20 septembre 2023

Darwinisme social et eugénisme anglo-saxons

On appellera empiriquement darwinisme social toute théorie ou élément de théorie qui maintient que les lois sociales constituent un prolongement de la nature, que l’une des lois les plus importantes de la nature est la lutte pour la vie menant à la survivance du plus apte, que cette loi s’applique à la lutte entre individus ou à la lutte entre groupes. La plupart du temps, le « darwinisme social », tel qu’on l’entend communément, maintient qu’il faut veiller à ce que cette loi s’exerce dans des conditions naturelles qui ne soient pas faussées par la société. Cette définition, comme toute autre, peut néanmoins prêter à polémique, dans la mesure où le « darwinisme social » est un terme que personne n’a jamais revendiqué pour ses propres thèses et qui a été prêté à des adversaires, réels ou imaginaires, par des critiques, lesdits adversaires n’admettant pas que leur pensée puisse être rangée dans cette catégorie [2][2]Voir l’article de D. Becquemont, « Aspects du darwinisme social….

On distingue néanmoins aisément un darwinisme social individualiste, mettant l’accent sur la compétition entre individus à l’intérieur d’un même groupe, sur le modèle de la lutte entre individus d’une même espèce dans l’œuvre de Darwin. Ce « darwinisme social » de premier type se résume en fait à ce qu’on appellerait aujourd’hui une forme extrême d’ultra-libéralisme, hostile à toute intervention de l’État dans la vie sociale au nom d’un laisser-faire des lois de la nature. Historiquement, il fut formulé par le philosophe anglais Herbert Spencer [3][3]Voir D. Becquemont et L. Mucchielli, Le Cas Spencer, Paris,…, avant même la publication de L’origine des Espèces de Charles Darwin. Jamais ce dernier, même s’il insista dans des écrits plus tardifs sur la nécessité d’une certaine compétition, n’adhéra à une telle théorie, rejetant même vigoureusement l’idée d’une suppression de l’aide sociale et médicale aux êtres considérés comme les perdants dans la lutte pour la vie. Si la philosophie de Spencer fut appelée « darwinisme », ceci résulte d’un malentendu historique résidant dans l’ambiguïté du terme « évolution [4][4]Voir l’article de D. Becquemont, « Développement », in… » – terme qui fut popularisé par Spencer et non par Darwin – et de l’acceptation par Darwin du terme « survivance du plus apte » comme synonyme de « sélection naturelle [5][5]Voir l’article de D. Becquemont, « Darwinisme social », in… ». Cette forme de darwinisme social individualiste de type spencérien reçut son appellation en France en 1880 [6][6]Dans La Critique du darwinisme social d’Émile Gautier, Paris,…, et fut longtemps appelée dans le monde anglo-saxon « sociologie darwinienne ». Proche du libéralisme économique, voire du libertarisme, elle fut souvent très hostile à l’impérialisme et à toute intervention guerrière de l’État, ainsi qu’à toute mesure eugénique.

Certains, enfin, considèrent que l’eugénisme est une branche du darwinisme social, voire la branche principale, thèse que nous ne critiquerons pas ici, nous bornant à indiquer les points de contact possibles entre « darwinisme social » et « eugénisme ».

On pourra, pour illustrer la complexité des problèmes de définition, mentionner une réunion de la Société Américaine de Sociologie [7][7]American Journal of Sociology, n° 12, 1907. en 1907. Un certain John Collier, qui, dans un article précédent, avait récusé l’idée que la lutte entre races pût être considérée comme une forme de darwinisme, fit un exposé sur ce qu’il appela « biologie sociale » ou « darwinisme social » : il consistait en un plaidoyer en faveur de mesures eugéniques. Après l’exposé de Collier, le sociologue américain Lester Ward – qui accordait une certaine importance à la lutte entre races – prit la parole, précisant qu’il avait préparé des notes sur le darwinisme social tel qu’il avait été défini et critiqué par le philosophe franco-russe Jacques Novicow dans un précédent congrès, c’est-à-dire la « lutte entre races ». Ward était d’autant plus irrité que Novicow l’avait qualifié de « darwinien social », alors qu’il avait lui-même consacré beaucoup de temps et d’écrits à réfuter le darwinisme social de Spencer, qu’il appelait « darwinisme conservateur », et qu’il n’admettait pas d’être rangé dans la même catégorie que Spencer et ses disciples.

Il en profita pour préciser que, jusque-là, le terme de « darwinisme social » avait été utilisé en deux sens différents, soit celui d’une légitimation des lois économiques de la compétition entre individus conformément à la loi naturelle de la survivance du plus apte, soit celui de la sociologie de la lutte. Il ajouta que c’était la première fois qu’il entendait définir l’eugénisme comme « darwinisme social », sens qui lui paraissait tout à fait erroné. Le darwinisme social de Spencer et la sociologie de la lutte étaient fondés sur des analogies entre lois de nature, lois sociales, et lois de l’économie politique. L’eugénisme avait pour présupposé, non des analogies, mais une réduction complète du social au biologique, et ne se basait pas sur la loi de survivance du plus apte au cours de l’histoire.

La lutte des races ou sociologie de la lutte

Si l’on suit à la lettre la métaphore darwinienne, la « lutte pour la vie » pouvait aussi être considérée comme lutte entre espèces, encore que Darwin ait toujours considéré la lutte entre individus d’une même espèce comme plus importante que la lutte entre espèces. Il était donc possible, par analogie, de considérer la lutte entre groupes humains comme une loi de nature. Ce type de raisonnement, qui ne pouvait guère s’appuyer sur le moindre texte de Darwin, fut néanmoins extrêmement populaire pendant près d’un siècle, de 1860 à 1940 au moins. Mais, plus qu’un un appel belliqueux à la lutte entre races à l’époque contemporaine, ces théories voyaient plutôt la lutte entre races s’exercer en sa plus grande intensité aux origines de l’humanité, et s’atténuer avec les progrès de la civilisation, l’assimilation de la race vaincue à la race victorieuse, l’élargissement constant des groupes humains. Ces théories eurent une certaine popularité en Grande-Bretagne, où elles servirent de justification aux institutions britanniques, appelées à s’étendre à l’ensemble du monde, ainsi qu’à un certain colonialisme se voulant plus pacifique que belliqueux. Aux États-Unis, outre la justification de l’occupation d’un immense territoire par victoire sur des peuples « inférieurs », elle renforça l’idée d’une « destinée manifeste » du peuple américain.

