05 juin 2023

Khurbm Varshe : chronique de l'extermination de la plus grande communauté juive d'Europe


Présenté par Micheline et Nathan Weinstock et traduit et annoté par Nathan Weinstock

Khurbm Varshe est la chronique de l'extermination de la plus grande communauté juive d'Europe. En l'espace de quelques semaines – du 22 juillet au 10 septembre 1942 – la quasi-totalité des 350.000 habitants du ghetto de Varsovie ont été acheminés vers les chambres à gaz de Treblinka à raison de convois de plusieurs milliers de personnes par jour. Ce témoignage, qui n'a jamais été traduit auparavant, est dû à la plume d'un écrivain yiddish, Yehoshua Perle, et a été retrouvé après sa mort dans les décombres du ghetto de Varsovie (Archives Ringelblum). Journal de l'horreur, cri de douleur, protestation véhémente, la lecture de cette narration est une expérience à la limite du supportable. Le reflet de ce que pouvaient ressentir les victimes du génocide.

Ce texte bouleversant est précédé d'une présentation détaillée et accompagné d'un important apparat critique (une centaine de notes) situant avec précision les faits, les événements et les protagonistes.

Préface

Yehoshua Perle écrit à chaud la violence absolue du ghetto de Varsovie. Les termes qu'il emploie sont au diapason de la déréliction et du désastre sans nom d'un monde saigné à blanc. Il pointe ce qu'il nomme l'“apathie juive”, le rôle criminel de la police juive, la “crapulerie de la pègre juive” et des profiteurs de tout poil. Ces condamnations sans appel sont incompréhensibles hors du contexte d'un étranglement programmé commencé dans les premiers jours d'octobre 1939. Au cours de deux périodes distinctes (avant et après le 16 novembre 1940, date de l'enfermement dans le ghetto), les Allemands mettent en place contre la plus grande communauté juive d'Europe (que ses chefs historiques d'avant-guerre ont souvent abandonné) un lent processus de destruction physique, psychique et intellectuelle, par la faim, le froid, la maladie, la peur omniprésente et la terreur périodique. Cette communauté juive n'a ni État pour la défendre (sont-ils vraiment citoyens polonais ces Juifs du ghetto dont la représentation polonaise à Londres ne se rappelle soudain l'existence qu'en septembre 1942, au jour où la grande majorité d'entre eux a été anéantie ?), ni organisation autonome de défense. Environnée de la haine polonaise, elle est réduite à quia par cette infra-existence voulue par les Allemands. À l'instar des contemporains, en quoi pourrait-elle mieux que d'autres parvenir à penser l'impensable, le meurtre de masse dans les chambres à gaz de Treblinka ? C'est fort de ces précautions de lecture qu'il faut appréhender ce témoignage sur l'Aktion (pour reprendre le terme allemand) déroulée dans le ghetto de Varsovie du 22 juillet au 21 septembre 1942.

Jusqu'au 22 juillet 1942, les Allemands sont rarement présents au ghetto. Le Conseil juif (Judenrat) qu'ils ont mis en place sous la contrainte des armes en octobre 1939 est la courroie de transmission de leurs ordres. C'est à lui seul que les 400.000 puis, bientôt (printemps 1941) les 500 000 Juifs du ghetto ont affaire. Présidé par l'ingénieur Adam Czerniakow, le Conseil pense encore que la vieille tactique d'accommodation des temps d'oppression pourra jouer. Il négocie, cherche à sauver ce qu'il peut, sacrifie l'un pour épargner l'autre. À ce jeu, il a toujours perdu. Mais il ne le sait pas tout comme il ne peut pas savoir la fin. La lucidité a posteriori comme la condamnation radicale sont chose facile, mais l'une et l'autre attitudes sont aux antipodes d'un effort de compréhension.

Brisé par la détresse physiologique et psychique, de compromis en compromis, le monde juif glisse vers l'abîme préparé par ses tortionnaires. La sérialisation mise en place par les Allemands joue son rôle. La communauté juive doit prendre en charge sa propre destruction. Avant d'être anéantis, les Juifs doivent être réduits à leurs propres yeux et sombrer dans ce que Perle nomme la “veulerie”. Les raisons profondes d'un tel désastre ne sont à chercher ni dans la “faiblesse morale” des contemporains, ni dans la supposée lâcheté des protagonistes du drame. Il faut plutôt les chercher dans une analyse politique qui prenne en compte la charge du passé juif en terre polonaise, la destruction en cours, l'environnement haineux, la sérialisation des victimes par la peur, le fonctionnement des sociétés de masse enfin. Dès lors, on se trouve fort éloigné des considérations moralisantes qui nous éclairent peu.

L'impuissance des Juifs du ghetto rend compte d'une colère retournée contre soi et les siens. À cela s'ajoute, chez le survivant, une part de culpabilité transmuée en haine de soi, celle qu'on voit à l'œuvre tant chez Yehoshua Perle que chez l'ancien policier juif du ghetto d'Otwock, Calel Perechodnik. Longtemps encore, cette culpabilité nourrira la vision israélienne du désastre. Elle rend compte, pour partie, de la violence des propos de Yehoshua Perle pour lequel une “telle génération de Juifs” ne méritait pas de survivre...

Sans doute, la condamnation radicale qu'il porte contre la police juive est-il le jugement le plus répandu qui soit chez les chroniqueurs du ghetto. Les faits, connus et rapportés par tant d'entre eux (Lewin, Kaplan, Turkov, Ringelblum...) sont accablants. Dans sa grande majorité, la police juive a pensé se sauver elle-même, et mis à part quelques cas d'abnégation, plus nombreux toutefois que ne le laisse entendre l'auteur, elle a participé efficacement à l'Aktion. La haine que lui voue la population juive explique cette joie sombre, partout mentionnée, à la voir déportée à son tour.

Le récit de Yehoshua Perle est inévitablement aveuglé de colère. Il nous faut le lire en opérant les partages qui s'imposent. Ainsi par exemple, la publication des Carnets du président du Conseil juif, Adam Czerniakow, fait-elle aujourd'hui justice de nombre de ces condamnations sèches. De même faut-il nuancer l'absence de solidarité dont parle Perle. Il faut, semble t-il, renoncer aux couleurs tranchées dans ce tableau sinistre où le gris l'emporte. Si la solidarité fut plus réelle et fréquente (cf. les comités d'immeuble) que ne le dit l'auteur, la “fraternité juive”, elle, relève largement de l'image de légende. Les derniers mois, surtout, furent à l'aune des conditions infrahumaines imposées au ghetto, féroces. Et la société juive, ni pire ni meilleure qu'une autre, s'y montra simplement humaine. Elle connut ses profiteurs, ses escrocs, ses collaborateurs, mais quelle oppression ne les suscita pas ? Quelle misère extrême (mais à quoi peut-on bien, dans l'histoire moderne, comparer le ghetto de Varsovie ?) n'engendra-telle pas ses voyous et ses requins ?

Le texte de Yehoshua Perle est un document d'histoire, non une analyse distanciée, écrite à froid. L'auteur comprend la stratégie allemande qui consiste à diviser les Juifs et à leur faire prendre en charge, via le Judenrat, leur propre destruction. Il sait, il l'écrit, qu'avant les déportations de l'été 1942, la grande majorité de la population du ghetto refusait de travailler pour les Allemands. Il comprend les ravages opérés par la sérialisation au cours de ces semaines du mois d'août 1942, lorsque les Juifs, dit-il, “étaient devenus pires que des bêtes féroces ou des chats enragés”. Il sait enfin l'unique de la situation, l'inouï du meurtre de masse pour délit de naissance, comme il connaît la finitude des mots, impuissants à décrire pareil chaos. Il n'empêche. Englué dans le désastre en cours, Perle perçoit la singularité de ce qu'il vit mais il le ramène pourtant à des faits hors de proportion et sans nature commune (l'Inquisition). Il pense la sérialisation mais il stigmatise moralement. Tout en notant d'ailleurs, mais sans pouvoir y répondre évidemment, que la question de fond n'est pas tant “morale” que politique. C'est celle qu'Emmanuel Ringelblum, à l'instar de tous les autres témoins, pointait dans sa Chronique du ghetto de Varsovie : pourquoi la résistance juive fut-elle si faible ? Et si tardive ? Ici commence le travail de l'historien.

Georges Bensoussan

Introduction : Yehoshua Perle, chroniqueur du désastre

Micheline et Nathan Weinstock
Vox ubi sonat, durus nisi fletus ubique, Non nisi tortorum facies, ubi cernitur ulla.
Bede

Yehoshua Perle, romancier yiddish important de l'entre-deux-guerres, demeure regrettablement à peu près inconnu chez nous. Surtout sans doute parce que son œuvre n'a pas été traduite à ce jour. Né à Radom en 1888, il a fréquenté à Varsovie Noyekh (Noé) Prylucki, écrivain, éditeur de journaux yiddish, folkloriste et homme politique, ainsi que Yitzkhok Laybush Peretz , modèle et maître à penser des jeunes qui aspiraient à créer une littérature yiddish moderne.

Son œuvre majeure, une trilogie romanesque d'inspiration fortement naturaliste, constitue en quelque sorte la saga du judaïsme des bourgades polonaises. Non pas des réminiscences sentimentales, attendrissantes, douces-amères ou teintées d'ironie et d'autodérision à la Sholem Aleykhem, mais une description impitoyable – tracée au scalpel, pourrait-on dire – des misères quotidiennes. De toute évidence, Perle, lecteur assidu de Maxime Gorki et de Sholem Asch, a été profondément marqué par les maîtres qu'il s'est choisis. Son œuvre lui a d'ailleurs valu l'appréciation de ses pairs. Il était un habitué du local de l'Association des écrivains et journalistes yiddish, situé au n° 13 de la rue Tlomackie.

De ses nombreux romans et nouvelles, on retiendra surtout Yidn fun a gantz yor (Des Juifs de tous les jours), qui appartient à sa trilogie largement autobiographique et qui est considérée comme son œuvre la plus achevée. Ce livre a été couronné en 1937 par le jury littéraire du Bund et le Pen-Club yiddish lui a décerné son prix Peretz.

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, Perle, qui n'avait jamais fait mystère de sa sympathie pour le parti ouvrier juif, rejoint le Bund. À ses proches, il déclare qu'il pressent qu'un immense malheur va fondre sur la communauté juive. Fuyant l'invasion nazie en 1939, il se réfugie à Lwow, puis, lorsque la ville tombe aux mains des Allemands, il regagne Varsovie. Après l'imposition du ghetto, il participe aux séances littéraires qui se déroulent dans le local des archives de la Kehilla, aux côtés de personnalités telles que Y. Schiper, M. Stein, H. Seidman, le rabbin M. Zemba, Y.L. Orlean, Y. Katzenelson, M. Czudner et d'autres.

Perle fait partie du petit nombre de Juifs polonais qui ont réussi à se procurer des passeports étrangers : dans son cas, semble-t-il, un titre de voyage américain. Incarcéré d'abord pendant une brève période à l'Hôtel Polski, dans l'attente d'un hypothétique échange avec des ressortissants allemands détenus à l'étranger, il est transféré ensuite à Bergen-Belsen au cours de l'été 1943 avec d'autres détenteurs de passeports étrangers, généralement latino-américains. Ses compagnons de détention rapportent qu'il a été profondément ébranlé par les paroles d'un Juif très croyant : “Si l'on brûle la poignée de Juifs qui survivent, à quoi bon la Tora ?”

Il a été déporté de Bergen-Belsen à Auschwitz-Birkenau avec son fils le 21 octobre 1943, en même temps que quelque 1 800 autres porteurs de titres de voyage étrangers, pour disparaître dans les chambres à gaz quelques heures après son arrivée. Jusqu'au dernier moment il entretenait apparemment la conviction fallacieuse que son transfert à Auschwitz préludait à sa mise en liberté dans le cadre d'un échange des détenteurs de passeports étrangers avec des ressortissants allemands détenus outre-mer. Il avait du reste annoncé à ses camarades de déportation qu'il révélerait à l'opinion mondiale la cruauté des Polonais envers les Juifs et les persécutions qu'ils leur avaient infligées.

Fauché par la Shoah, Y. Perle n'a donc pas pu transmettre ce message. Mais grâce à la ténacité et aux efforts du collectif “Oneg Shabbes”, animé par l'historien Emmanuel Ringelblum au sein même du ghetto de Varsovie, un certain nombre de ses écrits ont été sauvés. On les a retrouvés parmi les archives clandestines du ghetto, plus précisément dans le deuxième lot de documents, enfouis rue Swento-Jerska et mis à jour le 12 janvier 1950 à l'occasion de travaux de terrassement.

Y figure notamment sa réponse à un questionnaire relatif à la vie dans le ghetto qui avait été distribué à cinquante personnes représentatives. Il y insiste sur la démoralisation de la population et sur la dégénérescence morale croissante en soulignant qu'il faut tout mettre en œuvre pour sauver les enfants. Il ne voit d'avenir, déclare-t-il, que dans les travailleurs juifs. Lui qui avait été autrefois sympathisant et militant bundiste fonde désormais ses espoirs sur la victoire du communisme. Et, alors qu'avant la guerre il n'avait jamais fait mystère de son antipathie pour le sionisme, il se prend à rêver désormais de l'avènement d'un Eretz-Israel communiste. À présent, il s'affirme résolument pro-soviétique et imagine l'instauration d'un État juif en URSS : “Seule l'Union soviétique peut donner un pays aux Juifs.”

Perle a continué à écrire dans le ghetto. Il y a rédigé un roman intitulé Unter orem broyt (que l'on pourrait traduire par : “Parmi ceux qui vivent de pain noir”), un compte rendu de la vie dans les “szopy – les ateliers du ghetto – ainsi qu'un texte déchirant, pénétré d'un sarcasme insoutenable, intitulé : “4580”, monologue lancinant d'un survivant des terribles “sélections” opérées lors des rafles qui se réjouit amèrement de son sort : quelle chance de s'être vu attribuer un “numéro”, comme un chien contraint de porter sa médaille autour du cou. Numéro qui sauve sans doute temporairement son porteur de la déportation, mais privilège néanmoins – et il ne s'en montre que trop conscient – éphémère, précaire et incertain. Marquage infamant aussi en ce qu'il atteste que les travailleurs des ateliers du ghetto, autorisés à survivre jusqu'à nouvel ordre, sont littéralement réduits à l'état d'abstraction, de chiffres...

Mais Perle nous a surtout légué un écrit extraordinaire, unique en son genre : sa chronique de la déportation massive des Juifs de Varsovie (juillet-septembre 1942), cette suite presque ininterrompue de rafles au cours desquelles cette collectivité a été arrachée à ses foyers dans sa quasi-totalité, rassemblée ensuite à l'“Umschlagplatz” et déportée enfin à Treblinka, où elle a été engloutie dans les chambres à gaz. Il s'agit incontestablement de la description la plus forte, la plus saisissante, la plus insupportable aussi, de cette catastrophe qui a rayé de la carte la plus grande communauté juive d'Europe. Document bouleversant, miroir de l'angoisse, de la haine et de la culpabilité des survivants, dirigées contre les nazis, mais surtout contre leurs acolytes et exécutants au sein de la police juive et, également dans une large mesure – non sans une certaine injustice, du moins à nos yeux lorsque nous analysons posément les choses avec recul, plus d'un demi-siècle après la catastrophe – contre les membres du Judenrat. La lecture de ce compte rendu nous glace le cœur et entrouvre les portes d'un abîme d'horreur insondable.

Ce récit porte le titre de Khurbm Varshe (L'Anéantissement de Varsovie), le vocable yiddish khurbm (khurban en hébreu) renvoyant expressément à la destruction du Temple de Jérusalem. Il a été publié à Varsovie en 1951 dans les colonnes de la revue historique yiddish Bleter far Geshikhte. À l'époque, l'auteur de ce manuscrit comptant 131 feuillets n'avait pas encore été identifié et le document a donc paru comme témoignage anonyme. Nous savons aujourd'hui qu'il est de la plume de Perle. Le document n'a jamais été traduit ni, semble-t-il, réédité depuis lors.

23Il s'agit de l'éructation haineuse qui nous frappe comme un coup de poing à l'estomac, le hurlement d'un écorché vif, atteint au plus profond de son identité juive, ébranlé dans l'assise même de son être par la décimation de sa communauté qui bascule dans le néant. En proie à une épouvante indicible, infinie, Perle est amené à projeter sur les dirigeants communautaires, et surtout sur la personne de son président Czerniakow – figure symbolique du père – sa rage, sa souffrance, son désarroi. Il réagit sur un mode phobique-paranoïaque, de sorte que ses facultés d'analyse le désertent. Il donne libre cours à sa fureur, exprimé sur un mode défensif. À cet égard le choix du vocabulaire, qui ressortit au registre de l'injure, apparaît particulièrement significatif : il nous révèle que l'auteur cherche à colmater sa déstructuration mentale, la désagrégation de sa personnalité qui se reflète d'ailleurs dans l'importance qu'il accordera, dans le camp de Bergen-Belsen, à la réflexion désespérée d'un Juif religieux sur le non-sens de la Torah dans un monde devenu Judenrein.

