Une horloge en panne donne la bonne heure deux fois par jour
Les observateurs avisés savent que l’on ne peut pas toujours faire confiance à Bloomberg, mais il se pourrait que l’agence dise la vérité dans son dernier rapport sur les BRICS, même si elle donne une tournure évidente à tout. Dans son article intitulé « La pression chinoise pour élargir les BRICS n’aboutit pas », Bloomberg cite deux responsables indiens anonymes qui affirment que leur pays a proposé des critères stricts pour rejoindre les BRICS, alors que la Chine aurait exprimé une position comparativement plus souple sur cette question.
Clarifier les idées reçues sur les BRICS
Avant d’expliquer pourquoi ce rapport est probablement vrai, il est important de préciser que ce grand média a manifestement intérêt à présenter ce désaccord comme un nouvel exemple des tensions sino-indoues croissantes, ce qui explique le titre de leur article. La formulation vise à laisser entendre que les BRICS sont dirigés par la Chine et que tous les autres membres sont ses partenaires juniors. Le contenu de l’article laisse entendre que les différends au sein du groupe mettent en péril son avenir.
En réalité, les BRICS pourraient être conceptualisés de manière plus précise comme une forme de RIC+ axée sur la finance. La trilatérale Russie-Inde-Chine en constitue le noyau, tandis que le Brésil et l’Afrique du Sud sont leurs principaux partenaires en dehors de l’Eurasie pour accélérer les processus de multipolarité financière. Leur objectif commun est poursuivi par le biais de réformes graduelles en raison de la relation d’interdépendance complexe de chaque membre avec le système financier centré sur l’Occident, la Russie étant la seule exception.
L’observation précédente explique pourquoi leur projet de monnaie de réserve ne sera probablement pas lancé de sitôt, voire jamais, et pourquoi l’Afrique du Sud a capitulé devant les pressions occidentales pour que le président Poutine assiste au prochain sommet des BRICS en ligne plutôt qu’en personne en raison du mandat d’arrêt de la CPI dont il fait l’objet. Cela ajoute également un contexte à la récente déclaration de la présidente de la banque des BRICS, Dilma Rousseff, confirmant que son institution se conforme aux sanctions occidentales contre la Russie et qu’elle ne prévoit donc pas de nouveaux projets dans ce pays.
Le différend sino-indien sur l’élargissement formel des BRICS
La communauté des médias alternatifs (CMA) considère largement les faits susmentionnés comme des revers, car elle a été conditionnée par des influenceurs de premier plan à penser que les BRICS sont un mouvement révolutionnaire voué à détrôner le dollar, mais il s’agit d’une perception erronée qui a été propagée pour des raisons égocentriques. Les BRICS sont tout à fait capables de modifier le système financier mondial, mais de manière progressive et non radicale. À cette fin, ses membres continuent de dédollariser et de construire des plateformes financières alternatives non occidentales.
Néanmoins, des divergences subsistent entre eux quant à la meilleure façon de procéder, d’où le contenu factuel probable du dernier rapport de Bloomberg concernant les positions opposées de la Chine et de l’Inde à l’égard de l’expansion des BRICS. La première envisage que les membres de son groupe remplacent le dollar par le yuan et s’intègrent à l’initiative “Nouvelles routes de la soie”, tandis que la seconde souhaite donner la priorité à l’utilisation des monnaies nationales et ne veut pas que les BRICS dans leur ensemble soient officiellement liés à ce projet mondial.
En conséquence, la Chine aurait une position comparativement plus souple à l’égard de l’expansion des BRICS, puisqu’elle attend principalement des nouveaux membres qu’ils accélèrent l’internationalisation du yuan et leur intégration dans la Route de la soie, tandis que la position de l’Inde est plus stricte en raison de la complexité de la priorité accordée aux monnaies nationales. Bien entendu, certains membres de la CMA affirmeront que le dernier article de Bloomberg prouve que l’Inde est le cheval de Troie de l’Occident au sein des BRICS, mais ils ne pourraient pas se tromper davantage.
Clarifier les idées reçues sur l’Inde
Au début du mois de mai, il a été conseillé que “les différences entre les RIC soient reconnues avec franchise au lieu d’être niées ou déformées par les médias alternatifs“. Un mois plus tard, l’accueil par les États-Unis du Premier ministre Modi, malgré sa courageuse défiance à l’égard de leurs exigences de se débarrasser de la Russie, a montré que “les États-Unis ont finalement réalisé la futilité d’essayer de forcer l’Inde à devenir un pays vassal“. Cette évolution prouve que l’Inde a achevé son ascension en tant que grande puissance d’importance mondiale dont l’autonomie stratégique dans la nouvelle guerre froide est respectée par tous les acteurs clés.
Ces influenceurs de la CMA qui continuent d’affirmer que l’Inde est le cheval de Troie de l’Occident dans les forums multipolaires contredisent les conclusions des hauts fonctionnaires russes qui ont rassuré tout le monde après le voyage du Premier ministre Modi aux États-Unis en affirmant que les liens bilatéraux restaient solides. Ils ont le droit de croire ce qu’ils veulent, mais les observateurs doivent savoir que leurs affirmations sont dénuées de toute substance et qu’elles ont été démenties par des professionnels de la diplomatie qui connaissent manifestement mieux la politique indienne que ces personnes.
Les lecteurs doivent garder cette idée à l’esprit afin d’éviter d’être induits en erreur par des personnes influentes de la CMA qui propagent de littérales théories du complot sur le rôle mondial de l’Inde, quelles que soient leurs raisons. Pour en revenir à l’article de Bloomberg, cette clarification supplémentaire devrait améliorer leur compréhension de la dynamique des BRICS en général et des différences sino-indiennes sur la question de l’expansion officielle du groupe en particulier.