Cette théorie s’exprime au mieux dans les dernières œuvres du sociologue américain Lester Ward [8][8]Lester Ward, qui fait de la lutte des races le moteur de…. S’appuyant alors sur les thèses du sociologue autrichien Gumplowicz [9][9]Là où Ward parle de synergie, Gumplowicz parle de « syngénie »,…, Ward renonça à voir dans le progrès de l’humanité un développement des instincts sociaux, mais soutint que les conflits raciaux étaient à l’origine de l’État, la victoire du ou des groupes dominants entraînant une « synergie » entre peuples. Le « sauvage » primitif n’était pas un animal social, et la guerre était une nécessité sociale : la société progressait par amalgamation et assimilation de groupes en guerre, de nouvelles races « synergiques » naissant de ces luttes ; le principe biologique résidait dans la survivance du plus fort, le principe sociologique était la synergie entre groupes. C’est ainsi que de nombreuses races avaient été absorbées, que d’autres avaient disparu. Chaque race était le résultat d’assimilations complexes : de nos jours encore, de nouvelles races se constituaient en Australie ou en Afrique. Les guerres raciales avaient donc permis le développement du patriotisme, celui des premiers États, la protection de la propriété. L’humanité passait graduellement de la vie en petits groupes isolés à la vie « anarchique » (plusieurs groupes en contact et en guerre perpétuelle), à l’âge « politarchique », où existaient déjà des formes rudimentaires, et enfin l’âge « pantarchique » ou cosmopolite, où régnaient des sentiments humanistes universels et où s’abolissait la lutte entre races. L’on passait, au cours de ces âges, du cannibalisme (sauvagerie) à l’esclavagisme (barbarie), au servage (rudiments de civilisation), au salariat (capitalisme), à la conscience d’une solidarité (marché mondial, capitalisme ou socialisme d’État) : la liberté politique, la propriété, la démocratie, s’acquéraient par synergie croissante. Plus que de lois de nature, il s’agissait ici de lois sociales : alors que, dans la nature, l’environnement transformait les êtres vivants, dans la société, l’homme transformait son environnement. Le progrès de l’humanité, grâce à ce moteur qui s’autodétruisait avec les progrès syngéniques, était le passage d’une économie de la douleur à une économie du plaisir. Ward critiquait alors Spencer pour ne pas avoir poursuivi assez loin ses analogies : logiquement il aurait dû renoncer à son idée de compétition entre individus, qui n’était admissible qu’à un degré inférieur d’intégration sociale. La lutte pour la vie était le moteur de l’Histoire, mais, lorsque des formes supérieures d’intégration étaient à l’œuvre, elle devenait inutile, voire pernicieuse.

La théorie de Ward n’est que l’une parmi bien d’autres, nombreuses, qui voyaient aux origines de la société un sauvage belliqueux et considéraient que la guerre avait été un facteur de progrès, mais qui ne prônaient nullement, pour le présent, une lutte entre groupes humains.

De la lutte entre races au racisme essentialiste

Mais ce darwinisme social désigné souvent sous le terme de « sociologie de la lutte » s’accompagnait parfois, et de plus en plus dans le contexte historique qui devait mener à la guerre de 1914, sur l’idée que la loi du plus fort était une règle de justice autant qu’une loi de civilisation, et que la « lutte pour la vie » devait se poursuivre de nos jours. On a souvent mentionné les proclamations de certains militaires allemands comme une forme de ce « darwinisme social », voyant dans la lutte pour la vie une loi qu’aucune forme de civilisation n’atténuait. Dans le monde anglo-saxon, on mentionnera toutes les formes de manifestation de supériorité raciale, en ce dernier quart du xixe siècle, d’apologie de l’impérialisme, et de la domination des peuples colonisés sur les « sauvages ». Aux États-Unis, l’idée d’une « destinée manifeste » du peuple américain, dérivée de la notion religieuse de peuple élu par l’Histoire, destinée qui appelait les États-Unis à civiliser les races inférieures de son territoire et à servir d’exemple à toutes les nations par la perfection de ses institutions, débouchait aisément sur la supériorité de la race « nordique » sur les autres. Il était aisé de passer de la loi du plus fort à celle de la supériorité naturelle d’une race sur une autre, et c’est dans ce climat que s’établit une hiérarchie des races en Europe, différente dans chaque pays certes, mais reposant cependant sur certaines règles générales. La division, ou sous-division, de la race aryenne, en trois sous-races – nordique, alpine et méditerranéenne – s’accompagnait d’une hiérarchisation où le darwinisme social, d’apologie de la lutte entre races, tendait à devenir apologie de la race naturellement supérieure – quel que soit l’issue du conflit, pourrait-on dire, encore que cette position théorique n’allât pas sans poser problème.

10L’un de ces représentants extrêmes de ce racisme essentialiste en Grande-Bretagne – ou issu de la Grande-Bretagne, car il se fit naturaliser allemand et publia son œuvre majeure en allemand – était Houston Stewart Chamberlain. Dans ses Grundlagen des neunzehnten Jahrhunderts, Chamberlain considérait la race comme une forme d’élevage de ce qu’il y avait d’essentiel en elle, et dont la pureté était obtenue par une sorte de raffinage. La race n’était donc pas chez lui à proprement parler biologique, mais le produit mobile d’une certaine discipline sur un matériel humain : toute l’histoire de l’Occident était une histoire de bon et de mauvais mélange de sang. L’âme et la nation étaient bonnes ou mauvaises selon ce mélange, il existait des races bonnes et d’autres foncièrement mauvaises. À l’âme grecque s’opposait l’âme juive, son complément, « comme le jour a besoin de la nuit [10][10]« Il semble que toute la bassesse dont les hommes sont capables… ». La race aryenne était une race morale plus encore que biologique. Les Sémites, malgré leurs grandes qualités morales, étaient incapables de fonder un droit civilisateur, et seul le « chaos ethnique » qui prévalait en Europe avait pu leur conférer un certain rôle. Seule une forme de « sainteté de groupe » pouvait conférer à une nouvelle race le devoir moral de lutter contre « l’âge juif [11][11]Le Juif actuel était, selon Chamberlain, différent du peuple… » actuel, hybride barbare de peuples divers de qualités contradictoires, et seule la race germanique était encore en mesure de jouer ce rôle.