Atrocement déçu par l'impuissance des leaders de la communauté, Perle reporte sur eux ses angoisses. Il laisse exploser son ressentiment envers ceux qui “s'en sortent” : il les envie, à ses yeux ils “jouissent” au moment même du malheur collectif. Submergé par une frayeur indicible, le narrateur n'arrive plus à déchiffrer rationnellement l'événement. Il exècre les autres, c'est-à-dire ceux qui réussissent à échapper à la chasse à l'homme impitoyable. Il concentre sur eux toute la rage qui le dévore. Dans cette perception de la réalité déformée par l'épouvante, le Judenrat et son président Czerniakow deviennent à ses yeux l'égal d'Hitler. Car Perle a perdu ses repères. En 1941 déjà, il ne parvenait plus à exprimer une espérance concrète : sa vision d'une issue sioniste ou territorialiste-soviétique comme réponse à la souffrance juive ne relevait pas de l'analyse réfléchie, mais de la fuite en avant.

Privé de tout espoir, plongé dans l'agitation et dévoré d'angoisse, Perle, comme le reflète son récit, a mentalement rompu tout lien avec les siens – son dernier rempart – pour sombrer dans le délire. Et puis, vers la fin de son hallucinant témoignage, perce subitement un éclair de lucidité. En un “flash” il discerne clairement le véritable coupable, Hitler, et dénonce le système d'avilissement nazi qui parvient à dresser un frère contre un autre et à ravaler les Juifs au rang de fauves qui s'entre-dévorent. Du coup, il parvient même à procéder à une certaine réévaluation, à une appréciation plus équilibrée du rôle de Czerniekow qui a droit désormais à un jugement qui n'exclut plus le sens de la nuance : l'homme a agi, malgré tout, avec correction, manifestant un sens de l'honneur juif. Dans les dernières lignes du texte, la narration factuelle fait d'ailleurs place à une ébauche de formulation de son vécu, ce qui le rend accessible, par là même, à la perception de la souffrance d'autrui et autorise une réconciliation de l'écrivain avec lui-même et avec les siens.

Notre traduction est fondée sur le manuscrit et tient compte des corrections que l'auteur a apportées au texte en cours de rédaction qui s'est échelonné, d'après les indications figurant sur le dernier feuillet, entre le 31 août et le 2 octobre 1942. Nous ne saurons jamais avec certitude s'il s'agit de l'état initial du travail, ce qui paraît vraisemblable, ou d'une version ultérieure, retravaillée. Impossible aussi d'établir si les surcharges et ratures du manuscrit sont contemporaines du premier jet ou résultent d'une ou de plusieurs relectures par l'auteur. Les annotations s'efforcent de situer les événements, les personnes et les faits cités dans la chronologie du judéocide.

Yehoshua Perle
Yehoshua Perle

Khurbm Varshe. L'anéantissement de la Varsovie juive

Ce 31 août 1942, au moment même où je couche sur papier les présentes lignes inondées de sang et de larmes, s'est écoulé le quarantième jour depuis que ces chiens meurtriers d'Hitlériens ont mis à exécution leur projet monstrueux consistant à anéantir et à exterminer dans son intégralité la population juive du ghetto de Varsovie. Ils sont secondés à cette fin par la vermine qui porte le nom de police juive.

Entouré de toutes parts de murailles sinistres que la Kehilla a dû faire édifier à ses frais, le ghetto de Varsovie renfermait jusqu'au 22 juillet 1942 environ trois cent cinquante mille âmes. On étouffait, on suffoquait dans ses rues étroites, sordides et sombres.

Le typhus, qui avait sévi pendant tout l'hiver, fauchait les habitants. La faim réclamait de quatre à cinq mille âmes juives par mois. Tous les jours – ou peu s'en faut – ces chiens d'Hitlériens abattaient des Juifs. Et néanmoins les Juifs vivaient (et pour ce qui est d'un petit pourcentage d'entre eux, vivaient même très bien) sans perdre espoir, animés par la certitude qu'en fin de compte ils survivraient à ces chiens enragés, à ces assassins de l'Humanité.

Survint alors le jour de deuil, le jour le plus meurtrier peut-être de toute l'histoire juive : le 22 juillet 1942, jour funeste où le peuple de Goethe conçut et imagina de prononcer un édit condamnant à mort l'intégralité des trois cinquante mille Juifs de Varsovie.

Il n'existe pas de plume qui soit à même de décrire notre immense catastrophe. Pas de poète, pas de prophète capables d'exprimer les lamentations de nos mamans, auxquelles on a arraché leurs enfants en plein jour pour les assassiner, comme on extermine des rats.

Si j'entends consigner par écrit l'horreur qui suinte à travers les présentes lignes, c'est parce que j'ignore si quelqu'un survivra pour le raconter. Moi aussi, je ne connais pas le sort qui me sera réservé.

À ce jour, deux cent mille Juifs ont déjà été assassinés. Jeunes et vieux, femmes et enfants. Le sort des cent cinquante mille Juifs survivants est également scellé. Plût à Dieu que je mentisse, mais si j'en juge d'après les apparences aucun de nous ne demeurera au nombre des vivants.

C'est pourquoi je souhaite que le grand monde (à supposer qu'existe encore quelque part quelque chose de ce genre) prenne au moins partiellement conscience de la manière dont le peuple de Goethe (ce peuple tout entier !!!) nous a égorgés.

Si mes notations sont chaotiques, s'il se peut que les dates citées présentent des discordances, que l'on ne m'en tienne pas rigueur. Je suis incapable moi-même de comprendre comment j'arrive encore à tenir ma plume en main.

En fait l'immense désastre a débuté le 17 avril 1942. C'était un vendredi. Des rumeurs très alarmantes s'étaient répandues dans la rue. On ne savait rien de précis. Mais à six heures du soir, toute la population juive s'efforçait déjà par tous les moyens de rentrer chez soi. Les rues étaient vides comme la veille du Kippour avant “Kol Nidré”. On voyait que les visages des passants étaient défigurés par la frayeur et la terreur. Que l'on pouvait également déduire des trottoirs vides, des maisons verrouillées et même de la présence des masses de mendiants affamés qui s'enfuyaient pour regagner à temps leurs tanières.

Et c'est au milieu de la nuit du vendredi au samedi que tout a commencé. Les bourreaux allemands sont descendus dans le ghetto, frappant à la porte d'entrée de tel ou tel bloc d'immeubles (et lorsque le concierge – un Juif s'entend – n'ouvrait pas immédiatement la porte, il était abattu sur place).

Les bourreaux se sont précipités dans les logements juifs dont ils ont extrait de force une cinquantaine de personnes, hommes et femmes. Ils leur ont intimé ensuite l'ordre de descendre dans la rue, de faire quelques pas et puis, tirant aussi bien par devant que par derrière, ils les ont abattus d'une balle dans la tête. Comme des chiens. Il n'y avait guère de rue où ne gisaient des victimes, étendues sur le pavé, couchées à terre comme des chiens crevés.

Cinquante-quatre cadavres abandonnés, allongés dans le caniveau. Cinquante-quatre cérémonies d'obsèques se sont déroulées le lendemain matin après qu'on eût traîné les cadavres en catimini jusqu'au cimetière de Gensia qui se trouve à l'extérieur du ghetto et dont nul ne peut s'approcher sans une autorisation spéciale.

C'est à partir de ce vendredi soir-là que l'on a commencé à assassiner la population juive en pleine nuit.

Pas une nuit ne s'écoulait sans qu'une dizaine de personnes n'y perdissent la vie. Les victimes appartenaient à toutes les classes sociales et à toutes les professions.

Ils tiraient de l'autre côté du mur, ces chiens d'Hitlériens. Au milieu de la rue et en visant la tête. Abandonnaient leurs victimes à côté d'une porte cochère ou dans le caniveau pour disparaître aussitôt. Et les entreprises juives de pompes funèbres – qui proliféraient comme des champignons après la pluie – d'évacuer ensuite les victimes. Et les concierges juifs de nettoyer les trottoirs inondés de sang. Et toute la population juive (à notre grande honte et immense humiliation) de s'essuyer la bouche et de continuer à vivre. À vivre bizarrement. Les contrebandiers, par exemple, les boulangers, divers types de spéculateurs et d'individus issus de la pègre, qui avaient tous connu une fameuse ascension sociale, dilapidaient sans compter leurs richesses nouvellement acquises dont ils jouissaient sans entraves, vautrés dans la grossièreté et la vulgarité. Le reste de la population, c'est-à-dire 99 % des Juifs, mourait (littéralement) de faim dans les rues, emporté par le typhus ou par d'autres fléaux.

Jusqu'au jour où s'est à nouveau répandu une rumeur sinistre. Un gendarme hitlérien avait été abattu à la limite du ghetto juif et du secteur aryen. On ignorait qui était responsable de sa mort. Mais il fallait que les Juifs fussent coupables. Et la terreur reprit, une fois encore. On s'attendait de nouveau à une catastrophe. Et effectivement : les membres de la Gestapo sont arrivés à la Kehilla et ont intimé l'ordre de préparer dans le cimetière juif une tombe pour 200 personnes.

Imaginez l'angoisse qui s'est abattue sur les maisons juives. Chaque Juif était conscient de pouvoir devenir l'une des 200 victimes.

À la tombée de la nuit les assassins allemands sont arrivés à la prison juive (car il y avait également une prison au sein du ghetto) où ils ont procédé à la sélection de 100 jeunes Juifs dont de nombreux enfants (leur pêché consistait à s'être faufilé jusqu'au côté aryen pour mendier ou pour acheter quelque chose à manger). Les 100 Juifs ont d'abord été battus à sang. Ensuite on les a emmenés au cimetière de Praga où ils ont été abattus jusqu'au dernier. 100 martyrs inconnus sont morts pour rien et sans raison. Le lendemain matin, on pouvait lire, affiché aux murs du ghetto, un placard éhonté, cynique et criminel, signé par Auerswald, commissaire en charge du ghetto, faisant savoir qu'au cours d'une nuit donnée 100 Juifs avaient été passés par les armes pour s'être opposés au pouvoir et livrés à des actes de sabotage. Et qu'en cas de récidive, des mesures plus sévères encore seraient prises à l'encontre des Juifs.

Et une fois de plus les Juifs se sont essuyé la bouche tandis que les assassinats nocturnes se poursuivaient sans répit. Dans telle chambre huit personnes, dans telle autre 10 personnes. Les assassins arrivaient avec des listes nominatives. Faute de trouver ceux qu'ils recherchaient, ils leur substituaient aussitôt d'autres victimes : des malheureux qui se trouvaient dans la pièce. Certains ont même été carrément défenestrés car il eût été dommage de gaspiller des balles allemandes.

On a lavé les flaques de sang : il fallait bien vivre et nous savions que nous étions impuissants, privés de tout secours. Au sein de la population juive, l'apathie avait désormais atteint un degré tel que l'on ne jugeait même plus utile de grincer des dents. (L'attitude de la population juive du ghetto de Varsovie constitue un chapitre en soi, chapitre honteux et triste.) Il faudra surtout demander des comptes aux tristes individus qui sont remontés flotter à la surface, à tous ces dirigeants, donneurs de conseils, leaders communautaires et autres militants des bonnes causes.

Ce n'est pas le moment ni le lieu d'en parler. Et entre-temps la date du 22 juillet 1942 se rapprochait. Le jour le plus sinistre d'entre tous. Non seulement dans l'histoire du judaïsme polonais, mais également dans celui du judaïsme mondial.

Ô mes frères et sœurs, vous qui avez eu le bonheur de pouvoir émigrer aux États-Unis, en Palestine, en Angleterre ou en Argentine ! Ô vous qui mangez tous à votre faim et dormez d'un sommeil tranquille ! Sachez qu'ici, en Pologne, où vous avez abandonné vos familles et vos proches, vous n'avez plus de papa, plus de maman. Que vos enfants ont été égorgés. Que vos frères et sœurs ont connu une mort atroce aux mains des bourreaux allemands, assistés par les criminels des polices juive et ukrainienne.

Voici comment les choses se sont passées.

Quelque temps auparavant, c'est-à-dire avant le 22 juillet, circulaient déjà des rumeurs inquiétantes concernant une évacuation imminente des Juifs de Varsovie, à l'instar de ce qui s'était passé avec les Juifs de Lublin, de Cracovie, de Lodz et d'autres lieux.

S'agissant d'Hitler, ce fauve enragé, rien n'est impossible. Les procédés sadiques qu'il met en œuvre dépassent tout simplement l'entendement humain. Il n'est pas de criminel au monde – si grand soit-il – qui fasse preuve de pulsions aussi sanglantes et d'une barbarie aussi raffinée que le représentant du peuple de Goethe.

Et pourtant les Juifs n'y ont pas cru. Comment donc ? On expulserait trois cent cinquante mille Juifs de Varsovie ? Pour les chasser où ? Et que deviendraient-ils ? Hitler serait-il donc capable d'exécuter pareil forfait ? Et pourquoi l'exécuterait-il alors que le ghetto travaille pour lui et qu'il en retire des dizaines de millions de bénéfices ? Voilà ce qu'opinaient les Juifs, ne pouvant s'imaginer que – s'agissant justement des Juifs – l'immonde bête blonde était capable d'anéantir le monde entier.

Et elle s'est plongée dans une entreprise de destruction absolue, jusqu'à l'os, éradiquant la population juive jusqu'à ses racines mêmes.

Subitement, comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, s'est répandue la nouvelle que les sbires de la Gestapo avaient arrêté tous les membres du Judenrat (c'est-à-dire la Kehilla).

Appartenait également au Judenrat – à la tête duquel se trouvait l'ingénieur À. Czerniakow, un petit homme, de peu d'esprit, un des membres les plus estimés et les plus respectés de la communauté juive.

À. Gepner était le doyen des membres du Judenrat. La population juive le tenait en haute estime. Il occupait également les fonctions de président du Service de l'approvisionnement qui alimentait le ghetto en vivres. C'est vrai que ledit Service des approvisionnements était une institution fondée sur le vol, la rapine et la corruption et tout ce que vous voudrez. Et que ses directeurs, producteurs de tout poil et petits fournisseurs, apostats à cent pour cent ou semi-apostats et carriéristes de bas étage bâfraient tous à qui mieux mieux et se rinçaient le gosier de tout ce qu'il y avait de meilleur tandis que dans les rues la population juive crevait de faim. Et que, pendant ce temps-là, les portefeuilles des meneurs s'étaient gonflés des sommes amassées au moyen de combines douteuses et sanglantes.

On doit à la vérité de dire qu'Abraham Gepner n'avait rien à voir avec toutes ces affaires-là. Cependant, la clique qui l'entourait était plus forte que lui. Et autant détestait-on cette clique vulgaire dans la rue juive, autant aimait-on au contraire Gepner. Tous louaient ses mérites. C'est pourquoi une terrible panique s'est emparée du ghetto lorsque l'on a appris la nouvelle que Gepner, lui aussi, avait été arrêté. L'on sentait que des décrets épouvantables allaient s'abattre sur les Juifs. Tout s'est arrêté sur l'heure, le ghetto entier était comme pétrifié. Les gens circulaient dans la rue avec des visages cadavériques, les yeux enfiévrés. Qu'allait-il se passer ? Qu'allait-il encore nous arriver ?

Cela a duré quelques jours. On ne savait où aller ni que faire. Jusqu'à ce que la nouvelle tombe enfin : Gepner avait été libéré et, en même temps que lui, quelques autres membres du Judenrat.

La rue s'est remise à vivre. De parfaits étrangers se jetaient mutuellement au cou pour s'embrasser. Si le président Gepner avait été libéré, c'était tout de même signe qu'il ne se passerait rien. Mais Gepner et les autres membres du Conseil sont rentrés de prison, la tête couverte d'ulcères. Comme des habitués de la taule, pareils à de véritables gibiers de potence. Et la mine sombre. Ils sont revenus avec l'amère nouvelle que ces chiens d'Allemands avaient décidé d'expulser tous les Juifs de Varsovie. Qu'ils exigeaient qu'on leur fournisse six mille Juifs tous les jours. Et que c'était la Kehilla qui devait mettre en œuvre l'ordre d'expulsion. En d'autres termes, l'exécution du décret catastrophique devait être l'œuvre des Juifs eux-mêmes.

Une ou deux heures plus tard, le 22 juillet – qui tombait précisément le jour de Tishe-Be'av – les murs étaient recouverts d'affiches signées par le Judenrat de Varsovie et annonçant que sur ordre des autorités allemandes, tous les Juifs de Varsovie devaient être transplantés (en allemand : übengesiedeln) vers les régions de l'Est.

Seraient uniquement autorisés à rester à Varsovie les membres de la police juive et leurs familles (épouses et enfants), les employés du Judenrat, du Service d'approvisionnement, du Comité juif de secours ainsi que les Juifs aptes au travail. Ces Juifs privilégiés seraient consignés dans leurs quartiers, c'est-à-dire qu'ils vivraient dans des logements spéciaux, des espèces de casernes, et travailleraient pour l'appareil militaire allemand.

La “transplantation” – poursuivait l'affiche – débuterait le jour même à 11 heures du matin. Toute personne qui tenterait de s'y soustraire ou de s'y opposer serait abattue sur le champ.

Et voilà comment le malheur a fondu sur nous dans toute son immensité. Aussitôt la police juive – c'est-à-dire ces deux mille chiens crapuleux sur lesquels j'aurai encore à revenir en détail – s'est mise au travail.

Les premières victimes furent les Juifs allemands. On les avait déjà transférés des dizaines de fois. Ils étaient rejetés sans arrêt d'un endroit à l'autre. On les avait fourrés dans le ghetto de Varsovie où ils s'étaient retrouvés en position d'étrangers, privés de foyer, sans que nul ne pût leur venir en aide. Quoi qu'il en soit, je dois à la vérité de dire que pour le surplus, ils n'étaient pas particulièrement sympathiques. C'étaient des Allemands. Ils tenaient les Ostjuden en horreur et les injuriaient. Lorsque d'aventure ils travaillaient dans une entreprise allemande ou détenaient quelque parcelle d'autorité, ils frappaient les Juifs locaux.

