adversaires occidentaux.
Quant au second groupe de porte-avions, le 13 octobre encore il attendait son mastodonte central auquel on avait trouvé de nouveaux rafraîchissements à faire en urgence avant de le remettre en service.
« Le départ de l'USS Dwight D. Eisenhower de la jetée de la station navale de Norfolk a été retardé vendredi [13 octobre].
» “Le départ a été retardé afin de s'assurer que le navire est parfaitement prêt lorsqu'il rejoindra les unités du groupe d'intervention”, a déclaré la Commander Lara Bollinger, responsable des affaires publiques de la Deuxième flotte américaine [Atlantique].
» La marine n'a pas précisé quand le porte-avions partirait. »
Et l’on en vient à ces déclarations de Poutine du 17 octobre, après une très longue rencontre avec le président chinois Xi en marge de la grande réunion chinoise de tous les actionnaires et autres participants au programme de la “Nouvelle Route de la Soie” (BRI).
Nous consultons deux comptes-rendus de ces déclarations : d’abord celui de John Helmer, qui le place au cœur d’un très long texte particulièrement alarmiste sur l’évolution de la situation Hamas-Israël. Nous accordons autant d’attention à la chose parce qu’elle présente, nous le répétons, une situation complètement inédite pour une crise potentiellement au sommet de toutes les crises, entre les deux superpuissances nucléaires stratégiques.
• Helmer, d’abord :
« Au lieu de cela, M. Poutine a annoncé qu'il déployait des missiles supersoniques Kinzhal à portée des forces navales et aériennes américaines positionnées en Méditerranée orientale et en Jordanie. “Ils ont fait monter en puissance deux porte-avions en Méditerranée. Je tiens à dire, – ce que je vais dire et dont je vais vous informer n'est pas une menace, – que j'ai donné l'ordre aux forces aérospatiales russes de commencer à patrouiller en permanence dans la zone neutre au-dessus de la mer Noire. Nos avions MiG-31 sont équipés de systèmes Kinzhal qui, comme chacun sait, ont un rayon d'action de plus de 1 000 kilomètres et peuvent atteindre la vitesse de Mach 9”.
» Poutine a répété : “Il ne s'agit pas d'une menace. Mais nous effectuerons un contrôle visuel et un contrôle par les armes de ce qui se passe en mer Méditerranée”. En russe, “ce n'est pas une menace” signifie que c'est exactement ce que c'est.
» Par deux fois, Poutine a dit aux États-Unis, à Israël, à Guterres et à Griffiths [de l’ONU, les deux derniers] de consulter la carte des portées de frappe des missiles russes et de se rappeler que le dernier porte-avions de la marine américaine à avoir été coulé par un tir hostile était l'USS Bismarck Sea qui, en février 1945, n'a pas pu se défendre contre les vagues d'avions kamikazes japonais. »
• Mercouris ensuite, d’une façon beaucoup plus élaborée, et le 20 octobre, soit trois jours après la déclaration (le commentaire de Helmer est du 19, sans être particulièrement mis en valeur), pour disposer de traductions officielles des déclarations.
Mercouris lit d’abord des déclarations de Poutine (vidéo à partir de 47’40”), sans vraiment préciser quand il cesse de citer pour commenter lui-même :
...« Je veux dire, – et cela n’est pas une menace, – que j’ai donné instruction aux forces aériennes de commencer des patrouilles au-dessus de la Mer Noire de façon permanente. Nos avions de combat MiG-31portent des système ‘Kinzhal’ dont on sait qu’ils ont une portée de plus de 1 000 kilomètres à une vitesse allant jusqu’à de Mach 9... Et cela est d’une certaine façon un commentaire assez mystérieux et il avait un peu plus à dire, et un journaliste, Pavel Zaroubine, posa la question de la cause de ce déploiement
» “Qu’est-ce que vous voulez dire par patrouiller en Mer Noire ? Est-ce que cela ne pourrait pas être interprété comme une menace de la Russie ?”