Cet ouvrage constitue, sans doute aucun, l’une des sources de la pensée nazie, et Hitler sut lui rendre un hommage particulier – et s’en inspirer de très près. Mais s’agit-il encore de darwinisme social, fût-ce même de celui qui hiérarchisait sans scrupule les races en dehors de toute sanction de « lutte pour l’existence » ? Il semble bien que H. S. Chamberlain ait franchi les limites de cette forme la plus raciste du darwinisme social, et s’inscrive au-delà en jetant une lumière sur certaines sources du nazisme proprement dit : le culte du sang, la sainteté de groupe, l’assimilation de l’âme et du sang, la haine irraisonnée et le désir de destruction d’un groupe humain dans son entier vont au-delà de toute définition du « darwinisme social ». Et l’on n’oubliera pas que Chamberlain choisit de renoncer à sa nationalité britannique.

De la race supérieure à la survivance des moins aptes

Le dernier quart du siècle vit néanmoins décroître l’optimisme de ceux qui considéraient que l’issue de la lutte pour la vie débouchait systématiquement sur le triomphe du plus fort. La foi en une éducation qui devait en l’espace de peu de temps éclairer les masses ébranlées, une crise économique larvée dans plusieurs pays – la Grande-Bretagne en particulier –, le niveau de pauvreté qui ne baissait que lentement, la foi même en la science comme solution à la plupart des problèmes économiques ou même moraux remise en question, tout cela entraînait un certain pessimisme et un certain doute envers la perfection des lois naturelles quand elles s’appliquaient à la société. Qui plus est, il s’avérait, aux yeux de nombreux membres de l’élite biomédicale évolutionniste, que, contrairement aux prévisions des premiers darwiniens sociaux, les « inaptes » – c’est-à-dire, pour simplifier, les « faibles d’esprit », les chômeurs et les pauvres –, se propageaient bien plus vite que les membres les mieux nés des élus « naturels » dans la lutte pour la vie. Des obstacles sociaux – tels que les progrès de la médecine et de l’hygiène –, des mesures de protection sociale étatiques, entravaient le libre jeu de la sélection naturelle et permettaient à une masse de faibles d’esprit et de corps de survivre dans des conditions artificielles. La race britannique en était menacée – le problème se posant en termes différents aux Etats-Unis, où le danger premier fut d’abord ressenti dans l’immigration mal contrôlée –, et le laisser-faire du premier darwinisme social n’était plus de mise. Il y avait « cessation de sélection » et menace de dégénérescence de la race. D’autres soutenaient que, pire encore, dans les conditions de lutte pour la vie dans la vie urbaine, se produisait la sélection d’un type d’individus qui était loin d’être le plus sain, « une race d’hommes petits, contrefaits, maladifs et difficiles à tuer [12][12]A. E. Crawley, « Primitive Eugenics », Eugenics Review, 1,… ». C’est dans ce climat d’incertitude, de hantise de la décadence et de la dégénérescence biologique que prit naissance l’eugénisme de Francis Galton. Le darwinisme social qui entérinait la victoire naturelle du plus apte, ou qui allait jusqu’à classer les races en supérieures et inférieures, s’inversait en son contraire, et s’apprêtait à prôner des mesures pour protéger les mieux nés, privés artificiellement du triomphe dans la lutte pour la vie par la prolifération incontrôlée, contre-nature, des souches les plus basses de la population.

Peut-on, alors qualifier l’eugénisme de « darwinisme social » ? Il serait sans doute préférable de distinguer les deux termes et les deux courants, autant que cela est possible, ne fût-ce qu’à cause de l’optimisme et du non-interventionnisme de l’un, du pessimisme et de l’interventionnisme de l’autre. Mais souvent, il est difficile de discerner le darwinisme social et l’eugénisme dans la pensée de certains auteurs. Ainsi Karl Pearson, qui fut un certain temps socialiste, considérait qu’il était nécessaire de renforcer la vigueur de sa race par des mesures eugéniques, afin de mieux l’emporter dans la lutte pour la vie entre nations. Tel fut le point de vue de nombreux darwiniens sociaux, qui envisageaient des mesures eugéniques aux fins de renforcer leur propre groupe social, mesures eugéniques qui pouvaient aller de pair avec un haut degré de protection sociale, voire une socialisation des moyens de production, d’où la pensée eugénique d’un certain nombre de socialistes [13][13]Cf. Daniel Becquemont, « Socialisme et eugénisme en….