Ce chien enragé d'Hitler jouit d'une force démoniaque qui lui permet de dresser un frère contre son frère et un fils contre son père. À les entraîner à se battre comme des loups qui se dévorent entre eux. Les Juifs allemands ont accepté sans un murmure la mesure qui les frappaient. Les membres de la police juive les ont menés à l'Umschlagplatz. Là, on les a chargés dans des wagons plombés, sans aliments ni boisson, pour les mener à l'anéantissement. L'Umschlagplatz, ou plutôt ce lieu de la douleur et de la mort, est devenu par la suite le symbole même de l'Ange de la Mort. En proférant ces paroles, le sang se glace dans les artères, le cœur se fige et cesse de battre.

La question des Juifs allemands ayant été liquidée de la sorte, les policiers s'en sont pris aux soi-disant “points” où se trouvaient des dizaines de milliers de malheureux. Des Juifs que l'on avait expulsés de leurs foyers et qui y mouraient de faim et du typhus sous l'aile protectrice de la Kehilla de Varsovie.

Ces “points” destinés aux sans-logis du ghetto de Varsovie ne méritaient même pas le nom d'hospices pour indigents. Il s'agissait plutôt de sinistres masures, d'une saleté répugnante, laissées à l'abandon, où des personnes valides partageaient la couche des défunts en priant plusieurs centaines de fois par jour que survienne la mort. Les secours prodigués aux “points” par la Kehilla de Varsovie – qui prélevait de l'argent tant auprès des vivants que sur les morts – et par le Service d'approvisionnement, dont les directeurs roulaient sur l'or, étaient tels que les gens y mouraient comme des mouches.

En entrant dans un “point”, on n'y apercevait aucun être humain. Mais des morts vivants, des spectres, des sacs de peau et d'os qui pourrissaient sur pied. Il leur était bien indifférent, à ces spectres, de savoir ce qui adviendrait d'eux. De toute manière ils se savaient condamnés à mort. Alors que leur importait-il de connaître le lieu où ils allaient expirer ? Ici même au “point” ou ailleurs dans quelque champ abandonné ? (les malheureux ont été abattus jusqu'au dernier par ces chiens d'Hitlériens).

Néanmoins il se trouvait parmi eux des natures énergiques qui ne se sont pas laissé appréhender. Qui se défendaient, qui criaient, qui prenaient la fuite et se cachaient.

C'est alors que les membres de la police juive – composée en sa majorité d'apostats absolus ou de semi-convertis, de petits avocaillons ratés, de fils de commerçants aisés et de l'ancienne jeunesse dorée – ont montré ce dont ils étaient capables.

Ils se sont mis à frapper impitoyablement de leurs matraques en caoutchouc ou tout simplement à coups de bâton les malheureux qui avaient trouvé refuge dans les “points”. Ils arrachaient les enfants aux bras de leurs mamans, les maris à leurs femmes, les pères à leurs fils. Pendant ce temps-là les cris, les hurlements et les lamentations s'élevaient jusqu'au cœur des cieux, mais notre police juive – que son nom et son souvenir soient effacés de la mémoire ! – avait une pierre à la place du cœur. Elle ne cessait d'asséner des coups et de battre à mort, s'emparant des gens pour les empiler de force sur les charrettes et les emmener au sinistre Umschlagplatz. Des charrettes pareilles à celles dont on se sert pour mener les condamnés à l'échafaud.

Une nuit amère et enténébrée s'est abattue sur le ghetto. Çà et là, on entendait des coups de feu. Et chaque coup de feu signifiait une vie juive en moins. Les Juifs ne dormaient plus. Ils se couchaient dans des caves, dans des greniers. S'interrogeant anxieusement s'ils seraient raflés le lendemain et se demandant avec effroi comment échapper au malheur.

Au cours de cette nuit-là – c'est-à-dire la nuit du 22 au 23 juillet 1942 – l'ingénieur Czerniakow, président du Judenrat, a mis fin à ses jours après avoir reçu la visite de ces chiens d'Hitlériens venus exiger qu'il leur fournisse un contingent de dix mille Juifs pour le lendemain.

Il convient de consacrer quelques lignes au Président de la Kehilla de Varsovie, l'ingénieur Czerniakow. C'était un homme d'esprit médiocre, un intellectuel juif assimilé d'envergure très moyenne. Un sort cruel l'avait placé à la tête de la plus grande communauté juive d'Europe en un temps d'épreuves telles que le judaïsme n'en a jamais connues auparavant. Ledit ingénieur n'était pas à la hauteur de cette tâche tout à la fois immense et tragique. Elle dépassait ses forces. Il n'était pas à même de comprendre la responsabilité qu'il avait endossée. Il dirigeait la communauté juive de Varsovie en homme aux capacités limitées – ce qui était son cas – et, n'ayons pas honte de le dire, en grand froussard. Il faisait tout ce qu'exigeaient de sa part les bandits hitlériens. Jamais il n'a osé hausser le ton, jamais il n'a tenté de résister si faiblement que ce soit. Peut-être espérait-il parvenir ainsi à sauver ce qu'il y avait moyen de sauver. Mais en fait il n'a rien sauvé du tout. Ni sa propre vie, ni celle des autres membres du Judenrat qui rampaient à quatre pattes devant les bandits allemands. Pourtant lorsque survint le dernier acte tragique du ghetto de Varsovie, même Czerniakow, cet homme si tranquille et accommodant, ne put plus se retenir davantage. Il se refusait à remettre trois cent cinquante Juifs aux mains des assassins. Mais il n'avait pas la force morale de s'y opposer. Dans ces conditions, il a absorbé pour se rédimer, un flacon de cyanure. Afin que l'on tienne compte, le jour où l'on jugerait son comportement, de ce que son suicide avait été un acte de courage, tenant lieu de protestation contre toutes les cruautés infligées aux Juifs de Varsovie et tous les crimes que l'on s'apprêtait peut-être à commettre à leur égard.

Czerniakow a donc quitté ce bas monde et alors que son cadavre était encore chaud, les membres de la police juive se sont mis à sévir dans la rue.

J'ai déjà rappelé antérieurement que les deux mille policiers juifs dont s'était entouré le Président Czerniakow se composaient en majeure partie de fils de familles riches. Ils avaient casqué de grosses sommes afin d'obtenir une charge de policier pour éviter d'être embrigadés de force dans les camps de travail (car les policiers en avaient été exemptés). Le chef desdits jeunes policiers était un certain converti du nom de Szerynski (de son vrai nom il s'appelait Szenker). L'avocat Lejkin comptait lui aussi parmi leurs dirigeants. Le converti Szmerling en était un troisième. Déjà du temps des Polonais, Szerynski avait été policier. Lorsque la Pologne succomba, il fut l'un des premiers à se mettre au service de la Gestapo hitlérienne. Il se fallait l'adresser du titre de “Colonel” (pulkownik). Et il servait fidèlement ses maîtres, travaillant avec application et faisait montre du plus grand dévouement. Il faisait chanter les Juifs, leur extorquait de l'argent. Les dénonçait et les raflait pour les envoyer dans les camps de concentration. Et en libérait d'aucuns, moyennant paiement de grosses rançons. Jusqu'à ce que la Gestapo eût vent de ce que son fidèle valet Szerynski trempait dans des affaires louches. Et en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, il fut arrêté. Le bruit courait déjà que Szerynski ne reverrait plus jamais la lumière du jour.

Puis vint le 22 juillet et Szerynski recouvrit subitement la liberté. Il s'est avéré qu'il avait proposé à la Gestapo de se charger de l'expulsion de la population juive de Varsovie, à moins que ce ne soit la Gestapo qui le lui ait proposé (impossible de connaître le fin mot de l'histoire). Et c'est ainsi qu'il est devenu Commissaire en chef de l'Uebersiedlung. En fait, plutôt que commissaire : bourreau, meurtrier. Un assassin exhibant une croix suspendue à son cou. Personne ne trouvait grâce à ses yeux : ni les jeunes, ni les vieux, ni les enfants, ni les femmes. Il descendait lui-même dans la rue à la tête de ses hommes et – mettant personnellement la main à la pâte – raflait les passants, les frappait et les tuait.

À titre de récompense pour ce bel exploit qui consistait à conduire toute la population juive de Varsovie au massacre, un bras justicier (béni soit-il !), lui a tiré une balle dans la tête. Malheureusement, le tireur n'a pas bien visé : la balle n'a pas étendu l'ignoble converti sur le carreau. À ce jour il n'est pas encore crevé.

La deuxième crapule était l'avocat Lejkin. C'était un minuscule bonhomme dont l'apparence suscitait déjà l'hilarité. On l'imaginait plus aisément en train de s'exhiber dans un cirque qu'en qualité de chef de la police. Qui sait d'ailleurs s'il n'eût pas été capable de tenir les deux rôles ? Il s'acquittait de son travail avec le sourire, le cœur léger et avec l'allure d'un jeune voyou dans le vent. Aujourd'hui il a livré un nombre donné de “têtes”, demain il en livrera telle autre quantité. Et entre-temps, vive la vie ! Pour ce qui est de lui, nulle balle n'est encore venue le frapper. La troisième ordure, qui porte le nom de Szmerling, est un apostat et un meurtrier. Il travaillait à l'Umschlagplatz où il prêtait main-forte aux assassins allemands qui chargeaient les gens dans les wagons et les aidait à bastonner, à assassiner, à rechercher et à traquer les victimes terrées dans leurs cachettes. À l'occasion, il voulait bien contribuer à libérer l'un ou l'autre. Mais en contrepartie de cette “libération”, son portefeuille s'enrichissait d'un demi-million de zlotys. Ce demi-million restait dans sa poche. Et le lendemain on s'emparait à nouveau de ceux-là mêmes auxquels il avait extorqué des fonds la veille. Et il donnait à nouveau personnellement un coup de main lorsqu'il s'agissait de les charger dans les wagons en partance pour l'anéantissement, pour l'annihilation.

Il faut encore en mentionner un autre. Quoiqu'il n'exerce pas directement de commandement sur la police, il détient pourtant davantage d'autorité que l'ensemble des chefs policiers.

Son nom est First. C'est un révisionniste. Ledit First jouit aujourd'hui d'une influence prépondérante au sein de la Kehilla de Varsovie. Il ne porte pas de brassard, déambule partout chaussé de bottes et ne descend jamais dans la rue sans se munir d'une cravache. Bref, l'allure d'un membre de la Gestapo. Et, justement, il est l'un d'entre eux.

Incidemment, il convient de rappeler ici, à notre grande honte et à notre profonde amertume, que quelques centaines de Juifs travaillent pour la Gestapo en qualité d'agents secrets.

Compte tenu du comportement adopté par leurs principaux dirigeants, qu'auriez-vous voulu qu'ils fissent, ces autres chiens de policiers ? Il fallait bien qu'ils donnent des gages de leur fiabilité. Qu'ils démontrent qu'ils s'acquittaient de leur tâche sans la moindre retenue.

Une fois liquidé le groupe des réfugiés allemands et les dizaines de milliers de malheureux hébergés dans les “points”, on s'en est pris aux mendiants.

La question des mendiants dans le ghetto de Varsovie est le récit d'une souffrance indicible, d'un malheur infini. Je me sens incapable d'entreprendre, ne fût-ce qu'une description partielle de la catastrophe que ces souffrances ont engendré au sein de la communauté juive.

Les mendiants gisaient dans les rues de Varsovie, nus ou à moitié vêtus. Non plus des êtres humains, mais de vagues spectres. La mort les poursuivait comme une ombre à chacun de leurs pas. Ils pleuraient, hurlaient, se lamentaient et chantaient. Sur les trottoirs, dans les égouts, dans les courettes : partout, où l'on pouvait trouver la moindre anfractuosité, il y avait des mendiants. Des vieux et des jeunes, des femmes et des enfants. Et en majorité des enfants, des enfants et encore des enfants ! À partir de l'âge de 3 ans jusqu'à 15 ou 16 ans.

Ils composaient spontanément des lamentations et des complaintes. On entendait résonner leurs tristes chants, entonnés sur tous les tons, depuis les premières heures de l'aube jusqu'à la nuit. D'une rue à l'autre, d'une cour à l'autre, d'une pièce à l'autre.

Lorsque l'on se promenait dans la rue, il n'y avait pas de personne honnête qui ne sentît se glacer son sang en voyant à quelle condition dramatique les assassins hitlériens avaient réduit notre peuple. Tous ces malheureux n'étaient pas des mendiants professionnels. Poussés par la faim, le besoin et la misère, des milliers et des dizaines de milliers de familles avaient été contraints à cette triste extrémité.

Nos bourgeois, nos dirigeants, nos activistes communautaires bâfraient et se rinçaient la dalle. Ils dépensaient leur argent avec prodigalité dans des boîtes de nuit douteuses, entourés de catins (qui pullulaient dans le ghetto). Et pendant ce temps-là les mendiants mouraient comme des mouches. Étendus dans les rues, raides morts et parfois simplement recouverts d'une feuille de papier, jusqu'à ce qu'on se donnât la peine d'évacuer leur cadavre. Mais le pire, c'était pourtant les enfants morts qui traînaient dans les rues comme des chats crevés.

C'est à eux, je veux dire aux mendiants, que la police juive s'en est pris lors des deuxième et troisième jours de l'expulsion. On les raflait dans les rues exactement comme on ramasse les chiens errants. Et on les pourchassait de la même manière que les traqueurs de clébards assomment leurs victimes. Les mendiants tentaient de se réfugier dans les ruines des maisons bombardées, dans des appentis, dans les poubelles, dans les greniers ou les mansardes. Mais la faim ne tardait pas à l'emporter sur leur volonté d'échapper aux poursuites. Sous l'aiguillon de la famine, ils se voyaient contraints de retourner dans les rues où les attendait la bande du “pulkownik” Szerynski. On les jetait sur les charrettes des bourreaux comme des charognes. Et on ne se privait pas par la même occasion, de les frapper ou de les battre à mort.

Et tout ceci se passait à l'Umschlagplatz.

Les traqueurs hitlériens avaient donner l'ordre de leur livrer six mille Juifs par jour. Avec la collaboration de Lejkin et de Szmerling, le “pulkownik” Szerynski a toutefois entrepris de leur fournir quotidiennement non pas six mille, mais un contingent complet de dix mille Juifs.

D'où des scènes de poursuite atroces. Une frénétique danse macabre que la parole humaine est impuissante à exprimer. Du coup, ils s'y sont pris d'une autre manière. Tandis dans un premier secteur, ils raflaient les passants dans les rues, ailleurs ils se mettaient à boucler des rues entières, soumettant les pâtés d'immeubles à un blocus. Dès l'aube, afin que personne n'ait le temps d'échapper.

Et voici le tableau : la rue est comme morte. Partout on se cache. On se tapit dans des pièces verrouillées, on étouffe. Tous attendent en retenant leur respiration, les yeux exorbités par une frayeur mortelle, l'implacable décret qui va s'abattre sur eux. Et puis, subitement, retentissent des hurlements sauvages, un concert de coups de sifflet angoissants : la chasse à l'homme.

Ces chiens de policiers juifs ont pris une maison d'assaut à la manière des hordes de Gengis Khan. Et se mettent à hurler de leurs voix sauvages d'ivrognes que tous les habitants doivent descendre dans la cour. Tous : jeunes et vieux, petits et grands, riches ou pauvres. Tous sans exception doivent s'aligner l'un à côté de l'autre, en rang, et se soumettre à une inspection de leurs pièces d'identité. Seuls ceux dont les documents sont en ordre pourront rester.

Et ils ne se contentaient pas de pousser des hurlements et à donner de coups de sifflet. Les agents juifs de la Gestapo assénaient également des coups de bâton, traînaient les gens hors de leurs foyers, les tiraient de force des mansardes où ils s'étaient cachés, les extrayaient des caves et... commençaient à marchander. Moyennant finances on pouvait se racheter. Et au cours des premiers jours, le prix d'une “tête” s'élevait de 50 à 100 zl.

Ultérieurement le prix a grimpé jusqu'à 500 zl. Pour atteindre ensuite la somme de 1 000 zl. et à l'heure actuelle, – au moment où j'écris – le prix d'une tête vaut déjà 5 000 zl. D'autres refusaient carrément d'accepter de l'argent. Ce qu'ils exigeaient c'étaient des diamants, des dollars sous forme de pièces d'or ou d'autres devises fortes. À l'heure actuelle, à force de piller et de voler, ces fils de familles fortunées ont déjà amassé de telles fortunes que les montants moins importants, de l'ordre de 500 zl. par exemple, ne comptent même plus à leurs yeux.

Voici une scène qui illustre bien le déroulement de cette traque, à cette véritable chasse à l'homme.

Tous les habitants n'acceptaient pas de quitter leur logement. Certains tentaient de verrouiller l'entrée de l'appartement, de se cacher ou de grimper jusqu'au toit en se faufilant par la mansarde. Parmi ceux qui avaient réussi à monter jusqu'au toit, rue Nowolipie se trouvait une jeune femme. Les policiers l'ont remarquée. L'un d'entre eux a manifestement jugé qu'il n'aurait pas l'esprit en repos tant qu'elle lui aurait échappé et a décidé en conséquence qu'il devait à tout prix sacrifier cette victime sur l'autel de l'hitlérisme. On eût cru qu'il s'acquittait d'une dette sacrée. Hitler avait donné l'ordre que ce soient des mains juives qui se chargent de mener les Juifs au massacre. En conséquence, c'était un point d'honneur pour un policier juif que de s'y conformer.