» Et Poutine insista alors :
» “Ce n’est pas une menace mais nous pouvons contrôler visuellement ce qui se passe dans cette partie de la Méditerranée et nous avons les systèmes d’armes pour ce même contrôle ... J’insiste bien, ce n’est pas une menace, c’est un avertissement pour une situation où il existe une guerre régionale”... »
Et Mercouris d’ajouter en insistant sur son « It is a warning, not a threat », en notant que la différence peut très vite se dissoudre, et nous-même notant que, dans certains cas, nous considérerions un “avertissement” comme opérationnellement plus grave qu’une “menace” parce qu’un avertissement peut aussi être l’activation opérationnelle d’une menace théorique...
Ensuite, Mercouris met en évidence la gravité de cet “avertissement-pas-de-menace” dans la situation actuelle, sans conclure à propos des intentions de Poutine, reflétant finalement l’espèce de confusion qui semble finalement volontaire de la part de Poutine. Quoi qu’il en soit, les deux commentateurs sont d’accord, l’un d’une façon imprécise et l’autre beaucoup plus précisément, pour voir dans les paroles de Poutine un réel avertissement comme concrétisation bien réelle d’une menace...
Une autre sorte de dissuasionCe qui nous arrête donc dans cette démarche, moins que la question “menace-avertissement” ou capacités du ‘Kinzhal’ que la nouvelle sorte de dissuasion stratégique nucléaire, – ou non-nucléaire, ou conventionnelle ! – qui apparaît. Le sort d’un porte-avions de 100 000 tonnes est indiscutablement un fait stratégique majeur, donc un objet de dissuasion ; mais cette façon ciblée, détaillée, à partir d’un débat ouvert sur les capacités de l’hypersonique que personne ne met en doute et qui démontre l’irresponsabilité et l’incompétence des USA, font sortir la dissuasion du domaine de la terrible incertitude symbolique et du secret terrifiant qui la caractérisait durant la Guerre Froide... La dissuasion devient un jeu à ciel ouvert, cartes sur table, avec des mises sans la moindre vergogne, – et ce sont les USA qui ont voulu cela en démantelant les premiers toute l’architecture des accords de contrôle et de vérification, et de stricte limitation de nouveaux types d’armement des années 1960-1980.
C’est comme si Poutine disait aux amiraux de la Flotte, – et nous mettons ça en italique et en retrait comme s’il l’avait vraiment dit, ce qui est factuellement faux bien sûr, – mais psychologiquement pas loin du vrai !
“Eh vous autres ! Vous parlez bien souvent en ce moment des capacités des missiles hypersoniques et de la vulnérabilité de vos monstres de 100 000 tonnes à deux balles... Des articles, des auditions au Congrès, des analyses, des symposiums, des interviews... Eh bien moi, avec quelques MiG-31 en patrouille, je vous en envoie un par le fond comme je veux, à 600-800 kilomètres de distance... Et peut-être même que je n’ai même pas besoin de nucléaire... Qu’est-ce que vous en dites, vous autres au Pentagone ?”
Bien, on en a déjà parlé en abondance, de cet aspect des choses, de cette nouvelle forme, de ce nouvel échelon de la dissuasion que l’hypersonique peut amener, même au plus haut niveau stratégique ? Voyez, en octobre 2022, en décembre 2022... Et ceci, effectivement, du 8 décembre 2022 :
« Nous sommes donc convaincus qu’un conflit au plus haut niveau (Russie et OTAN/USA) est au moins probable, mais qu’il ne serait pas nécessairement nucléaire à cause de l’existence désormais, dans le chef des armes russes hypersoniques, d’un échelon intermédiaire dans la dissuasion “entre la guerre conventionnelle de haut niveau et la guerre nucléaire avec son enchaînement quasiment inéluctable du tactique au stratégique (guerre totale d’anéantissement).” Cette probabilité conditionnelle empêche d’évoquer plus précisément ce que pourrait être le déroulement de ce conflit... »
Alors, on jouerait à la bataille navale ? “Cuirassé touché !”, “Porte-avions coulé !” Nous sommes entrés à une vitesse, – euh, hypersonique ? – dans une nouvelle époque.
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