Dès 1865, Galton avait envisagé d’appliquer la connaissance statistique des lois d’hérédité pour favoriser les naissances des « mieux nés ». Charles Darwin, à qui il s’ouvrit de son projet, demeura fort sceptique, jugeant que les connaissances biologiques de son époque n’étaient pas assez nombreuses pour envisager des mariages préférentiels entre les meilleures souches. Galton ne parla ouvertement d’eugénisme, ou d’eugénique, qu’en 1883, et la définition la plus précise qu’il en donna date de 1904 [14][14]Francis Galton, « Eugenics, its definition, scope and aim »,… : « L’étude des éléments contrôlables socialement qui peuvent améliorer ou détériorer les qualités raciales des futures générations, physiquement ou mentalement ». L’eugénique était pour lui à la fois une science (appuyée sur des lois de distribution statistique et des lois d’hérédité), une pratique, et une religion (le sens obscur d’un devoir religieux envers l’humanité future). Si ce projet ne rencontra guère d’écho dans les années qui suivirent, il devint très populaire dans les années 1900, où fut fondée la Société d’éducation eugénique, composée de médecins, de biologistes, et de nombreux intellectuels et membres des classes moyennes. L’un de ses membres, le docteur Saleeby, distingua deux eugéniques : l’eugénique positive, qui consistait à améliorer la fécondité des meilleures souches de la nation, par des mesures d’encouragement social, par l’établissement d’une sorte de liste nationale des éléments les mieux nés (un projet auquel Galton consacra beaucoup d’énergie) ; et l’eugénique négative, qui consistait à diminuer le taux de fécondité des souches inférieures. Pour cela, diverses mesures furent prônées : la ségrégation des « inaptes », des « faibles d’esprit », des « malades congénitaux » (tuberculose, syphilis, mais aussi surdité et cécité héréditaires), voire des alcooliques [15][15]Une certaine opposition, en Grande-Bretagne, distingue les…. Galton, dans une conférence prononcée à la Société britannique de sociologie lors d’une de ses premières réunions en 1901, proposa à la sociologie britannique de se fondre dans la science de l’eugénique. La Société d’éducation eugénique fit pression sur le gouvernement pour prendre des mesures de ségrégation des « inaptes ». L’eugénique fut acceptée dans le cursus universitaire et Karl Pearson, mathématicien disciple de Galton, créa en 1907 le Laboratoire d’eugénique ; le premier congrès international d’eugénique eut lieu à Londres en 1912. Les eugénistes anglais militèrent avec succès en faveur d’une restriction (modérée) de l’immigration (Aliens Act). Leur action en faveur de la stérilisation des inaptes (qui n’était pas acceptée par tous les eugénistes anglais), eut peu de succès. Karl Pearson, certes, affirmait que « chacun, une fois né, a le droit de vivre, mais ce droit de vivre n’implique pas en lui-même le droit pour chacun de se reproduire [16][16]Karl Pearson, Darwinism, Medical Progress and Eugenics,…. » Mais aucune mesure de stérilisation eugénique ne fut prise en Grande-Bretagne malgré la pression du mouvement eugéniste, le climat d’hostilité latente envers une immigration jugée excessive, et les nombreuses proclamations envers une certaine forme d’eugénisme, de Winston Churchill à l’écrivain socialiste H. G. Wells. Dans sa majorité, la Société d’éducation eugénique critiqua les premières lois eugéniques de l’Allemagne nazie, refusant l’application forcée de ces mesures à des groupes entiers. Mais Karl Pearson, dans un banquet donné en son honneur à l’Université de Londres, évoquant sa carrière et ses efforts pour promouvoir l’eugénisme, déclarait encore en 1934 :


« Des expéditions aventureuses dans de nombreux champs s’ensuivirent, ainsi que des combats sur plusieurs océans, mais, que nous ayons eu raison ou tort, que nous ayons perdu ou non, nous avons certainement produit un certain effet. Cela culmina avec l’apologie de l’eugénisme par Galton, et sa fondation d’une chaire universitaire d’eugénique. Ai-je parlé de culminer ? Non, cela viendra plutôt dans l’avenir, peut-être avec le chancelier du Reich Hitler et ses propositions pour régénérer le peuple allemand. En Allemagne se déroule une vaste expérience, et certains d’entre vous vivront peut-être pour voir ses résultats. Si elle échoue, ce ne sera pas par manque d’enthousiasme, mais plutôt parce que les Allemands n’en sont qu’au début des statistiques mathématiques au sens moderne du terme [17][17]J. Richard Marshall, Critical Psychology Forum, 95, 1996, p. 15. ! »

L’eugénisme aux États-Unis

Les États-Unis furent le pays où l’eugénisme fut le plus prôné et le plus mis en pratique au début du xxe siècle. Au Connecticut d’abord, puis dans de nombreux états, des mesures furent prises pour interdire les mariages des « épileptiques, débiles, et faibles d’esprit ». Mais la figure la plus importante en ce début de xxe siècle fut sans doute le généticien Charles Davenport [18][18]Son ouvrage Heredity in Relation to Eugenics (1911) marque une…, directeur de la station biologique de Cold Spring Harbor. Soutenu par de nombreux organismes privés, dont la fameuse Carnegie Institution [19][19]Ce n’est qu’en 1939 que la Carnegie Institution cessa de…, il fonda en 1910 l’Eugenic Record Office, qui, à la manière de Galton, dressa un grand nombre d’arbres généalogiques, d’où il apparaissait que les inaptes se trouvaient en très grand nombre chez les pauvres et les destitués. L’idée d’une amélioration possible de leur santé par des mesures d’hygiène ou de protection sociale ne semble pas avoir effleuré Davenport et son associé Harry Laughlin.

Davenport s’intéressait essentiellement à l’évolution humaine : il tenta, par l’étude de nombreuses généalogies comparées, de définir un certain nombre de « traits » comme la faiblesse d’esprit, la propension à la criminalité, ou même le nomadisme [20][20]Cf. Daniel Becquemont, « Les effets pervers de la protection…. L’idée d’un melting-pot aux États-Unis lui paraissait appartenir à une époque pré-mendélienne, que la génétique et les lois de l’hérédité invalidaient. Ses recherches, cependant, le poussèrent, comme Galton, à estimer les « valeurs comparées des différentes races » et à prôner un contrôle accru de l’immigration, ouvrant ainsi la voie aux théories de Madison Grant. Le glissement de la ségrégation des individus inférieurs à celui de race inférieure était facile dans un pays dont certains États interdisaient encore en 1915 le mariage entre Blancs et Noirs. Le métissage entre races (miscegenation) était, comme chez les racistes européens, considéré comme un danger de dégénérescence. Quant à Laughlin, collaborateur de Davenport, il proposa, dans l’une de ses publications, une « loi eugénique modèle de stérilisation », à laquelle devraient se soumettre les faibles d’esprit, les fous, les criminels, les alcooliques, les infirmes, aveugles et sourds congénitaux, ainsi que les pauvres incurables et vagabonds. En 1924, l’État de Virginie passa un Racial Integrity Act, sous les conseils de Laughlin et de Grant, qui eut force de loi, et prônait la pureté raciale. Si cette mesure interdisait les mariages des Blancs avec des Noirs et des Indiens, elle ne hiérarchisait cependant pas les races européennes.