Voilà donc le policier qui se met à courir d'un étage à l'autre, grimpant jusqu'au grenier. Et aussitôt arrivé d'escalader la toiture. Où s'engage une lutte sans merci entre le policier et la jeune femme.

Le toit était fortement incliné. La maison comptait quatre étages. Sous l'effet du soleil qui dardait ses rayons ardents, le toit en zinc était devenu brûlant. Le policier n'avait pas d'arme à feu (Hitler ne leur avait pas distribué de revolvers). Il n'était armé que d'une matraque en caoutchouc. Et c'est à l'aide de cette matraque qu'il s'en prenait à la femme en hurlant qu'elle devait descendre du toit. Sinon il la tuerait sur place.

– “Tu peux m'assassiner”, a répondu la femme – “mais je ne descendrai pas.”

Le policier s'est traîné jusqu'à la jeune femme. Il l'a attrapée. On eût dit que le toit était plus incliné encore que tout à l'heure. Tous deux risquaient à tout moment de choir sur le pavé et se fracasser le crâne. La femme s'apprêtait à affronter la mort. Mais elle refusait de descendre du toit de son plein gré. Le “fidèle” policier ne tenait pas à risquer sa peau. Il l'agonisait d'injures et proférait des jurons. Furieux, il épanchait ainsi sa bile. Mais impossible d'arracher sa victime au toit.

Cette lutte acharnée a duré plus d'une heure. Entre-temps en bas, dans la cour, les camarades du flic avaient déjà vidé l'immeuble de tous ses occupants. Ceux qui avaient de l'argent se sont tirés d'affaire en se laissant rançonner, ceux qui n'en avaient pas ont dû monter dans la charrette du bourreau. La maison était déserte, vidée. Les pièces inhabitées respiraient le malheur et la détresse. Ici un enfant avait réussi à se cacher, mais on emmenait sa mère de force. Là une maman était parvenue à se dissimuler mais on s'emparait de son gosse. Une mère courait dans tous les sens comme une folle en s'arrachant les cheveux : il ne lui restait qu'un berceau vide. À présent, la femme qui se trouvait sur le toit était déjà redescendue dans la cour. Pour l'instant sa vie était sauve. Mais on avait pris son papa, et sa maman s'était écroulée, terrassée par une crise cardiaque.

Mais pourquoi donc les bourreaux juifs ont-ils fait preuve d'un tel acharnement vis-à-vis de ce vieillard à la tête chenue, qui respirait encore à peine et ne parvenait même plus à traîner les pieds qu'avec difficulté ?

Ils l'ont entraîné de force, l'arrachant à sa demeure. Ainsi que sa femme, dont on eût dit qu'elle avait le crâne brisé. Le vieux Juif, apparemment un homme très religieux, n'avait pas eu le temps d'emmener son chapeau. Il se trouvait là, le crâne recouvert d'une calotte, à demi-mort, tremblant comme une feuille. Tremblotaient pareillement ses mains et ses pieds. On dut transporter sa femme sur une civière. On eût dit qu'elle était morte car elle y était allongée sans donner signe de vie, sa tête rejetée sur le côté. Le vieillard aux cheveux blancs était incapable de marcher. Bonne raison pour ce voyou de policier juif de le frapper à la tête avec sa matraque en caoutchouc. Et il frappait impitoyablement, le poussant, le projetant littéralement d'un endroit à l'autre jusqu'à ce que, en fin de compte, il parvint à le hisser sur un riksha. C'est là, sur le pousse-pousse, que le vieux Juif a rendu l'âme. Il est resté étendu au milieu de la rue. Comme s'il venait d'être assassiné. C'est le corbillard de Mordechaï Pinkert qui est venu le prendre. Les Juifs du service des pompes funèbres, dont le travail consistait à “visiter” les Juifs abattus et à s'emparer des biens des victimes, n'ont pas procédé à leur inspection cette fois-ci. Du premier coup d'œil ils s'étaient rendus compte que la victime était pauvre comme Job et qu'il ne valait pas la peine de se salir les mains.

Ailleurs, une femme s'est évanouie. Aussitôt un de ces policiers à l'âme d'assassin tente de la ranimer en l'aspergeant d'eau. Et dès qu'elle a repris ses esprits, il l'entraîne à nouveau. La femme s'est évanouie à plusieurs reprises. Le policier n'a pas abandonné sa proie pour autant. Tantôt il la ranimait, tantôt il la frappait et ce jusqu'à l'Umschlagplatz où il l'a remise aux mains des bourreaux allemands.

Voilà quelques vignettes qui dépeignent l'immense malheur qui a frappé le judaïsme varsovien. Ceux qui ont été épargnés jusqu'ici prient ardemment que la nuit tombe au plus vite. Qu'elle tombe rapidement afin qu'on puisse se reposer un instant, reprendre le souffle. Parce que demain à 5 heures du matin débuteront un nouveau Tishe Be 'av et un nouveau Kippour.

Et ce fut la matinée du troisième jour. Où du deuxième, qu'importe ? Déjà la rumeur court d'une maison à l'autre : impossible d'emprunter la rue Karmelicka, la rue Leszno est investie et la rue Nowolipie bouclée. Aujourd'hui les Allemands ont exigé qu'on leur remette un contingent de 10.000 têtes juives.

Tous les policiers juifs – ils sont au nombre de 2.000 – se sont mobilisés. Ils ont reçu l'ordre de ramener chacun cinq victimes.

Et là, il fallait voir ce qu'ils étaient devenus, ces policiers juifs ! À croire qu'ils avaient été frappés de folie car pareille sauvagerie, pareille cruauté, même les pires criminels ne s'en seraient pas montrés capables. Et ils restaient parfaitement indifférents aux pleurs et aux cris. Les mamans embrassaient les bottes de ces bandits pour sauver leurs enfants. Mais les bandits eux-mêmes ne se contrôlaient plus. Ils arrachaient violemment les malades à leur lit de souffrance, jetaient les enfants hors des berceaux, empilaient les vieillards dans des charrettes. Ils pourchassaient les victimes, les poursuivaient, les frappaient à mort.

Et comme si cela n'était toujours pas suffisant, lorsque la porte d'entrée était verrouillée, on la défonçait à coups de hache ou de marteau.

À la vue de la manière dont se démenaient ces bandits juifs, armés de haches – comme des garçons bouchers – de marteaux et de passe-partout, le sang de tous ceux qui assistaient à la scène ne faisait qu'un tour. Il n'est pas de pièce dans le ghetto dont ces brigands juifs n'aient défoncé la porte à coups de hache. Et à défaut de trouver quelqu'un dans les chambres fermées à clé ou verrouillées, ils crevaient les armoires, vidaient les tiroirs et raflaient tout ce qu'ils pouvaient emporter.

Au cours des jours suivants, les assassins allemands, secondés par des bandits ukrainiens qu'ils avaient engagés à leur service, se sont également mis de la partie.

Effroyable spectacle que celui des appartements déserts dont on a emmené les habitants. Le mot pogrom est encore trop faible, trop noble pour le décrire.

C'est une tourmente qui entraîne ruines et destructions dans son sillage, qui emporte des générations entières de vies humaines. Demeurent les témoins muets de la tragédie : les dessus de lit éventrés, les armoires défoncées à coups de hache, les oreillers foulés aux pieds, les meubles réduits en morceaux. Chacun de ces vestiges épars pleure de douleur et hurle sa souffrance. Et partout ce ne sont que berceaux vides, murs écorchés, pianos balancés par les fenêtres, casseroles abandonnées et vides. Catastrophe, perdition !

Impuissants, nous grinçons des dents.

Pourtant la question doit être posée, hurlée aux cieux : mais où donc ont-ils été élevés, ces jeunes ? Quels sont les [sic] de pères juifs qui ont pu engendrer cette semence d'assassins ? Quelles mamans juives ont donc allaité ces meurtriers ? Il faut croire qu'ils sont issus d'un croisement d'assassins et de putains.

La police juive s'est décarcassée pour donner satisfaction à ses maîtres sanguinaires qui ont juré d'extirper le judaïsme.

Mais tout cela restait encore insuffisant à leurs yeux. Les meurtriers juifs n'avaient pas fourni l'intégralité du contingent réclamé par ces chiens d'Hitlériens. La Gestapo a donc décidé de se mettre au travail elle-même, d'intervenir directement dans le déroulement des opérations.

Pour seconder sa police juive, elle a engagé en supplément des bandits ukrainiens. Les émules ukrainiens de Chmielnicki et de Gonta qui sont notre malheur ont constitué une compagne spécialisée dans la perpétration de pogroms à l'encontre des Juifs. Hitler a mis sur pied une légion panbrune recrutée parmi les Ukrainiens de la Galicie orientale. Les déchets les plus horribles de l'humanité, les créatures les plus haïssables que l'on puisse imaginer. C'est à eux que la Gestapo a fait appel pour l'aider. Et ils se sont précipités dans le ghetto “pour faire régner l'ordre”, armés de revolvers et de fusils, cravaches et fouets en mains.

Et voici le début d'un nouveau chapitre, le chapitre le plus sanglant de l'histoire du ghetto de Varsovie.

Alors que les policiers juifs envahissaient les cours des immeubles en hurlant et en lançant des coups de sifflet, les bouchers allemands, quant à eux, annonçaient leur présence par des fusillades et des coups de feu.

De concert avec les membres juifs de la Gestapo, ils donnaient l'assaut, comme des furies ou des fauves assoiffés de sang, plongeant le ghetto dans un cataclysme qui engloutissait tout sur son passage. Eux ne criaient pas, mais aboyaient comme des chiens enragés.

Les Allemands ne pénétraient pas dans les appartements, n'effectuaient pas des recherches dans les greniers et ne descendaient pas dans les caves. Ce boulot-là, ce sont des policiers juifs qui le faisaient avec les émules sanguinaires de Chmielnicki.

Les dogues teutons se contentaient de tirer et de crier. Mais leurs hurlements sauvages d'ivrognes étaient, s'il se peut, plus épouvantables encore que les fusillades. Les portes se défonçaient comme d'elles-mêmes. Des personnes résolues à rester sur place à tout prix, sachant que la mort les guettait aux alentours, cédaient spontanément au dernier moment à la sauvagerie et à la furie régnantes. Elles s'enfuyaient nues et déchaussées, n'emportant même pas une tartine, pour se livrer à l'Ange de la Mort brune.

Quant à ceux qui, après réflexion, cherchaient à se cacher : la police juive connaissait toutes les planques. Elle traquait et dépistait tous les Juifs tapis dans le ghetto – en majorité des femmes et des petits enfants – et comme ils ne pouvaient ouvrir le feu sur leurs victimes (ils n'étaient pas autorisés à porter une arme), les assassins ukrainiens se dépêchaient de voler à leur rescousse. Une balle dans le crâne. Et pan !, Voilà une maman qui tombe, un gosse qui s'étale sur le sol. Pan ! Et voilà un papa qui s'écroule avec son fils, un vieillard qui tombe raide mort. Là c'est une jeune fille en fleur, ailleurs un lit inondé de sang, ultime trace laissée derrière soi par un malade qui n'a pas pu se lever.

Les pièces, toutes les chambres de chaque logement, des dizaines et des centaines de pièces débordent de sang et de victimes. Outre les bandits ukrainiens, les assassins allemands ont également participé à la rafle. On défonce les portes. On pille, on détrousse, on arrache les couvre-lits, on piétine les morts. Tous se livrent ensemble à ce bel ouvrage : les Allemands, les Ukrainiens et nos propres frères. Quelle pitié pour les mamans qui les ont porté en leur sein !

Nous sommes déjà au cœur de l'opération. C'est le vingtième jour depuis que sévit l'épidémie. Chaque jour plus intense, plus cruelle. Pas la moindre trace d'humanité. Aucune pitié. Tous les jours une nouvelle affiche placardée sur les murs, signée par la direction de la police juive, annonçant que l'“Aktion” (c'est ainsi qu'on appelait l'opération) se poursuit. De crainte sans doute que l'on n'aille s'imaginer par malheur que le désastre a pris fin. La police juive a fait savoir que quiconque se présentera volontairement à l'Umschlagplatz recevra gratuitement 3 kilos de pain et ne sera pas séparé de sa famille.

Nombre de Juifs cachés, qui étaient tenaillés par la faim, ainsi que d'autres, qui n'arrivaient plus à endurer leurs souffrances, ont préparé un baluchon composé d'une chemise, d'une serviette de bain et d'une brosse à dents et sont partis avec leur femme et leurs enfants pour se rendre aux mains de ceux qui allaient les égorger.

À l'Umschlagplatz – cet enfer qu'il m'appartiendra de décrire ci-dessous – chacun d'entre eux s'est vu remettre les trois kilos de pain, mais sur place maris et femmes, enfants et mamans, sœurs et frères ont été séparés sur le champ. Immédiatement. Et on y a procédé en ouvrant une fusillade, de sorte que les gens tombaient comme des mouches. C'est avec une sauvagerie bestiale, à coups de cravache, qu'on a fait monter les mamans dans un premier wagon et leurs enfants dans un autre. Ou que l'on contraignait un enfant à monter dans le wagon sans son papa. Que l'on abandonnait la maman en attendant l'arrivée d'un autre convoi.

Chaque jour, c'était de 5.000 à 10.000 personnes que l'on déportait sans que nul ne connaisse leur destination. À ce jour, aucune nouvelle ne nous est parvenue de ces malheureux. Selon des bruits qui circulent, ci-et-là, en cours de route les vieillards seraient jetés hors des wagons et les déportés assassinés ou abattus à coups de feu. On rapporte que les enfants sont gazés ou électrocutés.

Pourtant, tout cela était encore insuffisant aux yeux des bourreaux allemands.

L'engeance juive est destinée à être exterminée, extirpée jusqu'à la racine, jusqu'à l'os. Sans qu'en puisse subsister la moindre trace. Quant aux moyens de procéder à ce massacre, ces chiens d'Hitlériens n'en manquent pas. Des moyens monstrueux, sinistres, terribles, tels qu'aucun inquisiteur n'en a jamais pu rêver.

Écoutez donc ! Le ghetto de Varsovie était composé de deux entités : le grand ghetto, c'est-à-dire le rayon qui couvrait les rues Leszno et Nalewki, et le petit ghetto, c'est-à-dire la rue Twarda.

Dans le petit ghetto vivaient une centaine de milliers de Juifs environ, peut-être même 125 000. Ils étaient concentrés sur une petite surface et leur liquidation ne posait donc guère de problème à ces chiens de Prussiens. Et ensuite, lorsque quelque 50 000 ou 60 000 Juifs eurent déjà été évacués et anéantis, ordre a été donné à tous les Juifs de quitter le petit ghetto pour le lendemain à 6 heures du matin au plus tard. Les portes des logements devaient être laissées ouvertes. Tout Juif qui resterait dans le petit ghetto après 6 heures du matin serait abattu.

L'affiche était signée par le Judenrat, c'est-à-dire par la Kehilla.

Incidemment, il convient d'observer qu'à partir du 22 juillet 1942 toutes les affiches et tous les décrets étaient revêtus de la signature du Judenrat ou de la direction de la police juive. Les forces d'occupation allemandes n'ont signé aucune affiche, aucune ordonnance. Ces chiens d'Hitlériens, sachant qu'en fin de compte ils devront répondre un jour de leurs forfaits, n'ont pas voulu laisser derrière eux la moindre trace écrite. De manière à ce que l'on constate ultérieurement que ce n'était pas eux qui avaient procédé à l'expulsion forcée mais bien la communauté juive.

Voilà encore un de ces procédés raffinés dont se sert cette bête sauvage d'Hitler.

Il était environ six heures du soir lorsque le décret d'expulsion a été affiché sur les murs. On pouvait circuler jusqu'à l'heure du couvre-feu, neuf heures du soir. Interdit, par ailleurs, de se montrer en rue avant cinq heures du matin. Alors quand déménager ? Et déménager pour aller où ? Il fallait tout de même emmener avec soi un oreiller, une chemise... un pain... Et que faire du restant du mobilier ? S'être échiné sa vie entière à ramasser quelques biens et se voir contraint à présent de tout abandonner ?!!

Le pire des incendies ne crée pas pareil ravage ou destruction.

Ce serait encore peu de chose que de dire que les gens avaient perdu la tête. Ils étaient devenus pires que des bêtes féroces ou des chats enragés. Des fils injuriaient leurs pères, des mamans jetaient leurs enfants par la fenêtre. Ces mêmes enfants qu'elles avaient porté en leur sein et pour lesquels elles avaient versé tellement de pleurs. Pour se jeter ensuite dans le vide après eux. On pillait son voisin, on cherchait à s'entre-tuer. On abandonnait des enfants malades sur leur couche pour s'enfuir. On abandonnait des mamans à l'agonie et on s'encourait. Des enfants venaient apporter du poison à leurs parents âgés et les papas et les mamans leur en étaient reconnaissants comme on l'est envers celui qui vous a offre le plus précieux des cadeaux.

Chacun voulait emporter quelque chose, s'emparer d'un objet quelconque. Et plus on cherchait à prendre avec soi, plus on abandonnait sur place. Car il fallait tout abandonner. Tout ce qui avait été gagné par [sic] à grand-peine, à force d'un dur labeur, à la sueur de son front, tout ce qu'on avait accumulé en s'épuisant à la tâche pendant des dizaines d'années. Et peut-être même pendant des centaines d'années. Tout était précieux, chaque objet, chaque brimborion qui se trouvait dans la pièce. Autant de souvenirs qui rappelaient les grands-parents, les parents. Des générations entières qui avaient eu la chance de vivre – si peu que ce soit – mais autrement.

