Ruben Rabinovitch : « Si la société française veut se donner une chance d’enrayer la violence des gangs d’émeutiers, il faut d’abord qu’elle se déprenne de son masochisme »
Ruben Rabinovitch est psychologue et psychanalyste. Il a suivi de nombreux jeunes qui allaient soit être jugés pour faits de violence, soit sortir de prison. Des jeunes qui ne venaient pas faire une analyse, n’en ayant selon lui ni l’envie ni les capacités psychiques mais qui souhaitaient récupérer un courrier attestant du suivi psychologique exigé par le juge comme preuve de leur bonne volonté à se réinsérer.
Des jeunes émeutiers lors des violences urbaines ayant suivi la mort de Nahel à Nanterre suite à un refus d'obtempérer.
Éboulement psychique de l’Etat
Ruben Rabinovitch est psychologue et psychanalyste. Il a suivi de nombreux jeunes qui allaient soit être jugés pour faits de violence, soit sortir de prison. Des jeunes qui ne venaient pas faire une analyse, n’en ayant selon lui ni l’envie ni les capacités psychiques mais qui souhaitaient récupérer un courrier attestant du suivi psychologique exigé par le juge comme preuve de leur bonne volonté à se réinsérer.
Atlantico : Vous avez, dans votre carrière, reçu dans votre cabinet des jeunes en attente de jugement ou sortant de prison, puis dans un second temps leurs proches et famille. Qu’est-ce que cette expérience vous a apporté sur la compréhension des problématiques propres à ces populations ?
Ruben Rabinovtich : La particularité d’un cabinet d’analyste est de pouvoir accueillir toute l’humaine condition. De recevoir, parfois dans la même journée, des êtres qui ont commis des crimes, d’autres êtres dont les proches sont des criminels, d’autres encore qui ont été victimes de crimes. J’ai été amené à recevoir, le plus souvent adressés par leurs avocats, des jeunes hommes qui allaient passer en jugement ou des criminels qui sortaient de prison. Il s’agissait pour les uns comme pour les autres de constituer un bon dossier pour le juge, en prévision du procès ou pour que la conditionnelle ne saute pas. A cette occasion, j’ai approché la réalité psychique de ces criminels comme les modes opératoires du système judiciaire. Le criminel fait semblant, l’avocat fait semblant, le psychologue fait semblant, le juge fait semblant.
Qu’avez-vous compris de leur psyché à cette occasion ? A quel point est-ce, selon vous représentatif de ce qui traversent ces individus ?
Les individus que j’ai été amené à rencontrer n’avaient pas accès à la culpabilité. Ils ne regrettaient pas les actes qu’ils avaient commis, mise à part devant les juges, qui dans leur majorité faisaient semblant d’y croire. Pour se sentir coupable, encore faut-il pouvoir se mettre à la place de l’autre, ce qui n’est pas le cas de ceux que j’ai pu croiser. Il y a une seconde chose à laquelle ils n’ont pas accès, c’est à la logique cause/conséquence. Ils comprennent bien intellectuellement que s’ils ont affaire à la justice c’est parce qu’ils ont commis des actes répréhensibles par la loi – par la loi, et non par eux. Mais s’ils le comprennent intellectuellement ils ne le métabolisent pas psychiquement. Ils parlent de leurs peines de prisons comme séparées de leurs actes. Ils n’éprouvent pas de culpabilité, mais seulement l’inconfort de s’être fait attraper.
Quelle responsabilité considérez-vous échoir aux pères, et plus largement à la masculinité telle qu’elle s’exprime dans ces quartiers ?
Penser que ces phénomènes sont engendrés par l’absence de père revient à projeter son propre schéma familial nucléaire sur une réalité qui n’est pas la leur.
Les pères ne sont pas si souvent absent physiquement qu’on le dit. Le problème est plutôt qu’ils soient présents psychiquement non comme des pères, mais comme des grands frères caïds. Ces pères constituent moins des figures de pères introduisant à la loi commune que des initiateurs en criminalité. Quant à l’idéal de masculinité des individus de ces meutes ultra-violentes, il est celui du gangster tout-puissant : sans morale, sans compassion, sans affect, sans limite et sans frustration. Un idéal de masculinité assez peu viril pour dire le moins.
Vous expliquez notamment leur appartenance à des
« clans ». Comment cette culture clanique explique-t-elle en partie
leur comportement (que ce soit dans leurs rapports à leurs actes ou leur
vision de la République) ?
Ils sont effectivement clanisés psychiquement. Comme le décrit si bien Maurice Berger, le principe d’un clan, sur le plan psychique, est de se penser comme un organisme dont les individus ne seraient que des cellules. Quand l’une de ces cellules subie un affront ou est attaquée, c’est l’organisme tout entier qui subit ce même affront ou cette même attaque. Alors une logique de vengeance en-deçà de la Loi du Talion se met en place : pour un œil, les deux yeux et pour une dent, la mâchoire complète. Et cela, non seulement pour l’individu coupable à leurs yeux mais également pour son clan imaginaire d’appartenance. Cette logique clanique explique la haine a priori de la police, qui n’est pas la conséquence d’une bavure mais qui la précède. La dialectique y est celle de l’honneur et de l’humiliation, même si le mot employé est le plus souvent celui du respect (« Il m’a manqué de respect »).
Vous soulignez leur hostilité à la police a priori, mais quel regard portent-t-ils sur la justice ?
Si la police est l’objet de haine, la justice est l’objet de mépris. Pour m’être rendu par curiosité à des audiences pénales, le président de la cour pose fréquemment ces questions : « Êtes-vous stable dans la vie ? Avez-vous des attaches ? Une relation de longue durée ? » Les individus de ces meutes ultra-violentes racontent avec amusement préparer à l’avance les réponses toutes-faîtes qui siéront au juge. Ils ont des lettres en système judiciaire et connaissent son fonctionnement, ses fragilités, ses faiblesses et ses angles morts. Pour le reste, la prison est surtout un insigne d’honneur.
Que faire face à ces individus et ces clans, ultra violents mais fondamentalement faibles ?
Concernant ces phénomènes, il faudrait, comme aurait dit Charles Péguy dans Notre jeunesse, que la société commence par dire ce qu’elle voit et, plus difficile encore, par voir ce qu’elle voit. Continuer à vivre en République n’est pas une rente. Cela exige de la société qu’elle repense une éthique républicaine, qu’elle prenne la mesure de l’éboulement psychique des institutions et de l’État et qu’elle parvienne à se déprendre du masochisme qui est le sien.
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