De son côté, le psychologue Henry H. Goddard, qui traduisit en anglais le test de Binet en l’interprétant dans un sens très rigide [21][21]Voir Stephen J. Gould, The Mismeasure of Man (La mal-mesure de…, publia en 1912 son best seller, La Famille Kallikak, une étude de l’hérédité des faibles d’esprit, consacré à une famille « bien née » dont une branche, par des mariages avec des faibles d’esprit, dégénéra : « Ils étaient faibles d’esprit, et aucune forme d’éducation ou de bon milieu social ne peut changer un faible d’esprit en individu normal [22][22]H. H. Goddard, The Kallikak family a study in the heredity of…. » Et d’ajouter en conclusion : « Pour les idiots les plus inférieurs, certains ont proposé des chambres de mort. Mais l’humanité se refusera toujours obstinément à la possibilité de ce genre de méthode, et il n’y a aucune probabilité qu’elle soit jamais mise en pratique [23][23]Ibid., p. 101. Quelle que soit l’aversion que son texte…. » Popenoe, cependant, dans son Applied Eugenics, envisageait ces lethal chambers (chambres de mort), soulignant leur utilité dans le passé, mais rejetant leur usage dans le présent. Il proposait la ségrégation des faibles d’esprit [24][24]Le terme de « faible d’esprit » ne désigne pas seulement des… dans des sortes d’institutions (des « colonies », disait-il) où des travaux pourraient leur être confiés. La castration, ajoutait-il, susciterait un sentiment d’opposition trop fort pour qu’elle soit appliquée, mais la stérilisation à grande échelle pourrait être envisagée. Dans une décision de la Cour suprême de 1927, le juge Oliver Wendell Holmes proclamait : « Il vaut mieux pour tout le monde qu’au lieu d’attendre d’exécuter les descendants de dégénérés pour leurs crimes, ou les laisser mourir de faim à cause de leur stupidité, la société puisse empêcher ceux qui sont manifestement inaptes de propager leur race. Trois générations d’imbéciles sont assez. »

Deux obstacles, cependant, se dressaient devant ces mesures : d’une part, quelle serait l’influence du comportement immoral d’une couche de la population qui, stérilisée, n’aurait plus aucun frein à son esprit de débauche ; d’autre part, plus sérieusement, les lois d’hérédité ne prescrivaient pas précisément quel trait dégénératif était ou non transmis à la descendance, et une connaissance plus approfondie des lois de Mendel était nécessaire avant de pratiquer la stérilisation sur une grande échelle.

Si Stoddard et Davenport furent surtout des praticiens, Madison Grant exerça une influence plus grande dans le monde intellectuel des années 1900-1930. Loin de limiter l’idée de ségrégation à une catégorie d’individus désignés par des « mesures » à prétention scientifique [25][25]L’ouvrage de référence à ce sujet demeure celui de S. J. Gould,…, il l’élargit aux Européens. Des races dites caucasiennes, il ne retenait comme vraiment supérieure que la race nordique. Il mena campagne contre l’immigration incontrôlée qui, laissant entrer des races de moindre qualité du sud et de l’est de l’Europe, contribuait à une dégénérescence de la race nordique : celle-ci, à l’origine des plus nobles conquêtes de l’humanité, était menacée d’un « suicide racial [26][26]L’expression vient d’Angleterre, utilisée par R. R. Rentoul,… ». En 1916, il publia The Passing of the Great Race, or the Racial Basis of European History[27][27]Madison Grant, The Passing of the Great Race, or the Racial…, qui obtint un certain succès populaire. Grant se prononçait contre l’entrée non contrôlée des Italiens, des Slaves et des Juifs. Si cette théorie, ouvertement raciste, prônant des mesures eugénistes, perdit de sa popularité après la Première Guerre mondiale, elle eut une influence certaine sur les mesures prises pour limiter l’immigration, et son influence sur l’idéologie nazie ne saurait être niée. L’ouvrage fut très vite traduit en allemand, et l’idée d’hygiène raciale allemande s’inspira des théories de Grant. Edwin Black mentionne une lettre que Hitler aurait adressée à Madison Grant pour le féliciter et lui dire que The Passing of the Great Race était « sa Bible [28][28]Dans la seconde édition de son ouvrage, après l’entrée en… ». Selon Grant, conformément aux règles de la lutte pour la vie, la race supérieure nordique l’avait emporté dans la sélection naturelle, et l’emportait également dans la colonisation de l’Amérique du Nord [29][29]« Le dominion canadien est bien sûr handicapé par la présence…. Mais l’immigration de la fin du xixe siècle avait amené « un nombre croissant des membres les plus faibles, brisés, malades mentaux de toutes les races provenant des couches les plus basses du Bassin méditerranéen et des Balkans, ainsi que des hordes de ces populations misérables et écrasées des ghettos polonais [30][30]Ibid. Dans Whiteness of a Different Colour : European… ». Or si la survivance du plus apte signifiait la survivance du type le plus adapté aux conditions de vie saines de la colonisation des pionniers et de la lutte contre les Indiens, les conditions actuelles de survie dans les villes industrielles favorisaient surtout la « survivance des moins aptes [31][31]L’expression est de l’anglais Karl Pearson. Les idées de… ». Il était donc nécessaire d’envisager des mesures eugéniques de ségrégation, mais surtout de contrôler l’immigration. Le résultat de l’activité de Davenport, de Laughlin et de Grant fut le nouvel Immigration Act de 1924, qui assignait des quotas d’immigration aux divers pays d’Europe (et du monde en général). Celui-ci autorisait 2 % d’immigrants de chaque population selon le recensement de 1890 (ce qui favorisait les immigrants « nordiques » au détriment des Italiens, des Slaves et des Juifs). L’Immigration Act suivait en cela les recommandations du Comité eugénique des États-Unis sur l’immigration sélective, comité dont l’un des présidents n’était autre que Madison Grant. Le rapport précisait que les Européens du Nord et de l’Ouest, plus intelligents, fourniraient « le meilleur matériel pour la citoyenneté américaine ». L’Immigration Act « réduirait grandement le nombre d’immigrants d’un degré inférieur d’intelligence, et d’immigrants fournissant un nombre excessif de membres de nos classes de faibles d’esprit, fous, criminels, et autres groupes indésirables [32][32]Cité dans http://webcom.com/~intvoice/powell.11.html. »

Cette activité et cette propagande ne furent pas sans écho : elles ouvrirent la voie à de nombreuses mesures de protection eugénique dans plus de trente États des États-Unis. Si la ségrégation des Chinois et des Noirs n’avait guère besoin de s’appuyer sur un mouvement eugéniste, celui-ci fit beaucoup pour renforcer les préjugés raciaux envers les Européens du Sud, les Slaves et les Juifs. L’Immigration Act de 1924 constitua l’un des premiers succès de l’eugénisme. Le vice-président Calvin Coolidge avait déclaré en 1923 que « les lois biologiques prouvent… que les Nordiques se détériorent lorsqu’ils sont mélangés avec d’autres races [33][33]Cité par D. J. Kevles, Au nom de l’eugénisme, Paris, P.U.F.,…. » Il était devenu président des États-Unis lors de la promulgation des lois sur l’immigration.