Il restait encore une heure et demie jusqu'à neuf heures du soir. Le temps de sauver encore quelque chose. Mais les gens s'étaient déjà mis à courir. Courir où ? Entre-temps, on cherchait refuge dans le grand ghetto. Auprès de proches, de connaissances. Parfois même tout simplement dans des maisons étrangères, en passant la nuit dans la cour, couché sur les marches de la porte d'entrée.

Des foules de gens couraient en tous sens, le regard affolé et le visage hagard, comme s'ils avaient le feu au corps, comme s'ils étaient pourchassés par une épidémie sinistre.

Mais tout cela n'était encore que peu de chose. Car pour ces chiens d'Hitlériens, il ne suffisait pas que les Juifs courent ainsi, sans plus. Ni qu'ils aient dû abandonner tous leurs biens, tout leur avoir ne comptait pour rien à leurs yeux. Pas question de les laisser courir ainsi à leur gré. Il fallait montrer en outre à ces maudits Juifs comment courir.

Subitement ils se sont donc mis à tirer sur les Juifs en fuite d'un coin du ghetto, tandis que de l'autre ils se livraient à une barbare chasse à l'homme. Ceux qui ne tombaient pas sous les balles hitlériennes étaient raflés sur place et menés à l'Umschlagplatz. Les lamentations et les plaintes s'élevaient jusqu'au cœur des cieux. Mais les cieux purs se taisaient. Ils contemplaient placidement le spectacle de ces hommes qui avaient emprunté l'apparence de fauves et qui pourchassaient et tiraient sur d'autres êtres humains innocents, terrassés par la douleur, par la frayeur, par la folie.

Les balles sont aveugles : elles accomplissent leur parcours et atteignent leur but. Si une maman tient son enfant dans les bras, tous deux s'écroulent en émettant un gémissement déchirant. Et voilà qu'un enfant tombe et que sa maman ne devient pas folle de douleur, mais continue à courir. Qu'une fille abandonne son papa abattu sur le pavé pour tenter de se sauver elle-même. Qu'un homme s'efforce de sauver son épouse et puis, au dernier moment, s'encourt après avoir fait un signe de la main. Et font de même une épouse, une sœur, un frère. On abandonne ceux auxquels vous rattachent les liens du sang. Et à plus forte raison un voisin, un ami. Et assurément un étranger.

Il s'indique à ce propos de rappeler un fait qui, d'une part, glace le sang dans les artères mais qui peut servir, par ailleurs, d'infime consolation en démontrant que survit encore chez certains une étincelle d'humanité.

Au n° 16 de la rue Sienna, dans l'une des rues du petit ghetto, se trouvait un orphelinat, dirigé par le célèbre écrivain polonais Janusz Korczak. Janusz Korczak (qui était Juif, Goldszmit de son vrai nom), était lui-même médecin et avait consacré toute sa vie à l'éducation des enfants. Il avait écrit des livres admirables au sujet des enfants et pour eux. Il avait guéri des enfants et était également le dirigeant spirituel de l'orphelinat de la rue Krochmalna dont la réputation était grande, non seulement à Varsovie, mais dans la Pologne entière.

Il faudrait pouvoir consacrer un livre entier à Janusz Korczak. Et consigner par écrit la vie remarquable de cet homme noble et merveilleux écrivain. Ni le lieu ni l'époque ne s'y prêtent. Je voudrais donc simplement rappeler qu'au moment des pires dangers, lorsque sa propre vie se trouvait menacée par ces chiens d'Allemands, il n'a pas abandonné son orphelinat mais est demeuré auprès de ses enfants.

Lorsque Hitler – que son nom et son souvenir soient maudits ! – a instauré le ghetto de Varsovie, l'orphelinat de Korczak fut transféré au numéro 16 de la rue Sienna. C'est là qu'il a poursuivi son travail admirable et c'est là qu'il est tombé, aux côtés de ses enfants.

Quelque deux cents enfants, orphelins de père et de mère, étaient élevés dans cet immeuble. La famine régnait à Varsovie mais Korczak parvenait à trouver des vivres pour ses enfants en fouillant jusque dans les entrailles de la terre. Ses pupilles étaient éduqués et lavés, habillés de vêtements propres, mangeaient à satiété, dormaient dans des lits propres et étaient confiants de survivre à ces chiens enragés d'Allemands et d'assister à leur défaite finale.

Survint alors le sinistre décret relatif à la déportation des Juifs de Varsovie. Et ses premières victimes furent les plus innocents des innocents : les enfants. Janusz Korczak s'attendait au malheur. Il avait été informé de ce qui s'était passé dans d'autres internats qui avaient été vidés, les enfants ayant tous été emmenés à l'Umschlagplatz, et de là à l'extermination : sans accompagnateurs, sans parents. Sans même une goutte d'eau ou un croûton de pain. Tous les enfants avaient été assassinés en route (on a fait état à ce sujet du camp pénitentiaire de Treblinka), empoisonnés au gaz ou électrocutés.

Janusz Korczak n'a pas voulu abandonner ses deux cents enfants. Pas plus qu'il ne s'est caché ou enfui comme l'ont fait d'autres dirigeants de maisons d'enfants. Un ou deux jours auparavant, avant même que ne soit mis en place le bouclage du numéro 16 de la rue Sienna, il a donné ordre à tous les enfants de se laver de la tête aux pieds, de revêtir des vestes et des chemises propres. Chaque enfant portait un petit baluchon contenant du pain et une bouteille d'eau.

On ignore s'il a expliqué aux enfants ce à quoi ils devaient se préparer et où on les emmenait. La seule chose que l'on sache c'est que lorsque les égorgeurs d'enfants allemands ont fait irruption dans la maison située au numéro 16 de la rue Sienna, Janusz Korczak se tenait là avec quelques infirmières qui travaillaient dans l'orphelinat ainsi que les deux cents enfants : prêt à affronter la mort.

Je dois à nouveau répéter ces paroles banales, à savoir qu'il n'existe pas de plume qui puisse décrire cette horreur ni de lamentation qui soit à la hauteur de cette catastrophe. Les égorgeurs d'enfants hitlériens ont donné l'assaut en ouvrant une fusillade sauvage. Deux cents enfants, deux cents vies en pleine éclosion étaient cloués sur place, figés dans une terreur mortelle, s'attendant à être abattus sur le champ jusqu'au dernier.

Et voilà que s'est produit une chose incroyable : les deux cents enfants n'ont pas crié, les deux cents âmes innocentes condamnées à mort n'ont pas pleuré. Aucun d'entre eux ne s'est enfui, aucun d'entre eux n'a cherché à se cacher. Ils se sont simplement agrippés, comme des hirondelles malades, à leur maître et pédagogue, à leur père et frère, à Janusz Korczak. Afin qu'il les garde et les protège.

Il se tenait au premier rang, à la tête des enfants. Son corps amaigri et brisé leur servait de bouclier. Ces chiens d'Allemands ne lui ont pas manifesté la moindre considération. Empoignant leur revolver d'une main et leur fouet de l'autre, ils ont aboyé :

– “En marche !”.

Malheur aux yeux condamnés par un sort cruel à contempler cet horrible spectacle.

Tête nue, la taille ceinte d'une ceinture de cuir, botté, le dos voûté, s'avançant comme courbé sous les souffrances, Janusz Korcak marchait devant eux, tenant un enfant à chaque main. Suivi de quelques infirmières en blouse blanche et ensuite de deux cents enfants dans la fraîcheur de l'âge que l'on conduisait au sacrifice.

De tous côtés les enfants étaient placés sous la garde d'une escorte de policiers allemands, ukrainiens et – aussi cette fois-ci – juifs.

Entre-temps les membres du Judenrat se sont rendus compte de la tragédie qui se déroulait au numéro 16 de la rue Sienna. On s'est mis à courir et à téléphoner pour essayer d'organiser des secours.

Mais qui pensez-vous donc que la Kehilla cherchait à sauver ? Non pas les deux cents enfants mais uniquement Janusz Korczak.

Cette grande et noble figure a décliné l'offre des gens de la Kehilla, qui avait sacrifié tous les Juifs de Varsovie, et a accompagné ses enfants jusqu'à l'Umschlagplatz.

Même les pavés des trottoirs ont versé des larmes à la vue de cette procession. Mais les assassins allemands continuaient imperturbablement à pourchasser la colonne de leurs fouets, lâchant à intervalles réguliers des coups de feu.

À ce jour, on n'a aucune indication de ce qu'il est advenu de Janusz Korczak et de ses deux cents orphelins. Selon tous les indices, il n'en subsiste plus la moindre trace. Que mes quelques paroles servent d'incipit à la page d'annales sanglante qui a pour nom Janusz Korczak et ses deux cents élèves.

Deux ou trois jours après que cette “tâche” eut été accomplie a été proclamé le décret annonçant que le petit ghetto devait être vidé de sa population juive.

Comme je l'ai déjà exposé antérieurement, la sinistre proclamation a été rendue publique vers six heures du soir. De sorte qu'au cours de cette soirée on a vu arriver dans les rues plusieurs milliers de Juifs courant dans tous les sens. Nul ne sait où se trouvent leurs tombes, nul ne récite le kaddish en leur honneur.

Et le lendemain à six heures du matin, il ne demeurait aucun Juif dans le petit ghetto.

Des rues dévastées et vides, encombrées de litières, de meubles brisés, de vaisselle, de casseroles, de détritus et de sang coagulé. Des maisons détruites, abandonnées, éventrées, aux portes béantes. Et de chacune des demeures abandonnées, où plus rien ne subsiste – semblable à des amas d'immondices laissés à l'abandon – jaillit le gémissement des vies perdues.

La mort accompagne les scélérats allemands et ukrainiens qui paradent dans des logements juifs réduits à l'état de ruines. Qu'ils mettent à sac, pillant et emportant tout ce qui conserve encore la moindre valeur.

En l'espace de quelques heures le petit ghetto a été vidé de sa population juive. Les uns sont morts sur place. Les autres ont été emmenés à l'Umschlagplatz. Quelques-uns ont choisi de mettre fin eux-mêmes à leurs jours. Et une poignée s'est encourue, trouvant refuge dans le grand ghetto.

Mais malgré cela, quelques milliers de Juifs ainsi que leurs familles subsistaient encore dans le petit ghetto : ceux qui étaient parvenus à obtenir en temps utile du travail dans une entreprise allemande ou plutôt – car c'est ainsi que l'on surnommait ces entreprises – dans les “szopy” de Toebbens , c'est-à-dire les entreprises (ou szopy) que les Allemands avaient créé dans le ghetto pour pouvoir y procéder plus aisément au dénombrement de ceux qui y travaillaient.

Quelques firmes allemandes, portant des noms tels que Toebbens, Schultz, Osmian, Hoffmann, Schilling, Brauer et d'autres, avaient installé des ateliers dans le ghetto. Pour l'essentiel, des entreprises de couture, de cordonnerie, de pelleterie ou d'autres activités de ce genre. Ces ateliers travaillaient pour le compte des militaires allemands. On les appelait “szopy”. Bien avant que ne survienne la catastrophe de l'expulsion, des ouvriers juifs y travaillaient déjà en tant que tailleurs, cordonniers, fourreurs ou membres d'autres professions analogues.

Plutôt que de mourir de faim, que de voler ou que de se mettre à mendier, plutôt que de s'exposer au risque d'être pris au cours d'une rafle et expédiés aussitôt vers un camp de concentration, les ouvriers juifs préféraient souvent vendre leur sang et leur sueur à Hitler en échange d'un quart de kilo de pain et d'une soupe aqueuse accompagnée de quelques zlotys en guise de complément. Chassée de ses ateliers, réduite à la misère et soumise à mille tortures, la classe ouvrière juive n'avait guère d'autre alternative. Et si amère que fût cette décision, force lui était de s'adresser aux Allemands pour obtenir une croûte de pain.

Des mains juives cousaient et piquaient des uniformes pour les bandits hitlériens douze heures par jour. Des mains juives cousaient des touloupes et des pelisses pour les Huns qui se trouvaient sur le front soviétique, façonnant à cette fin les manteaux de fourrure confisqués à la population juive au cœur de l'hiver.

De toute manière, une fraction appréciable de la classe ouvrière juive a déjà péri, que ce soit de faim ou de misère. Car même un ouvrier juif n'arrive pas à survivre avec une ration consistant en un quart de kilo de pain par jour et une soupe délayée dans de l'eau. Toutefois, mieux valait encore ça que de mendier ou de s'écrouler dans la rue comme ces morts anonymes que l'on recouvrait ensuite d'une feuille de papier.

Par la même occasion se sont infiltrés dans ces szopy des individus qui appartenaient à la pègre, des combinards et des maîtres chanteurs. Car ce milieu proliférait dans le ghetto comme des champignons après la pluie. Grâce à l'appui de maîtres chanteurs allemands, ces personnages étaient devenus très influents dans les szopy. Ils se hissaient jusqu'à la direction, s'emparaient des postes de commandement et s'infiltraient Dieu sait où encore.

En temps “normal” – c'est-à-dire à l'époque où trois cent cinquante mille Juifs vivaient dans le ghetto – 10 % de coquins en provenance du milieu étaient parvenus à se frayer un chemin jusqu'au sommet de la pyramide sociale, bâfrant et levant le coude, et gagnaient des dizaines de milliers de zlotys par jour tandis que les 90 % restants arrivaient à peine à respirer. À cette époque, dis-je, on ne se pressait guère pour entrer dans les szopy allemands : l'indigent essayait de se débrouiller, quitte à ne pas manger à sa faim, à se laisser abattre par le typhus ou à sombrer dans la mendicité. Car travailler pour Hitler, aider les assassins, voilà ce que la majorité de la communauté et des membres de la population juive de Varsovie se refusaient à faire.

Mais après la proclamation du sinistre décret d'expulsion, annonçant que les Juifs aptes au travail ne seraient pas déportés, et en particulier ceux qui étaient occupés dans les szopy, ce fut un raz-de-marée : tout le monde courait rejoindre les ateliers hitlériens. Des Juifs commerçants, artisans ou sans-emploi, tous ceux qui avaient des bras et des jambes et un portemonnaie fourni. Bref, tous ont couru travailler chez les Allemands. D'un seul coup, tous sont devenus tailleurs, cordonniers, pelletiers.

Aux côtés des trafiquants de chair humaine, des voleurs, des cambrioleurs et des catins, et en leur compagnie, on a également vu s'installer dans les szopy des dirigeants communautaires en vue, nos protecteurs et pourvoyeurs de bons conseils. Jusque-là, ils ne songeaient qu'à se remplir la panse. Ils vivaient, heureux comme Dieu en France : leur porte gardée par des domestiques, sourds à la misère juive et aux souffrances juives. Et les voilà devenus tout à coup des prolétaires pur sang.

Ils ne prenaient pas uniquement soin d'eux-mêmes, mais également de leur épouse, de leurs enfants, de leurs mamans et de leurs papas, de leurs frères et sœurs. Et ils étaient certains qu'ils seraient épargnés, eux, par les mesures d'expulsion.

Aussi, lorsqu'a débuté la fuite éperdue vers les szopy, les dirigeants de ces ateliers, tout cet univers écœurant de maîtres chanteurs et de voleurs à la tire, ont découvert qu'une source de richesses et d'opulence leur était offerte.

Car c'est devenu un véritable commerce accompagné de bagarres qui se déroulent au beau milieu des ateliers, un véritable marché noir. Au début, les dirigeants des szopy n'exigeaient que mille zlotys par “tête”. Par la suite, le prix à grimpé jusqu'à deux mille, voire cinq mille. Dans certains cas, des prolétaires fraîchement promus allaient jusqu'à payer dix mille ou vingt mille zlotys par “tête” aux intermédiaires.

Entremetteurs juifs et allemands se partageaient l'argent.

On trouvait également un atelier semblable dans le petit ghetto. Il était connu sous le nom de szop de Toebbens. Et ultérieurement, lorsque les Juifs ont été chassés du petit ghetto, quelques milliers de Juifs sont restés dans cet atelier avec leurs familles. On a mis à leur disposition deux ou trois maisons à proximité du szop, entourées d'une palissade. C'était là qu'étaient astreints à résidence ces prolétaires de fraîche date. Sans pouvoir pénétrer dans quelque autre rue que ce soit ni dans une maison voisine. Cela leur était d'ailleurs interdit sous peine de recevoir une balle dans la tête. À six heures du matin, on les menait au travail par rangs de cinq, comme des détenus. À six heures du soir, on les ramenait sous une escorte de gendarmes allemands.

Les hommes emmenaient leurs femmes et leurs enfants à l'atelier. Car ils avaient reçu l'assurance que les szopy ne seraient pas soumis à des quadrillages. Les ateliers seraient – disait-on – exemptés des rafles. Ici l'on pouvait vivre en sécurité. Pourtant il s'est avéré qu'ils ne s'y trouvaient nullement en sécurité. Les chiens pisteurs d'Hitler étaient parfaitement informés de la manière dont ces prolétaires de fraîche date s'étaient infiltrés dans les ateliers. Ils disposaient de suffisamment d'agents juifs de la Gestapo pour le savoir. Et ces derniers effectuaient leur travail à la plus grande satisfaction des bandits qui les avaient engagés à leur service.