Le pour et le contre des approches de la Chine et de l’Inde
Les deux grandes puissances asiatiques sont sincères dans leur désir de réformer progressivement le système financier centré sur l’Occident, mais elles ne sont pas d’accord sur la meilleure façon de s’y prendre. La Chine souhaite accélérer l’internationalisation du yuan et l’intégration des BRICS dans les Routes de la soie, tandis que l’Inde veut donner la priorité à l’utilisation des monnaies nationales et maintenir les BRICS à l’écart des Routes de la soie. Ces approches opposées reflètent leurs intérêts nationaux respectifs et sont donc naturelles, contrairement à ce que la CMA pourrait prétendre à propos de celles de l’Inde.
Chaque voie a ses mérites, mais aussi des arguments convaincants contre elle. En ce qui concerne la Chine, elle accélérerait les processus de multipolarité financière, mais au risque de faire soupçonner à certains pays que la République populaire souhaite secrètement remplacer le rôle unipolaire des États-Unis, ne serait-ce qu’en Asie. Quant à celle de l’Inde, elle renforcerait la souveraineté financière de chaque pays, mais le délai nécessaire à la mise en œuvre de changements majeurs serait probablement plus long que celui de la Chine, et sa mise en œuvre serait comparativement plus complexe.
Étant donné que “les États de l’OCS se sont mis d’accord sur les contours de l’ordre mondial émergent” lors du sommet virtuel des dirigeants au début du mois de juillet, malgré la montée des tensions sino-indiennes, les précédents récents suggèrent que les BRICS parviendront probablement à un compromis sur l’expansion de leur groupe qui répondra aux intérêts de tous. Le résultat le plus réaliste pourrait être la mise en œuvre du concept BRICS+ popularisé par le gourou géoéconomique russe Yaroslav Lissovolik, afin que les membres potentiels puissent formaliser leurs liens avec le bloc.
Les BRICS+ pourraient être un compromis mutuellement bénéfique
Si l’on ne peut exclure que la Chine et l’Inde acceptent qu’un ou deux pays les rejoignent en tant que membres officiels, ce à quoi, selon l’article de Bloomberg, les trois autres pays ne seraient pas opposés en principe, ce compromis pourrait empêcher les tensions sino-indoues croissantes d’entraver la croissance du groupe. Les intérêts de Delhi seraient servis par l’établissement de critères d’adhésion officiels, quels qu’en soient les détails en fin de compte, tandis que ceux de Pékin seraient servis par le maintien de leur participation aux activités des BRICS.
Les pays intéressés peuvent internationaliser le yuan et s’intégrer aux Routes de la soie dans le cadre de leurs relations bilatérales avec la Chine et de leur participation à des plateformes non-BRICS, tout en donnant la priorité à l’utilisation des monnaies nationales dans le cadre de leurs relations avec les autres membres des BRICS et des BRICS+, exactement comme l’envisage l’Inde. Si l’on en croit les passages de l’article de Bloomberg concernant les positions du Brésil, de la Russie et de l’Afrique du Sud sur cette question, ces trois pays sont tacitement plus alignés sur l’approche de l’Inde que sur celle de la Chine.
La position de la Chine est isolée sur ce sujet
Les sources brésilienne et sud-africaine n’ont pas été nommées, mais la source russe était le directeur de recherche du Valdai Club et le chef du Council on Foreign & Defense Policy, Fyodor Lukyanov, dont les deux institutions affiliées conseillent le Kremlin. Il est l’un des experts les plus influents de Russie et a été cité comme déclarant que “la Russie est en faveur de l’expansion des BRICS, mais sans grand enthousiasme. Elle suit l’exemple des autres. Nous ne bloquerons aucune décision“.
Il n’y a aucune raison crédible de penser que Bloomberg a inventé cette citation, comme les théoriciens du complot la CMA pourraient l’imaginer, ni que cet expert très respecté a désinformé son public sur la position de la Russie sur cette question sensible. Au contraire, M. Lukyanov a décrit avec franchise les pensées du Kremlin afin de dissiper les fausses perceptions et les attentes associées, comme celles qui ont été cultivées jusqu’à présent par les principaux influenceurs de la CMA. Cela confirme que la Russie reconnaît la dynamique intragroupe des BRICS décrite précédemment.
La position mesurée et pragmatique du Kremlin est le reflet de ses intérêts nationaux, tout comme les positions enthousiaste et prudente de la Chine et de l’Inde respectivement. De même, le Brésil et l’Afrique du Sud ont vraisemblablement des approches similaires à celle de la Russie pour la même raison, bien que leurs intérêts nationaux correspondants aient davantage à voir avec le fait de ne pas subir davantage de pressions de la part de l’Occident. Cette évaluation globale augmente les chances qu’ils se mettent d’accord sur la mise en œuvre de BRICS+ en tant que compromis.
Réflexions finales
La demande signalée de l’Inde d’établir des critères stricts pour l’adhésion aux BRICS n’est donc pas une mauvaise chose comme la CMA pourrait être encline à le penser puisqu’elle s’aligne sans doute sur les points de vue de tous les autres membres, à l’exception de celui de la Chine, ce qui la rend représentative de la majorité et non d’une supposée influence par les États-Unis. La position de la Chine n’est pas mauvaise non plus, car elle est également bien intentionnée, mais c’est Pékin qui est à l’écart sur cette question sensible, et non Delhi ou qui que ce soit d’autre. Quoi qu’il en soit, un compromis sera probablement trouvé.
Andrew Korybko
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone
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