À partir des années 1900, les sentiments de supériorité raciale et biologique des partisans de la « race nordique » étaient si forts que de nombreux États promulguèrent des lois eugéniques allant jusqu’à prescrire la stérilisation (obligatoire ou volontaire, suivant les cas) des « inaptes », tels qu’ils étaient définis par Laughlin. En 1909, le Connecticut promulgua des lois interdisant les mariages des inaptes (ainsi que toute relation hors mariage), l’État de Washington autorisa la stérilisation des récidivistes et des violeurs, et la Californie celle des « faibles d’esprit » – dans le sens très large du terme. L’Iowa passa une loi plus restrictive encore, autorisant la stérilisation des criminels, faibles d’esprit, idiots, alcooliques, drogués, épileptiques et pervers sexuels. Dans les années qui suivirent, le Nevada, le New Jersey, et l’État de New York promulguèrent des lois analogues. Après une première loi restrictive en 1905, l’Indiana promulgua en 1907 la première loi de stérilisation obligatoire : des experts étaient autorisés à faire stériliser des individus dont l’état mental n’était pas améliorable. Cette loi était accompagnée de restrictions interdisant le mariage des déficients mentaux, malades contagieux et ivrognes incurables ; les sujets sortant d’un asile devaient être en possession d’un certificat médical, et les mariages contractés par les résidants de l’Indiana dans un autre État devaient être réexaminés [34][34]Cf. Catherine Bachelard-Jobard, L’Eugénisme, la science et le…. En 1909, la Californie alla plus loin, en autorisant la stérilisation ou la castration des récidivistes et des « faibles d’esprit » de toute sorte. Seize États en 1917, une trentaine en 1930, adoptèrent ainsi des lois eugéniques autorisant, recommandant ou prescrivant la stérilisation de diverses catégories d’individus – aucune ne concernant des « races ou groupes humains », mais des individus considérés comme mentalement et/ou physiquement inférieurs. Certaines de ces lois parlaient de stérilisation volontaire, acceptée par les individus sollicités, d’autres de stérilisation obligatoire. D’autres lois furent néanmoins refusées par la Cour suprême.

Ces lois furent peu mises en pratique dans un premier temps, sauf en Californie. En 1927, un arrêt de la Cour suprême, s’appuyant sur un décret de l’État de Virginie, approuvait la stérilisation de la fille d’une prostituée, Carrie Buck, pour le simple fait qu’elle avait eu un enfant illégitime [35][35]L’affaire « Buck contre Bell ». La stérilisation de Carrie Buck…. Cet arrêté encouragea la mise en pratique de la stérilisation dans de nombreux États. Le nombre de personnes stérilisées de 1907 à 1940 varie selon les estimations de 30 000 à 40 000, dont quelques castrations (Kansas). Le nombre de femmes était assez sensiblement supérieur à celui des hommes, surtout en Californie, où se produisit le tiers des stérilisations. Des lois semblables furent promulguées dans certains États canadiens en particulier dans l’Alberta. Il y a une dizaine d’années se déroulaient encore dans cet État des procès intentés par des femmes stérilisées contre leur gré.

24Le programme des eugénistes allemands des années 1900-1930 ne différait guère du programme eugéniste américain ; Rockefeller et la fondation Carnegie subventionnèrent leurs recherches bien au-delà de cette date.

Dans un ouvrage récent [36][36]Edwin Black, War against the Weak, Londres-New York, Four Walls…, Edwin Black soutient que les eugénistes américains ont directement inspiré le programme d’élimination nazi. Hitler, dans Mein Kampf, aurait félicité les Américains pour leur politique eugénique, et fait preuve d’une connaissance approfondie de l’eugénisme américain [37][37]Black cite, de Mein Kampf, la phrase suivante : « Il y a au…. Ce qui est certain, c’est que les eugénistes californiens éprouvèrent un enthousiasme certains pour les premières mesures eugéniques de Hitler, qu’ils organisèrent une exposition à la gloire de ces mesures en août 1934, à l’occasion de la réunion annuelle de l’American Public Health Association à Los Angeles, après le retour d’un de leurs dirigeants les plus connus, le docteur C. M. Goethe [38][38]Cf. Edwin Black, « Eugenics and the Nazis : the California…, qui déclara à cette occasion :

« Vous serez intéressés de savoir que votre œuvre a joué un grand rôle dans la formation de l’opinion du groupe d’intellectuels qui soutiennent Hitler dans ce programme qui fera date. Partout, je me suis rendu compte que leur opinion a été profondément stimulée par la pensée américaine [39][39]Ibid.. »

Plus importante encore sans doute est l’opinion du New England Journal of Medicine, qui, un an après la nomination de Hitler à la chancellerie, écrivait en 1934 : « L’Allemagne est sans doute la nation la plus progressive dans sa limitation de la fécondité des inaptes. »

28Lors de la proclamation de premières lois eugéniques nazies, la majorité de la Société d’éducation eugénique de Grande-Bretagne avait manifesté sa désapprobation face à des mesures jugées trop extensives, appliquées à des groupes entiers. La désapprobation n’alla pas si vite aux États-Unis. Un certain malaise s’installa d’abord, en constatant le nombre des stérilisations (36 000 au moins dans les années 30), les réticences de plus en plus grandes du milieu médical, la compréhension, lente mais continue, de la nature du régime nazi ; les protestations de nombreux cercles juridiques avaient cependant sensiblement transformé l’attitude de l’opinion publique avant la déclaration de guerre, encore que certaines pratiques eugéniques de stérilisation « involontaire » subsistèrent au-delà de la Seconde Guerre mondiale.