C'est d'ailleurs au moment où ils se trouvaient tous à l'atelier, croyant pouvoir oublier leurs soucis, que les bandes allemandes sont passées à l'assaut à l'improviste, comme un coup de tonnerre qui retentit dans un ciel serein. Et, selon leur habitude, c'est en hurlant et en aboyant comme des chiens qu'ils se sont mis à “nettoyer” les lieux. Tous les travailleurs ont dû quitter l'atelier et se disposer en rang dans la rue. Tous. Aussi bien ceux qui avaient payé de fortes sommes que ceux qui n'avaient pas versé un sou pour pénétrer dans l'atelier puisqu'ils y travaillaient depuis toujours.

Glaciaux et impitoyables, les bourreaux hitlériens ont décidé sur le champ que l'atelier Toebbens de la rue Prosta n'avait nul besoin de plusieurs milliers de travailleurs. Quelques centaines suffiraient à la tâche. Ils ont donc procédé immédiatement au tri, en sélectionnant ceux qui seraient admis à travailler et ceux qui ne convenaient pas.

En premier lieu, ils se sont emparés des femmes et des enfants. Ensuite de toutes les personnes âgées. Puis, ultérieurement, des hommes d'âge mûr. Et à peine deux à trois heures plus tard, des quelques milliers de personnes qui travaillaient dans l'atelier de Toebbens, il ne subsistait déjà plus que quelques centaines d'hommes et de jeunes femmes rendus orphelins, malheureux et brisés.

Les autres ont immédiatement été emmenés vers la mort.

Les quelques centaines de personnes qui ont continué à travailler et dont le sort demeurait suspendu à un fil se sont vu transférer dans un logement ad hoc. Où ils étouffent, pris à la gorge par le malheur, ayant tous le cœur brisé. Car à chacun manque une épouse, un enfant, un papa, une maman et ainsi de suite.

À ce jour – c'est aujourd'hui le premier jour de Souccoth – nul n'a le droit de s'approcher du petit ghetto. De ce fait, le quartier de la rue de Twarda se trouve actuellement à ce point éloigné de nous qu'on croirait que tous les océans du monde nous en séparent. Personne ne sait ce que sont devenus les quelques milliers de personnes qui y travaillaient. On rapporte seulement qu'en dehors du quart de kilo de pain et de la louchée de liquide à grumeaux, il n'y a rien à acheter. Et si d'aventure quelqu'un parvient, par miracle, à s'y procurer une miche de pain – dont la consistance rappelle davantage la colle que celle d'un kilo de farine – il doit allonger de 80 à 100 zlotys.

Il y avait aussi quelques szopy de ce genre dans le grand ghetto. On aura compris qu'ils étaient également peuplés de prolétaires de fraîche date. Entre-temps, les Allemands laissaient faire et fermaient les yeux. Après tout, outre les ateliers, ils devaient encore “liquider” le sort de quelque cent cinquante mille autres Juifs, “particuliers” pour ainsi dire.

Et il les ont liquidés de diverses manières et au moyen de techniques variées, dignes de l'Inquisition. À nouveau, les rues ont été barricadées. Jusqu'au beau jour où ces bandits ont conçu un nouveau plan diabolique. Il consistait à nettoyer une rue donnée de toute présence juive, soit du côté gauche, soit du côté droit. Et ce en l'espace de quelques heures. C'est-à-dire qu'ordre était intimé à tous les Juifs d'en déménager avant la tombée de la nuit ou pour le lendemain matin. Première victime de ce nouveau procédé : le tronçon de la rue Nowolipie s'étendant de la rue Karmelicka jusqu'à la rue Smocza. À l'intérieur de cette aire se trouvent des ateliers de la firme Schultz. Cette entreprise emploie quelques milliers d'ouvriers juifs. Travailleurs qui devront vivre à proximité des ateliers. C'est pourquoi tout ledit tronçon de la rue Nowolipie doit être vidé pour faire place aux ouvriers de l'atelier Schultz.

Ce malheur est survenu le jour de Chabbat (je ne me souviens malheureusement pas de la date exacte). Dès potron-minet, la rue a été investie des deux côtés. Pas d'endroit en direction duquel on pût s'enfuir. Impossible d'y entrer ou d'en sortir.

Les habitants ont reçu ordre de quitter leurs demeures alors qu'ils n'avaient pas d'autre toit.

Impossible de traduire en paroles l'horreur et la douleur affreuse qui se sont emparées de ces habitants condamnés à mort. Une poignée d'assassins allemands, armés de revolvers et de fouets, déambulait au milieu de la rue, le doigt sur la gâchette, semblables à des bourreaux chargés de décapiter une victime d'un seul coup de hache.

Et tandis qu'en proie à une frayeur mortelle les Juifs s'efforçaient de déménager, les bandits ukrainiens, assistés de la vermine juive, couraient partout comme des chiens enragés, faisant irruption dans les maisons et dans les pièces que les victimes venaient d'abandonner. Ils défonçaient les portes, crevaient les malheureux paquets constitués d'oreillers, de pauvres petites valises, de malles minuscules. Ils tramaient les gens du haut des escaliers comme on traite les chiens crevés et les remettaient aux mains des bourreaux allemands qui se chargeaient de leur réserver un sort approprié. Soit qu'on les abattait sur place, soit qu'on les emmenait quelques heures plus tard vers l'Umschlagplatz.

Un policier juif qui affirme que ses mains n'ont pas versé de sang innocent (mais il nous revient de tout autres renseignements à son sujet), vient de me déclarer que, même avec l'appui des Ukrainiens, les Allemands n'auraient jamais été en mesure de rechercher et de dépister autant de Juifs sans le concours de la police juive.

Seuls les bandits de la police juive connaissaient toutes les planques, tous les recoins où les Juifs pouvaient se cacher.

Et cela s'est passé de manière identique dans la rue Nowolipie. Ils sont allés rechercher leurs victimes martyrisées sous terre, les traquant jusqu'au ciel, fouillant toutes les caves et tous les toits, inspectant toutes les cheminées. Ils s'acharnaient, manifestant un tel zèle et faisant preuve d'un tel dévouement dans l'accomplissement de cette tâche que l'on eût pu croire qu'un dibouk enragé s'était emparé de l'âme de ces jeunes gens. Ce n'est pas sans raison que le Völkischer Beobachter devait écrire par la suite qu'à Varsovie la police juive avait travaillé de façon impeccable.

Sinistre et effarant louange qu'il convient de consigner en lettres de sang. Et d'imputer, à sa grande honte, à la communauté juive de Varsovie, dirigée depuis la mort de Czerniakow par un petit Juif de rien du tout, à la tête minuscule mais à l'âme de gredin : j'ai cité le nom de l'Ing. M. Lichtenbaum. Ce nabot Juif assimilé était le mal personnifié. Il n'a jamais eu rien de commun avec la population juive ou avec le judaïsme. Car il se comportait de façon plus servile encore envers les Allemands que Czerniakow. Exécutait plus promptement leurs ordres que ne le fit feu Czerniakow, qui au fond était certes un homme intellectuellement peu doué, mais néanmoins correct.

Le samedi de malheur s'est poursuivi dans la rue Nowolipie de manière ininterrompue du matin jusqu'à la nuit, sans arrêt. Ces chiens d'Hitlériens ont étendu quelques centaines de personnes sur le carreau : des hommes, des femmes et des enfants. Les rues ruisselaient du sang des innocents, étaient maculées de la cervelle des victimes aux crânes fracassés, encombrées d'objets divers mêlés aux ouvrages religieux, aux livres, aux chandeliers de Hanoucca, aux châles de prières, aux phylactères, aux photographies, aux reproductions, aux lits, aux plumes, aux casseroles. Les portefeuilles de ces chiens sanglants regorgeaient de l'argent, des pierres précieuses, des perles et des brillants que les gens avaient serrés contre eux jusqu'à l'instant ultime.

Des dizaines de milliers de personnes, soumises au pillage, des enfants couchés dans leur landau, des bébés reposant dans leur couffin, des femmes enceintes : tous ont été emmenés de la rue Nowolipie à l'Umschlagplatz au cours de ce samedi sinistre. Et là derechef des victimes sont tombées. Dont beaucoup ont mis d'eux-mêmes fin à leurs jours, en s'empoisonnant ou en se tailladant les artères. Les autres ont été entassées comme un chargement de harengs dans les wagons de marchandises qui les menaient à leur mort.

Après le passage des assassins ne restait plus de la rue Nowolipie, qui avait été dévastée et vidée de ses habitants, que des fenêtres aux carreaux brisés, des tissus éventrés, des portes défoncées, des morts étendus à terre, gisant dans le caniveau. Demeuraient encore toutefois sur place ceux qui s'étaient cachés et que les policiers juifs eux-mêmes n'avaient pas réussi à débusquer. Ils sont sortis des trous où ils se cachaient : sales, tremblants, arrachés à l'affection de leurs proches, affamés. Ils couraient jusqu'à leur demeure ravagée dans l'espoir de pouvoir sauver encore quelque chose. De conserver un reste de leurs biens.

Emportant, qui un oreiller, qui une couverture, qui des draps et qui une chemise, les survivants ont fui la rue Nowolipie pour se réfugier dans d'autres rues. Espérant peut-être que là ils pourraient échapper au malheur. On les voyait courir, paniqués et terrassés par l'horreur, au bras de leurs charrettes chargées d'un pauvre amas d'objets hétéroclites, le bric-à-brac qu'ils étaient parvenus à sauver du désastre.

Et comme sous l'effet d'un coup de baguette magique, on s'est mis à élever des clôtures aux deux extrémités de la rue Nowolipie. La rue a été barricadée comme un enclos destiné aux fauves. Sur l'emplacement des ruines laissées derrière eux par les Juifs chassés, abattus, désespérés et exterminés, s'installeront demain d'autres Juifs qui ont eu la chance d'être engagés dans l'atelier de Schultz. Isolés du monde extérieur car ils vivront comme des prisonniers, dans un espace clos, derrière une palissade. Personne n'aura le droit d'y pénétrer et il leur sera interdit de se rendre à l'extérieur.

Et voilà comment on a créé un ghetto au sein du ghetto. Non pas un véritable ghetto, mais un petit nombre d'îlots ghettoïsés de ce genre. Car dans presque chaque rue on a ouvert un szop. Et dans chaque rue on a chassé les “Juifs particuliers” pour installer à leur place des privilégiés, les travailleurs des ateliers.

Après la rue Nowolopie, le même sort a frappé les rues Nowolipki, Karmelicka, Dzielna, Smocza, Dzika et ainsi de suite. Tel qui a dû abandonner hier la rue Nowolipie doit fuir aujourd'hui la rue Karmelicka et devra abandonner la rue Dzielna demain et la rue Smocza le lendemain.

Partout les habitants se sont enfuis en abandonnant les corps des victimes, laissant leurs affaires derrière eux. Et partout on a érigé des clôtures. Toute la rue Nowolipie n'est plus qu'une seule palissade. Terrible, sinistre, honteuse. Voilà où habitent les ouvriers de tel ou tel atelier. On ne saurait décrire l'étrange barbarie de ces pâtés de maisons clôturés par des enceintes. Autant de prisons, de camps de concentration surgis au cœur même de la ville. Où les Juifs se trouvent à la disposition d'Hitler. Il peut venir à tout moment les égorger, les expulser, les anéantir, les annihiler.

Et effectivement, il les expulse, les extermine, les anéantit (ces mots : anéantir, exterminer – sont reproduits à l'infini dans les colonnes de la presse hitlérienne et proférés sans arrêt par leurs gueules immondes).

À croire que bientôt il ne restera plus personne à exterminer. Tous les jours, on emmène des dizaines de colonnes composées de quelques dizaines de milliers de Juifs. Tous les jours, des centaines de cadavres jonchent les rues. Que restera-t-il à dévorer à la bête assoiffée de sang ? Ne s'est-elle pas encore abreuvée de sang juif jusqu'à plus soif ? La bête blonde n'a-t-elle toujours pas apaisé son appétit vorace avide de chair fraîche ?

On dirait que non.

La police juive a de nouveau reçu l'ordre de ramener en un seul jour et avant la tombée de la nuit dix mille “têtes” juives. Comptons : il y a deux mille policiers, ce qui fait cinq “têtes” par policier.

Je ne me sens pas capable de décrire à nouveau la traque sauvage à laquelle les meurtriers juifs se livrent sur leurs victimes. Quoi que je dise, ce ne sera toujours qu'une image affadie de la réalité. Toute injure dont j'agonirais ces maudits ne serait encore qu'une bénédiction au regard de ce qui leur revient. Je me contenterai donc de relater quelques faits qui parlent d'eux-mêmes.

Fait n° 1.

Un policier juif a fait irruption dans une pièce dévastée dont la porte d'entrée a été défoncée. Il ne s'agissait déjà plus d'une pièce, mais plutôt d'un tas de décombres. Tout avait été démoli, brisé. Tout ce qui avait une quelconque valeur, pillé et dérobé. Plus d'habitants à présent dans cette pièce. Qui sait ce qui est advenu d'eux ? Toutefois, on y sentait encore la présence d'une vie humaine : un nourrisson dans son couffin. Dieu sait grâce à quel miracle cette âme avait pu survivre au milieu de cette dévastation. La maman avait-elle oublié de saisir son bébé pour l'emporter avec elle ? Avait-on abattu la maman sans s'apercevoir de la présence du bébé ? Qui le sait ? Toujours est-il que l'enfant se démenait dans son couffin. C'est pourquoi le policier juif s'est rendu utile aujourd'hui : il s'est acquitté d'une tâche importante. Il avait déjà livré quatre “têtes” et il lui en manquait donc un cinquième. À croire qu'il s'agissait du plus grand bonheur qui pouvait échoir à un policier juif. Parce que voilà donc qu'une cinquième “tête” se trouvait là, l'implorant pour ainsi dire de lui faire un sort.

La fidèle canaille s'est emparée du moïse ainsi que de l'enfant et a couru à grandes enjambées jusqu'au lieu de la mort et de l'extermination. Ce qu'il pu se dépenser aujourd'hui, ce jeune homme ! À présent, il pourra s'accorder un moment de repos.

Mais le bourreau allemand affecté au chargement des wagons ne l'entendait pas de cette oreille. Il a jeté un coup d'œil sur la petite victime que son camarade juif était venu lui apporter. Ensuite, tout en demeurant parfaitement impassible, il a dégainé son pistolet. Une seconde plus tard le coussin blanc était inondé de sang.

Non ! À déclaré le bourreau allemand, s'adressant au policier : Cette “tête” ne compte pas comme telle. Je viens d'abattre ce petit chiot et ceux qui sont abattus ne sont pas recensés comme “têtes”. En conséquence, tu me dois encore une cinquième “tête”. Va le chercher, sinon c'est toi qui le paieras de ta tête.

Le déchet humain ne se l'est pas fait répéter et a rapporté une “tête”, la cinquième.

Fait n° 2.

L'un des malheureux que l'on menait à l'Umschlagplatz est parvenu à escalader un muret et à se cacher sur les lieux mêmes. Des victimes gisaient étendues à l'endroit où il s'était réfugié. Il s'est donc allongé dans un cercueil de manière à passer, lui aussi, pour un mort et il a attendu la tombée de la nuit pour s'enfuir. Un policier juif a remarqué la chose. Soit que le “mort vivant” lui eût graissé la patte, soit qu'il avait tout simplement bon cœur, toujours est-il que le policier s'est comporté comme s'il n'avait rien remarqué et a laissé le cadavre vivant couché dans son cercueil.

À la tombée de la nuit, après qu'on eut chargé quelques dizaines de milliers de victimes dans les wagons et que les assassins allemands eurent quitté l'Umschlagplatz, le “mort vivant” est sorti de sa cachette.

Le policier qui l'avait laissé là pendant toute la journée, étendu parmi les morts, a fait rapport à ce sujet au commandant juif de la place, l'apostat Szmerling. Il a ajouté qu'il fallait autoriser ce malheureux, qui avait déjà souffert de son vivant les affres de l'ensevelissement, à regagner son foyer.

Le converti Szmerling, qui a prêté son concours à l'assassinat de centaines de milliers de Juifs, a menacé le policier du pire et a entassé l'homme dans le wagon.

Fait n° 3.

Les Allemands ont barricadé la rue Sliska. C'est là qu'habitait le vieil écrivain Hillel Cajtlin. Un vieillard juif qui au cours de ces dernières années vivait reclus dans sa chambre où il écrivait ses dernières œuvres en silence. Pour quelque raison inconnue, il ne s'était pas caché et les Allemands se sont emparés de lui.

Les assassins ont abattu sur place son épouse, qui avait tenté de se cacher.

Hillel Cajtlin, lui, est monté sur le chariot des assassins, drapé de toute sa hauteur dans un châle de prières. Il savait qu'on le menait à l'abattoir et il voulait qu'on l'enterre enveloppé de son châle de prières, comme il est d'usage parmi les Juifs.

Spectacle terrifiant. La voiture était remplie d'hommes, de femmes et d'enfants. Tous voués à la mort. Et parmi eux, un Juif, de stature élevée à la barbe grise de vieillard, drapé dans son talit.

Les bourreaux allemands n'ont pas compris ce qui se passait. Pendant l'espace d'une minute, ils sont restés perplexes. Mais les policiers juifs, ces larbins de la Kehilla – les gardes de corps de Czerniakow et de Lichtenbaum – ont arraché le châle de prières au vieil écrivain, le gratifiant par la même occasion de quelques horions.