Si l’eugénisme aux États-Unis, de 1900 à 1940 – en dehors, bien sûr, de l’eugénisme allemand – constitue, dans l’idéologie comme dans les pratiques de stérilisation, le moment maximal du pouvoir eugéniste, ces pratiques ne se sont nullement limitées aux États-Unis, et sont attestées, à un moindre degré, dans toute l’Europe du Nord, particulièrement dans les pays scandinaves. La France et la Grande-Bretagne en furent relativement exemptes, encore qu’une idéologie eugénique assez virulente ait subsisté en Grande-Bretagne jusqu’à la guerre, et que certains eugénistes français n’aient jamais désavoué l’eugénisme nazi

On peut s’interroger sur la puissance et la popularité de cette idéologie depuis la fin du xixe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. La première constatation est qu’elle s’exerça avec une puissance maximale dans les pays à domination protestante. La culture et la religion catholiques semblent en effet avoir opposé une certaine résistance à l’idée d’une amélioration de l’espèce humaine par des moyens humains, amélioration appuyée sur une connaissance scientifique et médicale. Une certaine culture protestante avait, au contraire insisté, à côté de l’éthique du travail, sur la domination de la nature comme signe d’une certaine réussite, où la sélection naturelle faisait parfois bon ménage avec l’idée d’une élection surnaturelle des individus [40][40]Parfois, mais pas toujours. Le regain d’hostilité, de nos…. De dominer la nature à dominer la nature humaine en la transformant, il y avait, certes, plus qu’un pas à franchir, mais une certaine imprégnation culturelle a certainement favorisé la diffusion de l’idée d’un caractère modifiable de la nature physique de l’homme. Dans un pays neuf où l’immigration était à la fois une nécessité et un problème plus importants que dans les pays européens, l’eugénisme américain trouva un terreau où il put prospérer plus aisément que dans le Vieux Continent – si l’on excepte, bien entendu, les programmes de stérilisation, d’euthanasie, puis d’extermination du régime nazi, qui sont loin de se limiter à ce que l’on appelle communément l’eugénisme [41][41]Le racisme essentialiste et l’antisémitisme, sans être absents….

Des thèses de Darwin sur la lutte pour la vie au « darwinisme social », l’écart est immense, et le malentendu profond et malheureusement durable. Du darwinisme social, portant sur la lutte entre individus, au darwinisme social, considérant la lutte des races comme le moteur de l’Histoire appelé à s’effacer avec le progrès de la civilisation, au darwinisme social faisant l’apologie du droit du peuple le plus fort, toute une série d’interprétations biaisées est en fin de compte discernable, ainsi que dans le passage de l’apologie du plus fort à la glorification de la race supérieure, nordique ou teutonique. À toutes ces dérives vint s’ajouter, dans la crainte de la décadence et de la dégénérescence qui caractérise le climat intellectuel précédant immédiatement la Première Guerre mondiale, le fantasme de la survivance du plus faible dans la lutte pour la vie. C’est dans cette hantise que prospéra l’eugénisme, avec son programme d’eugénique positive puis négative, la stérilisation des « inaptes » qui se produisit – sur une échelle relativement réduite – aux Etats-Unis, mais ne s’imposa pas en Grande-Bretagne. Cet eugénisme, surtout dans la forme qu’il prit aux États-Unis, était assez proche de l’eugénisme allemand précédant le pouvoir nazi. Imprégné de racisme, teinté d’antisémitisme, il n’envisagea cependant jamais la suppression de groupes humains entiers.

De Darwin à Hitler [42][42]C’est, encore de nos jours, le titre d’un ouvrage d’André…, nul chemin, nulle filiation, directe ou indirecte, mais une série d’impasses, de trajets fourvoyés, de culs-de-sac faussement articulés. De Darwin au darwinisme social, le rapport existe surtout par des liens très lâches et une série de malentendus. Du darwinisme social au nazisme, une vague analogie, dont le contexte historique dissout les grandes lignes, mais signale les dérives eugéniques possibles. De l’eugénisme aux camps de la mort, le passage d’une pratique biomédicale déshumanisée à un racisme essentialiste désignant des groupes humains entiers à éliminer.

Notes

  • [1]

    Professeur émérite à l’université de Lille III.

  • [2]

    Voir l’article de D. Becquemont, « Aspects du darwinisme social anglo-saxon », Darwinisme et société, Patrick Tort éd., Paris, P.U.F., 1992.

  • [3]

    Voir D. Becquemont et L. Mucchielli, Le Cas Spencer, Paris, P.U.F, 1998.

  • [4]

    Voir l’article de D. Becquemont, « Développement », in Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences, Paris, P.U.F., 1999.

  • [5]

    Voir l’article de D. Becquemont, « Darwinisme social », in Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, op. cit.

  • [6]

    Dans La Critique du darwinisme social d’Émile Gautier, Paris, Derveaux,1880.

  • [7]

    American Journal of Sociology, n° 12, 1907.

  • [8]

    Lester Ward, qui fait de la lutte des races le moteur de l’Histoire, et s’inscrit donc dans une forme de darwinisme social « holiste », fut toujours un adversaire décidé des théories individualistes et libérales (au sens de libéralisme économique, et non au sens américain) d’Herbert Spencer, en qui l’on voit le représentant le plus évident du darwinisme social de nos jours. Cet antagonisme prouve par lui-même à quel point il est nécessaire de distinguer lutte interindividuelle et lutte entre groupes comme deux théories divergentes à l’intérieur de ce qu’il est convenu d’appeler « darwinisme social’.

  • [9]

    Là où Ward parle de synergie, Gumplowicz parle de « syngénie », sans que la différence entre les deux concepts soit très sensible.

  • [10]

    « Il semble que toute la bassesse dont les hommes sont capables se condense dans ce petit peuple ; non pas que les Juifs aient été au fond plus abominables que le reste de l’humanité, mais la hideur du vice nous stupéfie dans leur histoire parce qu’il s’y montre tout nu », H. S. Chamberlain, Les Fondements du xixe siècle, Paris, Payot, 1913.

  • [11]

    Le Juif actuel était, selon Chamberlain, différent du peuple d’Israël d’autrefois, « déjà passablement contre nature ».

  • [12]

    A. E. Crawley, « Primitive Eugenics », Eugenics Review, 1, 1909-10, p. 278.

  • [13]

    Cf. Daniel Becquemont, « Socialisme et eugénisme en Grande-Bretagne », Mil neuf cent, 12, 2000.

  • [14]

    Francis Galton, « Eugenics, its definition, scope and aim », Nature, 1904, p. 82.

  • [15]

    Une certaine opposition, en Grande-Bretagne, distingue les partisans de mesures eugéniques contraignantes, et ceux que l’on appellera plus tard les « hygiénistes », plus orientés vers la lutte contre l’alcoolisme, la tuberculose et autres maladies contagieuses.

  • [16]

    Karl Pearson, Darwinism, Medical Progress and Eugenics, Londres, Dulau & Co, 1912.