Le Hillel Cajtlin qui a été emmené dans la voiture du bourreau était un homme criblé de coups, souillé. À la Kehilla, ils se sont rendus compte qu'on menait l'écrivain à l'Umschlagplatz. Il y avait là un jeune homme, simple employé, répondant au nom de Rimba. Ce jour-là, il a sauvé le vieil écrivain des griffes des assassins allemands.

Ultérieurement, malade et épuisé, le vieil écrivain s'est réfugié pendant un certain temps dans l'hôpital juif. Mais même là, il n'a pas pu échapper à son sort. Les bandes hitlériennes ont fait irruption dans l'hôpital, évacuant de force et indistinctement malades, médecins et infirmières. Et parmi eux Hillel Cajtlin.

Et pendant ce temps-là, les assassins poursuivent en ville leur œuvre sanglante. Toutes les rues sont dévastées, mortes. Toutes les échoppes sont fermées.

Tous les logements ont été saccagés. Tapis dans des caves, dans des greniers et dans des remises destinées aux ordures, les Juifs se cachent. Affamés, crasseux, dévorés par les vers, mais n'osant sortir. En majorité, des gens du peuple qu'un instinct sain conseille de temporiser, de tenir. En attendant que cette folie meurtrière, que cette sauvagerie s'arrête.

Mais elle ne s'arrête pas du tout. Voici déjà six semaines que cela dure, et la septième vient d'être entamée. Ceux qui vivent encore se traînent à l'extérieur comme des spectres, privés de nourriture et de sommeil, craignant de montrer leur tête. À six heures du matin, les ouvriers employés dans les ateliers descendent dans la rue. Ils marchent en rang, chargés de leurs besaces, comme des mendiants errants. Emmenant avec eux femmes et enfants. Se disant que là-bas, dans les szopy, ils seront défendus et protégés ainsi que leurs familles.

Mais les assassins hitlériens n'ont pas fait grâce aux szopy.

Il fallait suer des océans de sang et d'eau avant d'être admis dans un atelier. Les gens sacrifiaient jusqu'à leur dernière chemise pour y entrer. Des Juifs couraient travailler pour Hitler en pensant qu'ils sauveraient ainsi leur corps et leur âme.

Ils n'ont pas réussi à sauver leur corps. Ni évidemment leur âme.

Les bourreaux allemands n'avaient nul besoin d'un nombre aussi élevé d'ouvriers juifs. Grâce aux dénonciations des membres juifs de la Gestapo, les chiens pisteurs d'Hitler savaient exactement combien de Juifs avaient réussi à se faire admettre dans les szopy moyennant finances.

Puis est survenu le jour où, comme un coup de tonnerre dans le ciel serein, ils ont fait irruption dans les szopy. Dans cet atelier-là et dans tous les autres ateliers. Ce fut le coup d'envoi d'un nouveau massacre sanglant.

Les loups hitlériens ont procédé sur le champ à une sélection draconienne du nombre de travailleurs. Ils ont décidé immédiatement du nombre d'ouvriers qui devaient être employés par szop. Des quelques milliers de travailleurs ne subsistent plus que quelques centaines. Et des quelques centaines, quelques dizaines. Quant aux autres, en majorité des femmes, des enfants, des jeunes et des vieillards, après les avoir cernés, frappés à la tête à coups de fouet (les bandits allemands frappent toujours à la tête), on les a conduits vers l'emplacement de la mort.

En un instant, des hommes ont été privés d'épouses, des pères d'enfants, des enfants de pères. Si quelqu'un faisait mine de vouloir accompagner sa femme ou ses parents, les bandits le frappaient impitoyablement à la tête, lui interdisant de se joindre à eux, sous quelque prétexte que ce soit. À quoi bon d'ailleurs ? De toute manière, que ce soit demain ou après-demain, ces Juifs finiront par tomber entre leurs mains.

Des dizaines de milliers de personnes ont été emmenées de force lors des rafles pratiquées dans les szopy.

Des centaines de milliers ne sont déjà plus là.

On voudrait espérer que cela suffira. Que le fauve est rassasié. Que la bête s'est abreuvée de notre sang jusqu'à plus soif.

En ce 31 août c'est le quarantième jour du massacre. Un jour étrangement calme. Les rues sont mortes mais inondées de soleil. Aujourd'hui on ne tire pas. On n'escorte pas des lots de malheureux au lieu de leur anéantissement et on n'évacue pas de cadavres. L'épidémie se serait-elle calmée ?

On aperçoit, ci et là, une face humaine. Un petit garçon sort de son trou : il vend des cigarettes. Comme on se réjouit ! Un signe de vie s'est manifesté. Deux cent mille Juifs ont déjà été exterminés à ce jour. Deux cent mille martyrs. Mais ceux qui sont restés ont échappé au malheur et continueront à vivre.

Il est vrai que la rue paraît un peu trop tranquille. Et trop tranquille, voilà qui n'est pas bon non plus. On a peur de ce calme inquiétant qui n'augure rien de bon. Les assassins diaboliques mijotent sûrement quelque nouvelle extermination.

On se ressaisit donc maintenant. Maintenant précisément. On se défend n'importe comment, on se maintient. Maintenant, justement maintenant, alors que la mort nous poursuit pas à pas, s'étend à nos côtés sur notre couche, nous dévore de l'intérieur. Et graduellement, très graduellement, comme des lunatiques, on rampe vers l'extérieur, quittant sa cachette. On regarde autour de soi, on questionne les autres. Pour savoir ce qui se dit dans telle ou telle rue. Ici un quidam vend déjà un pain, un oignon ou une boîte d'allumettes. Là on perçoit l'odeur d'un four. C'est donc qu'on cuisine quelque chose. Un chat se risque furtivement à sortir, un chien aboie : autant de signes de vie. Ailleurs s'élève une lamentation amère. Des familles entières sont portées disparues. Plus loin des gens se jettent au cou de leurs voisins : Nous sommes là ! Nous n'avons pas succombé ! Nous vivons !

Ainsi passe un premier jour. Puis un deuxième jour et ensuite un troisième. Les rues dévastées commencent à se repeupler. D'abord, ici ou là, un individu isolé. Ensuite, des dizaines de personnes, des centaines, des milliers. On court rapidement, on regarde anxieusement autour de soi. Car la menace peut surgir de chaque recoin. Mais l'instinct vital l'emporte.

Nous voici déjà capables de nous souvenir que dans quelques jours ce sera Roch Hachana. Un Nouvel An juif amer, noir, sinistre. Lorsque le chantre entonnera la prière intitulée “Qui vivra et qui mourra”, les larmes ruisselleront sur les visages. Pourvu que le calme dure, que l'on puisse respirer à nouveau.

On dirait que le soleil ne tient nullement à nous fausser compagnie. L'indécence de ce soleil rayonnant face aux angoisses des Juifs…. Chaque jour est plus ensoleillé que la veille. Le monde s'exhibe sous ses plus beaux atours. Tous les êtres humains, toutes les créatures, tous les brins d'herbe et toutes les pousses ont le droit de jouir de cette beauté. Seuls deux cent mille de nos frères et sœurs ne verront plus jamais la lumière du soleil. Pourquoi ? De quel droit le peuple de Goethe et de Schiller nous extermine-t-il ? Qu'il soit donc anéanti jusqu'à l'os, qu'il soit effacé de la mémoire humaine ! Que jamais ce peuple n'ait le bonheur de voir grandir des enfants ! Que ses femmes crèvent dans une mare formée par leur propre sang et avant même que celle-ci ne se dessèche ! Qu'assoiffés, les Allemands soient condamnés à contempler à jamais une source d'eau sans pouvoir s'y désaltérer ! Qu'affamés, ils soient voués à dévorer un pain des yeux sans pouvoir en connaître la saveur ! Maudites soient leur progéniture et leur descendance ! Qu'ils expient tous dans les tourments jusqu'à la mort, sans espoir de rédemption ! Que l'on érige pour tous les Allemands, oui, pour le peuple allemand tout entier une immense potence !... Dressée face au monde afin que l'univers entier puisse s'en repaître. La harpe et la vengeance.

Parce que les forfaits commis par ces assassins en l'espace de quelques jours – alors que tout paraissait calme – dépassent l'entendement humain. Parce qu'ils témoignent d'un raffinement de sadisme à ce point poussé, d'un tel degré de perversion, que seul pouvait les concevoir le vampire de Düsseldorf.

Pourtant au cours de la nuit du 5 au 6 septembre, la nuit du Chabbat au dimanche, pendant que les Juifs religieux se préparaient à réciter des supplications, un nouveau coup de tonnerre a retenti dans le ciel. Mais avec une force tellement diabolique, une intensité à ce point puissante qu'il a effacé tout ce qui donnait encore signe de vie.

J'ai déjà rapporté antérieurement que les Juifs étaient autorisés à se montrer en rue de cinq heures du matin à neuf heures du soir. Au cours de la nuit du 5 au 6 septembre 1942, on a subitement perçu derrière les fenêtres le mouvement précipité de milliers, de milliers de jambes en mouvement. Que se passait-il donc dans la rue ? Et en pleine nuit ? Qui pouvait bien avoir le courage de se montrer dans la rue à cette heure-ci ? Hitler aurait-il enfin péri, frappé de mort violente ? Le monde serait-il enfin délivré de ce chien sanglant ?

Le mouvement s'amplifiait sans cesse, se gonflant toujours davantage. On ne marchait plus, on courait. À croire que les rues elles-mêmes s'étaient mises en mouvement. Où courait-on donc et après quoi ? Qui étaient ces gens ? Et où les pourchassait-on ?

Maintenant les portes d'entrée des immeubles, inaccessibles et clouées depuis des semaines, se trouvaient grandes ouvertes. Pas d'éclairage dans les rues. Ni dans les rues ni dans les habitations. Pourtant on voyait se précipiter de véritables armées d'ombres qui tantôt traversaient telle porte d'entrée, tantôt se précipitaient vers telle autre, en se poussant, en hurlant, en lançant des imprécations, en se lamentant.

On aura compris qu'au cours de cette nuit-là il n'y eut pas une seule habitation juive où l'on ait fermé l'œil. On s'arrachait à son lit, transi de frayeur, on se précipitait en bas pour savoir ce qui se passait. Un tremblement de terre ? Un incendie ? Un bombardement ?

Personne n'était en mesure de rapporter avec précision ce qui se passait. On entendait proférer, hoqueter des paroles hachées. Selon certains, la Kehilla avait reçu un ordre aux termes duquel tous les Juifs devaient se rendre volontairement à l'Umschlagplatz. D'autres soutenaient que c'était inexact : aucun ordre n ‘aurait été transmis à la Kehilla et si ordre il y avait, il concernait uniquement la police juive. Mais si elle n'avait trait qu'à la seule police, pourquoi voyait-on donc courir tous les Juifs à l'exception des policiers ?

Çà et là, de petits groupes se rassemblaient. Dans l'obscurité on percevait des gémissements. Chacun s'accrochait à son voisin, dans le noir, de crainte de se perdre. Des enfants, arrachés à leur sommeil, à moitié nus, s'agrippaient à leurs mamans. Et tout le monde s'interrogeait anxieusement : Qu'allait-il nous arriver encore ? Quel malheur allait s'abattre sur nous ?

Et pareils à une personne gravement malade qui attend impatiemment la première lueur de l'aube en se disant qu'à ce moment-là ses souffrances s'atténueront, cent cinquante mille Juifs qui avaient réussi à échapper jusque-là à l'anéantissement, attendaient de voir poindre le jour.

Finalement, le jour s'est levé. Clair et ensoleillé, comme pour une fête. Ce n'est que maintenant qu'on pouvait voir de quoi les gens avaient l'air. Recroquevillés et brisés, les yeux éteints. Les visages défaits et creusés par la douleur. Apathiques, résignés. Qu'arrive donc ce qui doit arriver. Que l'on nous abatte enfin, que l'on nous égorge, mais qu'on cesse enfin de nous torturer, de nous faire souffrir le martyr en agitant cette menace terrifiante qui pèse sur nous.

À la lueur éclatante du jour, les gens ont entièrement perdu la raison. Ils couraient dans tous les sens comme des insensés. Quelqu'un est revenu de la Kehilla, porteur de la nouvelle qu'on n'y était au courant de rien. On l'a cru à la légère et on a poussé un soupir de soulagement. D'autres qui avaient appris à ne pas se fier à la parole d'autrui et qui savaient que l'aboiement des chiens ou les discours d'Hitler sont tout un, ne respiraient qu'à grand-peine et soupiraient amèrement. Cela n'annonçait rien de bon.

Et cela n'annonçait rien de bon en effet. Vers sept heures du matin, on s'est aperçu que les murs avaient été recouverts d'affiches, signées une fois de plus par le seul Judenrat et annonçant qu'en vertu d'un ordre de l'occupant allemand (tous les ordres relatifs à l'expulsion étaient transmis par les Allemands à la Kehilla par voie orale), tous les Juifs habitant le prétendu grand ghetto devaient quitter leur foyer le jour même avant dix heures du matin pour se rassembler dans les rues Smocza, Gensia, Dzika jusqu'à la Place Parysow. Interdiction de fermer les portes des appartements. Tout ce qui se trouvait dans les habitations devait y rester en l'état. On n'était autorisé à emporter que des vivres pour trois jours et un récipient d'eau. Tout Juif trouvé dans le ghetto après dix heures du matin serait abattu sur place.

Les affiches annonçaient qu'il fallait se rassembler dans les rues Smocza, Gensia et Dzika, jusqu'à hauteur de la Place Parysow, aux fins d'enregistrement.

Quel enregistrement ? Qui allait-on donc enregistrer à présent ? Sur ce point l'affiche restait muette (et toutes les affiches signées par le Judenrat étaient d'ailleurs tellement imprécises et insensées qu'on aurait tout aussi bien pu les mettre sens-dessus, sens-dessous ou à l'envers).

De toute manière, ce n'est pas ça l'essentiel. L'essentiel c'est que la Kehilla s'est vu intimer cet ordre sinistre verbalement, au milieu de la nuit. Elle n'a pas été en mesure d'imprimer les affiches avant sept heures du matin. D'une manière ou d'une autre, les gens en ont pourtant pris connaissance et se sont mis à courir en pleine nuit (l'affiche qui a été placardée le 6 septembre au matin autorisait les gens à sortir au cours de la nuit du 5 septembre).

Quant à savoir où et après quoi l'on court : tous l'ignorent.

Impossible de comprendre à l'aide du simple bon sens pourquoi cent cinquante mille personnes avaient abandonné leurs biens et avoir [sic] sur la foi d'un stupide bout de papier pour se jeter aux mains des prédateurs.

À l'exception – peut-être – d'une poignée d'individus, personne ne réfléchissait à ce que signifiait le fait de forcer les gens à se regrouper dans quatre ou cinq rues déterminées, comme dans une cage, d'où les assassins pourraient retirer chacune de leurs victimes sans faire le moindre effort. Le plan hitlérien était extraordinairement diabolique. Pourquoi ces bandits se seraient-ils donnés la peine de courir d'une rue à l'autre, maison après maison, s'ils pouvaient disposer de tous les Juifs concentrés en un seul lieu pour en faire ce que bon leur semblait ?

Cette fois-ci, les meurtriers allemands se sont mis à la tâche sans l'aide de la police juive. Parce que ces chiens de policiers juifs avaient également reçu ordre de se rassembler dans les quelques rues précédemment citées.

Apparemment les larbins juifs ne sont plus en grâce auprès de l'autorité hitlérienne. Désormais celle-ci peut se dispenser des services de ses chiens traqueurs juifs. Leur sort est donc scellé.

Il fallait voir de quoi avaient l'air à présent ces “héros”, contraints de courir aux côtés de tous les autres malheureux. Des chiens affolés, crasseux, pitoyables. Non point des chiens en fait, mais des poux rampant à quatre pattes qui se tapissaient éperdument dans les greniers et dans les caves. Et tout cela dans ces mêmes immeubles au milieu desquels ils s'étaient frayés autrefois un chemin à coup de hache et qu'ils avaient pillés allégrement. Quinze cents policiers juifs ont été licenciés et ce qui signifie : livrés aux Allemands. Jetant loin derrière eux leurs casquettes de policier et leurs brassards, ils s'efforçaient ainsi de sauver leur peau.

Et quoique la population juive fût sur le point d'expirer et sentît que leur sort ne méritait même plus ce nom, ce fut un baume sur son cœur que de voir courir la vermine juive comme des souris empoisonnées, en s'efforçant désespérément de trouver un lieu d'asile pour échapper au glaive hitlérien.

Et la procession des habitants du grand ghetto vers les quatre rues désignées continuait et se poursuivait sans arrêt. Des marées de gens chargés de valises et de baluchons. On partait habiter quelque part pendant trois jours sans savoir où. Les gens s'évanouissaient en route. Et, chemin faisant, se débarrassaient de la literie et des valises, trop lourdes à porter. À quoi bon les porter, en effet, si c'était pour se diriger vers le lieu du sacrifice?

Un flot ininterrompu de cent cinquante mille personnes. Comme une mer fouettée par la tempête. À partir des rues Leszno, Karmelicka, Dzika et Nowolipki jusqu'au point de rassemblement situé dans les rues Smocza, Gensia et Dzika, etc. On se couchait dans les cours de maisons étrangères, à l'intérieur d'immeubles inconnus, dans des impasses ignorées. Dans des caves appartenant à autrui et dans les greniers de tiers. À dix heures précises, des gendarmes allemands ont barricadé les rues qui devaient être évacuées. Tout indiquait qu'il n'y restait pas un seul Juif. Mais je souhaite à Hitler autant de tumeurs au cou qu'il y avait encore de Juifs à s'y cacher. Bon nombre d'entre eux ont été repérés et abattus sur place. D'autres sont parvenus à échapper aux fusils meurtriers et sont restés vivants à ce jour.