  • [17]

    J. Richard Marshall, Critical Psychology Forum, 95, 1996, p. 15.

  • [18]

    Son ouvrage Heredity in Relation to Eugenics (1911) marque une date importante dans l’histoire de l’eugénisme américain.

  • [19]

    Ce n’est qu’en 1939 que la Carnegie Institution cessa de subventionner l’Eugenics Record Office, qui cessa de fonctionner en 1944.

  • [20]

    Cf. Daniel Becquemont, « Les effets pervers de la protection sociale », revue Mutation, Des sciences contre l’homme, vol. II « Au nom du Bien », Paris, Autrement, 1993.

  • [21]

    Voir Stephen J. Gould, The Mismeasure of Man (La mal-mesure de l’homme), Penguin Books, 1981 ; traduit de l’américain par Jacques Chabert sous le titre La Mal-mesure de l’homme : l’intelligence sous la toise des savants, Paris, Ramsay, 1983.

  • [22]

    H. H. Goddard, The Kallikak family a study in the heredity of feeble-mindedness, New York, The Macmillan Company, 1912 p. 53.

  • [23]

    Ibid., p. 101. Quelle que soit l’aversion que son texte produise en notre siècle, Goddard ne regrette ni ne prône l’institution de ces « chambres de mort » qu’un « esprit d’humanité » lui interdit d’envisager.

  • [24]

    Le terme de « faible d’esprit » ne désigne pas seulement des « débiles légers », mais tout un ensemble d’individus d’apparence normale, qui s’avèrent à la longue peu capables d’accomplir des tâches élémentaires : 300 000 individus dans les États-Unis des années 1920, selon l’estimation de Goddard.

  • [25]

    L’ouvrage de référence à ce sujet demeure celui de S. J. Gould, The Mismeasure of Man, op. cit.

  • [26]

    L’expression vient d’Angleterre, utilisée par R. R. Rentoul, Race culture or Race suicide, Londres, 1906. Cf. D. Becquemont, « Les effets pervers de la protection sociale », op. cit., p. 15.

  • [27]

    Madison Grant, The Passing of the Great Race, or the Racial Basis of European History, New York, C. Scribner, 1916 ; traduction française de E. Assire sous le titre Le Déclin de la grande race, préface de G. Vacher de Lapouge, Paris, Payot, 1926.

  • [28]

    Dans la seconde édition de son ouvrage, après l’entrée en guerre des États-Unis en 1917, Grant métissa les Allemands en leur attribuant du sang « alpin ».

  • [29]

    « Le dominion canadien est bien sûr handicapé par la présence inassimilable de Franco-Canadiens, surtout d’origine bretonne. Les Québécois réussiront à entraver le progrès du Canada et réussiront encore mieux à demeurer une communauté pauvre et ignorante qui n’aura guère plus d’importance au niveau mondial que les Nègres du Sud », Grant, The Passing of the Great Race, op. cit., première partie, ch. 7.

  • [30]

    Ibid. Dans Whiteness of a Different Colour : European Immigrants and the Alchemy of race (Harvard University Press, 1998), Matthew Frye Jacobson voit dans The Passing of the Great Race le Mein Kampf du mouvement eugéniste.

  • [31]

    L’expression est de l’anglais Karl Pearson. Les idées de Madison Grant ne sont guère différentes des théories eugénistes exprimées en Europe à la même époque. L’idée que la sélection naturelle est entravée par les conditions actuelles de la vie urbaine est un lieu commun des eugénistes anglais. Vacher de Lapouge exprime en France la même idée d’une perversion de la sélection naturelle par des « sélections sociales » qui favorisent la prolifération des inaptes. Madison Grant écrivit la préface de l’ouvrage de Vacher de Lapouge.

  • [32]

    Cité dans http://webcom.com/~intvoice/powell.11.html

  • [33]

    Cité par D. J. Kevles, Au nom de l’eugénisme, Paris, P.U.F., 1995 (1ère édition, 1985), p. 139 (Good Housekeeping, février 1921).

  • [34]

    Cf. Catherine Bachelard-Jobard, L’Eugénisme, la science et le droit, Le Monde-PUF, Paris, 2001 ; Jesse Paulding-Smith, « Marriage, sterilization and compulsory laws », Journal of Criminal Law, septembre 1914 ; Mark Haller, Eugenics : Hereditarian Attutudes in American Thought, New Brunswick, Rutgers University Press, 1963, p. 47.

  • [35]

    L’affaire « Buck contre Bell ». La stérilisation de Carrie Buck eut un grand retentissement. C’est à cette occasion que le juge Holmes proclama : « Trois générations d’imbéciles suffisent ».

  • [36]

    Edwin Black, War against the Weak, Londres-New York, Four Walls Eight Windows, 2003.

  • [37]

    Black cite, de Mein Kampf, la phrase suivante : « Il y a au moins un État où existent les prémisses d’une meilleure conception. Naturellement, ce n’est pas notre république allemande, ce sont les États-Unis », sans mentionner quelle édition il utilise.

  • [38]

    Cf. Edwin Black, « Eugenics and the Nazis : the California Connection », San Francisco Chronicle, 9 novembre 2003.

  • [39]

    Ibid.

  • [40]

    Parfois, mais pas toujours. Le regain d’hostilité, de nos jours, de la part de nombreuses sectes protestantes envers la théorie même de l’évolution, témoigne de la variété des réactions des Églises et sectes protestantes aux États-Unis sur le sujet.

  • [41]

    Le racisme essentialiste et l’antisémitisme, sans être absents du mouvement eugéniste allemand avant la prise du pouvoir des nazis, n’en constituent pas la caractéristique principale. Cf. Paul Weindling, L’Hygiène de la race, vol. I, préface de Benoît Massin, Paris, La Découverte, 1998 ; Benno Müller-Hill, Science nazie, science de mort, l’extermination des Juifs, des Tziganes et des malades mentaux de 1933 à 1945, Paris, Odile Jacob, 1989 ; Catherine Bachelard-Jobard, L’Eugénisme, la science et le droit, Paris, Le Monde-P.U.F., 2001.

  • [42]

    C’est, encore de nos jours, le titre d’un ouvrage d’André Pichot, La Société pure : de Darwin à Hitler, Paris, Flammarion, 2000.

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