Les bandes hitlériennes ont immédiatement entrepris de piller les maisons abandonnées. Inutile désormais de défoncer les portes à la hache, toutes les pièces étant larges ouvertes. On pouvait donc s'y servir librement. Alors qu'ici, dans le “chaudron” – les rues Smocza, Gensia, Dzika –, quelques dizaines de milliers de Juifs suffoquaient aux côtés de leurs femmes et de leurs enfants. Affamés, assoiffés, désespérés, dans l'attente de connaître leur sentence.

Et cette sentence ne saurait être décrite ou relatée.

Les Allemands avaient décidé de ne laisser à Varsovie que trente-cinq mille Juifs et pas un de plus. On avait prévu, à l'intention de ces trente-cinq mille survivants, de distribuer des numéros. Distribution dont seraient chargées soit la Kehilla, soit les entreprises allemandes employant des travailleurs juifs.

À ce jour, deux cent mille Juifs ont été effacés des rangs des vivants et voici que les cent cinquante mille Juifs restants doivent disparaître à leur tour, de sorte qu'il n'en subsistera plus que trent-cinq mille.

On les a tous pourchassés pour les regrouper ici. Chassés comme des troupeaux de moutons sans qu'ils émettent la moindre protestation, le moindre cri, le moindre appel au secours. Sans qu'ils aient même réclamé de protection... À l'intention de qui auraient-ils d'ailleurs pu crier ? Qui donc aurait pu intervenir dès lors que la Kehilla avait d'emblée et sans hésitation réduit de 75 % l'effectif de ses employés, les envoyant ainsi à la mort ? Ils n'ont pas reçu de numéro, ces employés-là, ni pour eux-mêmes ni pour leur famille. Et sans numéro, pas de salut : c'était soit le suicide, soit l'Umschlagplatz. Certains ont opté pour la première branche de l'alternative, mettant fin à leur vie dans la cour de la Communauté juive, devant les yeux de leurs camarades et amis. Mais la majorité – quelques milliers de personnes, leurs femmes et leurs enfants – ont été jetés aux pieds des fauves hitlériens par le Président du Judenrat, l'Ing. M. Lichtenbaum.

Et le Service d'approvisionnement, dont le noble Abraham Gepner était président, a agi de même.

C'est pareillement qu'ont agi les Comités juifs de secours. Comité juif de secours (connu sous l'acronyme J.H.K ou YHK), sans parler des entreprises allemandes où les Juifs étaient mis au travail...

Ceux qui étaient porteurs d'un numéro se sont tous empressés de l'épingler sur leur revers, comme des détenus. Car ils faisaient partie, ceux-là, du lot de “ceux qui vivront”. Quant aux autres, tous ceux qui n'avaient pas reçu de numéro (l'immense majorité), ils ont été instantanément condamnés à rejoindre les rangs de “ceux qui mourront”.

La phase intitulée “ceux qui mourront” a débuté le dimanche 6 septembre 1942 à dix heures du matin. Elle a duré jusqu'au soir du vendredi 11 septembre, veille de Roch-Hachana.

Au cours de ces six jours les Junkers prussiens ont passé quelque cent mille Juifs au peigne fin et les ont effacés du monde des vivants. Tâche accomplie sans trop de difficultés. Tous les Juifs avaient été contraints de se concentrer dans trois ou quatre rues qui étaient cernées par des gendarmes armés qui formaient une sorte de chaîne. Dès que l'on faisait un pas, on se heurtait à un fusil. À intervalles réguliers de quelques minutes, on entendait la détonation d'une arme à feu. Les cent cinquante mille Juifs ont trouvé refuge pour la nuit dans des écuries et des szopy. Ou bien ils ont couché à la belle étoile, selon les possibilités qui s'offraient à eux. Le tout dans une ambiance marquée par les bousculades, les imprécations réciproques et les injures. Certains volaient des vivres chez leur voisin. Et comme du vil bétail, ils attendaient le bourreau allemand qui devait les mener à l'abattoir. Non point comme du bétail à vrai dire mais comme le dernier des vermisseaux. Parce que les bœufs et les veaux poussent des cris, tentent de se débattre et refusent de se laisser faire dès qu'ils reniflent l'odeur de la mort. Alors que nous autres Juifs, nous avons été réduits par Hitler à un tel degré de veulerie que, même confrontés à l'extermination, nous n'avons plus crié, nous ne nous sommes même plus défendus. Il nous a ordonné de nous rendre dans une impasse, et nous nous y sommes rendus. Une poignée de gens se sont cachés, réussissant de ce fait à sauver leur vie, du moins provisoirement. Mais les 99 % des Juifs – totalement désorientés, hébétés, rendus à moitié fous – se sont laissés duper au point de se remettre eux-mêmes aux mains des meurtriers.

Et ces chiens de meurtriers opéraient des coupes sombres, tranchaient dans le tas comme des égorgeurs. Allemands et Ukrainiens allaient de maison en maison et à force de hurlements, de coups meurtriers portés à la tête et de fusillades, ils ont chassé tous les Juifs rassemblés vers la rue, à la seule exception de ceux à qui il échut de recevoir un numéro. Tous ceux qui n'eurent pas cette chance durent se rassembler dans la rue par rangées de cinq. Les bourreaux hitlériens se trouvaient là, tenant un fouet dans une main et un revolver de l'autre, et ils comptaient. Ils comptaient jusqu'à en avoir la nausée. Puis, au milieu de ce dénombrement, ils s'arrêtaient brusquement. Une partie des victimes – celle qui s'était vu attribuer des numéros – a reçu l'ordre de rentrer chez soi. Les autres, qui n'en avaient pas reçu, ont immédiatement été cernés et, hop !, voilà qu'on les a dirigés sur l'Umschlagplatz, sous une escorte qui tirait à balles et brandissait des fouets en nerf de bœuf.

Il ne faudrait pas croire pour autant que l'on ait laissé s'échapper tous ceux qui avaient obtenu un numéro. Les bourreaux allemands ont veillé à ce qu'il n'en soit pas ainsi. Quiconque avait le malheur de leur déplaire, fût-il porteur d'un numéro, était aussitôt arraché à sa rangée, battu à sang – à la tête de préférence – et envoyé rejoindre la masse des condamnés à mort. Et de pareilles victimes “numérotées” il y en eut des milliers. Ainsi, jour après jour, on faisait place nette, de six heures du matin jusqu'à six heures du soir. Les Juifs étaient couchés là, évanouis, sans pain, sans eau. Lorsque les assassins dénichaient quelqu'un qui s'était planqué, le malheureux était extrait de force de sa cachette et jeté dans la rue. Là, on lui intimait ensuite l'ordre de faire quelques pas. Et aussitôt, on l'abattait d'une balle dans la tête. En plein jour sous le soleil brillant. De même si quelqu'un tentait de s'enfuir ou s'éloignait par hasard de sa colonne : une balle dans la tête. La vermine allemande, gonflée de notre sang mais nullement rassasiée pour autant, grimpait jusqu'aux greniers avec les bandits ukrainiens ainsi que sur les toits, arrachant la toiture avec des grenades à main pour vérifier que personne ne s'y abritait.

Toutes les cours, toutes les pièces, toutes les portes d'entrée s'étaient muées en un immense amoncellement d'ordures, en un énorme étang de sang. Tous les jours on raflait des dizaines de milliers de personnes. Bon nombre d'entre elles avaient été leurrées par la promesse qu'elles étaient libres et pouvaient donc retourner tranquillement chez soi. D'autres sont tombées dans le piège comme des mouches par temps d'automne. Épuisées et à bout de forces.

Et voici le spectacle que l'on apercevait dans la rue. D'un côté, des dizaines de milliers de personnes martyrisées, affamées, assoiffées, pourchassées à mort. De l'autre, des tombereaux juifs qui circulaient et ramassaient les Juifs abattus. Des morts, que l'on n'enveloppait pas de linceuls blancs ou d'ornements rituels, mais que l'on traînait par les mains et les pieds, comme des carcasses, pour les balancer ensuite dans les wagons ou pour les empiler les uns sur les autres.

Les corbillards n'étaient pas tirés par des chevaux mais par des hommes. Par des petits Juifs habillés de noir, préposés à cet office : les gardes de corps de Mordekhaï Pinkert. chargées de ramasser les victimes. De cinq à dix par cercueil. Femmes, hommes, enfants indistinctement, mélangés les uns aux autres. Le sang coule d'une des charrettes. Le sang trace le chemin parcouru, pareil à un lacet rouge qui s'étendrait sur la route.

Les Juifs préposés aux corbillards sont indifférents à l'immense catastrophe. Insensibles à la confrontation avec la mort, au spectacle du sang coagulé, à celui de la cervelle des enfants qui coule sur les pavés. Aussi n'emportent-ils pas immédiatement les morts au cimetière. Non. Ils se rendent d'abord à quelque entrée discrète avec leur charrette, s'y enferment avec mille précautions et se mettent à dépouiller les morts de leurs vêtements. À chercher dans les portefeuilles dégoulinants de sang et aspergés de cervelle ce qu'ils pourraient bien dérober : de l'argent ? des montres ? des alliances (chacun a tout de même emporté quelque chose avec soi) ? Les pièces de monnaie ensanglantées leur collent aux mains. Des gouttelettes de sang coulent le long des montres-bracelets, suintent des alliances. Mais il en faudrait bien davantage pour semer la terreur dans le cœur des petits Juifs qui tirent les corbillards. Ce n'est que plus tard, lorsque les morts auront été détroussés, que les cadavres seront à nouveau jetés dans les charrettes et traînés jusqu'au cimetière.

Et ici encore pas question de les envelopper de linceuls blancs ni de les revêtir d'ornements funéraires. C'est tels quels, dans l'état où ils se trouvent, que l'on déverse les morts dans une immense fosse commune, hommes et femmes mêlés, sans exception aucune. Nul ne saura où se trouvent ses frères et personne ne viendra réciter le Kaddich en leur nom. Voilà à quel niveau infâme, à quel degré d'abjection criminelle Hitler a réduit une grande fraction du judaïsme polonais.

Avec cette conséquence que trois cent mille Juifs polonais ont pour ainsi dire présenté leur gorge à l'assassin sans un cri, sans un mouvement de révolte, comme s'ils criaient :

– Égorgez-nous !!

Et il les a égorgés.

Au cours de ces six jours, c'est-à-dire du 6 au 11 septembre 1942, les bandits allemands ont vidé Varsovie de cent mille personnes, pas moins. L'Umschlagplatz débordait tous les jours de dizaines de milliers de martyrs. Il n'y avait pas où s'asseoir, ni même de place pour se tenir debout. Les wagons explosaient pour ainsi dire sous la pression de la masse humaine que l'on y avait concentrée. Les hurlements et les lamentations fendaient le ciel. Au cours de ces six jours maudits, les brigands de la Gestapo ont abattu quelque dix mille Juifs à Varsovie, hommes, femmes et enfants. Les quatre-vingt-dix mille survivants avaient été envoyés à leur mort.

Le massacre a duré du 22 juillet jusqu'au 11 septembre, c'est-à-dire de Tichè-Be'av jusqu'à la veille de Roch Hachana. Au cours de ces cinquante-trois jours, la bête hitlérienne a exterminé une collectivité de trois fois 100 000 Juifs. Parmi eux se trouvaient environ cent cinquante mille enfants. Nos enfants, notre avenir, notre vie future. Décapités, déracinés, sans le moindre ménagement.

Une immense catastrophe s'est abattue sur nous. Elle se traduit par le fait que des trois cent mille de nos frères, il n'en subsiste qu'environ cinquante mille. Et ceux qui sont restés, ce sont les pires : les plus grossiers, la racaille. Officiellement trente-cinq mille Juifs devaient subsister dans le ghetto, auxquels les Allemands alloueront un quart de kilo de pain par jour et une soupe aqueuse. Les quinze mille autres errent comme des morts vivants. Ces Juifs dits “sauvages” vivaient dans la clandestinité et…. ils n'ont pas de numéro et sont de ce fait des illégaux qui ne recevront pas la moindre croûte de pain, pas la moindre louchée de soupe. Se trouvant sans logis, ils vivent dispersés dans des greniers ou là où ils parviennent à trouver un abri. Ou bien ils couchent à la belle étoile, le cœur dévoré d'angoisse, craignant à chaque instant de tomber au cours d'une rafle et d'être mis à mort.

Aujourd'hui, au moment où je m'apprête à clore ce témoignage, c'est déjà Hochana Raba. Septième jour de la fête de Souccoth (Fête des…. Le lot sinistre, nous l'avons déjà tiré à Tichè-Be'av. Ce qui adviendra de nous ensuite, seuls les membres de la Gestapo le savent. Entre-temps le ghetto se rétrécit de jour en jour. On nous a chassés des rues Leszno, Nowolipie, Nowolipki, de la rue Zelazna, du quartier de Twarda et de la rue Dzielna pour nous déverser sur la petite surface constituée par des tronçons des rues Dzika et Nalewka, par les rues Wolinska et Mila et la place Parysow. Il est clair que c'est ici que nous sommes destinés à être étouffés et étranglés. À nouveau, on nous emmure : la muraille sectionne carrément les rues Gensia, Franciszkana et Bonifraterska. Un espace à ce point exigu que nous ne pouvons même pas y respirer à l'aise. C'est la communauté juive qui érige les nouveaux murs. Elle fait édifier les murs par des mains juives, à l'aide d'ouvriers juifs qu'elle réquisitionne dans la rue ou qu'elle traîne hors de leurs demeures.

Tout ceci, la Kehilla le fait sous la direction du président Lichtenbaum. En réalité, c'est même précisément dans ce but que le Judenrat a été créé : pour envoyer à la mort trois cent mille Juifs.

Trois cent mille Juifs n'ont pas eu le courage de dire “non”. Chacun ne songeait qu'à sauver sa peau. Et pour y arriver, on était même prêt à sacrifier son papa, sa maman, sa femme et ses enfants.

La classe ouvrière juive – la seule force qui aurait peut-être su ou osé s'y opposer – a disparu, emportée par la faim et le typhus... Les dirigeants de la classe ouvrière juive sont morts.

Trois cent mille Juifs se sont donc rendus au massacre. Comme des moutons.

Czerniakow n'a pas eu le courage ou l'audace, avant de mettre fin à ses jours, de s'écrier : “Défendez-vous, ne vous laissez pas égorger !”. Et trois cent mille Juifs se sont donc rendus au massacre. Comme des moutons.

Comment la plus grande communauté juive d'Europe pourrait-elle se justifier ?

Car il était possible de se défendre. De ne pas se laisser égorger comme du bétail stupide. Si d'un seul mouvement tous les Juifs s'étaient frayés un chemin, de force, à travers la muraille (et on pouvait aisément le faire), si les Juifs s'étaient élancés en masse vers toutes les rues – les rues juives et les rues non-juives –, s'y déversant comme une marée humaine, en hurlant, armés de haches, de pierres et de hachoirs, eh bien, en ce cas, on aurait certes abattu dix mille d'entre nous, vingt mille peut-être, mais on n'aurait pas pu massacrer trois cent mille personnes d'un seul coup. Et alors nous serions morts dans l'honneur. Quant à ceux qui auraient survécu, ils seraient parvenus à se disperser à travers le pays tout entier, dans toutes les bourgades et dans tous les villages, de sorte que l'extermination de notre communauté ne se serait pas avérée aussi aisée pour les bourreaux hitlériens Ces réflexions évoquent celles de Ringelblum dans son Journal….

L'anéantissement de la plus grande collectivité juive d'Europe est une honte et c'est un rôle honteux qu'a joué en cette occasion la plus grande Kehilla d'Europe, constituée de gens qui méritent tous d'être pendus en pleine rue, au premier réverbère venu.

Nous étions à ce point brisés et terrorisés à l'idée de perdre nos misérables petites vies qu'aucun des trois cent mille Juifs n'a même eu le courage, ne fût-ce que de casser la figure du premier policier juif venu, d'étendre sur le pavé une seule de ces crapules juives. Les Juifs varsoviens n'ont même pas su se décider à une action de ce genre.

Si une collectivité de trois cent mille Juifs n'a même pas tenté, si faiblement que ce soit, de s'opposer au massacre, si les victimes ont présenté d'elles-mêmes leur cou à la lame de l'égorgeur, si à cette occasion, on n'a même pas tué un seul des bourreaux allemands, même pas abattu une seule crapule juive, eh bien ! peut-être qu'une telle génération de Juifs a mérité le sort sinistre qui fut le leur.

Voilà comment la Varsovie juive a été détruite et dévastée. Le désastre est tellement immense qu'on n'arrive pas à en concevoir l'étendue. Seuls peuvent le comprendre ceux qui ont vécu cette catastrophe au péril de leur propre vie. Tout ce que j'ai décrit ci-dessus n'est qu'une goutte d'eau dans la mer. Il n'existe pas de plume capable de détailler cette horreur dans son intégralité.

Le sang innocent versé par nos bourreaux criera jusqu'au ciel pendant des générations. Puissions-nous nous voir vengés par ceux qui nous survivront, peu importe où ils se trouvent. Puissent mes paroles résonner comme un commencement aux oreilles de ceux qui nous survivront et seront à même de nous venger [1][1]Ce désir de vengeance, généralisé dans le ghetto (cf. “Wladka”,….

3/8 – 2/10 1942

Première page du manuscrit de Khurbm Varshe

Première page du manuscrit de Khurbm Varshe

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