BFM TV, première chaîne de télévision tout-info en France, qui a déjà consacré de nombreux sujets à l’évasion fiscale, quand celle-ci concerne Ikea ou Apple , dénoncera-t-elle bientôt ses propres turpitudes ?
Le Média est en mesure de révéler que le groupe qui contrôle aujourd’hui BFM TV, mais aussi RMC, le quotidien Libération et l’hebdomadaire L’Express, s’est financé sur des fonds provenant de paradis fiscaux. Mieux encore, ses bénéfices, issus en grande partie de la publicité collectée en France, s’envolent, sans qu’ils soient imposés, vers ces mêmes paradis fiscaux - principalement le Luxembourg et l’île de Jersey.
Notre enquête commence avec Maxime Renahy, créateur de l’association « Le Lanceur d’Alerte » et auteur du livre « Là où est l’argent ? », paru en 2019 au Éditions Les Arènes. L’ouvrage jette une lumière crue sur le rôle systémique des paradis fiscaux au sein de l’Union européenne. En 2007, il travaille comme administrateur de fonds pour le compte de Mourant Limited, un cabinet d’avocats d’affaires situé sur l’île anglo-normande de Jersey.
L’un de ses clients attire particulièrement son attention : la société Next Radio TV. Fondée par Alain Weill, celle-ci se développe en grande partie via un fonds dénommé APEF 3, mis en place par des Français. « Le développement de BFM TV et de Next Radio TV a été permis grâce à de l’argent qui a été injecté depuis les paradis fiscaux, depuis Jersey. Et sans cet argent-là, [injecté] de façon assez importante, BFM TV n’aurait jamais pu se développer », explique aujourd’hui Maxime Renahy.
Un tour de passe-passe fiscal
Nous avons pu mettre la main sur des documents internes exclusifs qui
confirment que Next Radio TV est bel et bien possédé à 22%, dans ses
premières années, par un fonds offshore situé à Jersey, Apef Fund 3 (via
la structure néerlandaise Alpha Radio BV, détenue à 97,9% par Apef Fund
3). En 2009, selon les mêmes documents, jusqu’à 50 millions d’euros
provenant de ce même fonds sont injectés dans le groupe Next Radio TV.
Mais très vite, l’argent prend le chemin inverse. Les bénéfices réalisés
en France, notamment au travers de la publicité collectée auprès des
entreprises françaises, remontent année après année vers le fonds
jersien sans être passés par la case « impôt ». Ces bénéfices ne seront
pas non plus taxés à Jersey, où il n’y a quasiment aucun impôt. A
l’époque, la clé de ce tour de passe-passe fiscal tient dans un
dispositif instrumentalisé par des fraudeurs astucieux : le prêt
participatif.
«
Le prêt participatif, comme son nom l’indique, est un prêt. Des
personnes vont donner à d’autres personnes de l’argent moyennant
intérêt, dans le but de financer un projet. Ce qui permet de ne pas
dépendre des banques pour monter des projets
», précise Vincent Drezet, secrétaire général du syndicat Solidaires Finances Publiques, interrogé par Le Média. «
Mais parfois, on assiste au développement d’une activité bancaire un
peu en parallèle, qui peut être utilisée pour du blanchiment et de la
fraude fiscale
», poursuit le syndicaliste. Ce qui est évidemment illégal.
Avec Patrick Drahi, cap sur le Luxembourg
En 2015, Alain Weill, jusque-là patron de Next Radio TV, accueille un nouveau partenaire. Il s’agit de Patrick Drahi, milliardaire franco-israélien établi en Suisse, qui possède le groupe Altice. Drahi acquiert 49% du groupe en juillet 2015, avant de racheter l’ensemble du capital de Next Radio TV en 2018. Alain Weill, lui, ne quitte pas le groupe pour autant. Il devient le PDG d’Altice Europe, basé aux Pays-Bas.
Avec l’arrivée de Patrick Drahi, exit le fonds offshore de Jersey. Mais l’histoire d’amour de Next Radio TV avec les paradis fiscaux ne s’arrête pas. Cap sur le Luxembourg ! « Le montage financier s’est complexifié, puisqu’on a désormais une dizaine de sociétés qui sont rajoutées. Les choses passent désormais par le Luxembourg », révèle Maxime Renahy. On compte, en effet, pas moins de 11 sociétés avant d’arriver à Patrick Drahi. Avec son groupe Altice – qui a aujourd’hui dans son escarcelle, outre BFM TV et BFM Business, les télévisions RMC Sports et RMC Découverte, le quotidien Libération et le magazine L’Express –, le milliardaire devient l’un des grands manitous des médias. Sa volonté de dissimuler ses gains semble ici évidente.
Tous ses médias voient leurs bénéfices transférés en grande partie vers
le Luxembourg. Selon nos informations, pour Next Radio TV, Patrick
Drahi a accordé un prêt participatif de 339 millions d’euros. Pour la
seule année 2017, au titre du remboursement de ce prêt, plus de 36
millions d’euros se sont envolés vers le Luxembourg et sont devenus non
imposables. La société, délestée de ces 36 millions d’euros, reste donc
déficitaire et n'est quasiment pas imposée en France.
L’astuce des obligations convertibles
En plus du prêt participatif, Patrick Drahi met en place un autre dispositif qui permet de drainer vers le Luxembourg les revenus de SFR Presse tout en évitant le fisc : les obligations convertibles. « En France, la société qui émet des obligations déduit de son bénéfice les intérêts qu’elle verse aux obligataires. Mais ces obligataires, de l’autre côté de la frontière, sont vus comme des actionnaires qui sont exonérés sur les dividendes qu’ils perçoivent », explique Vincent Drezet. « On a en quelque sorte non seulement une double non-imposition – c’est à dire que rien n’est imposé nulle part –, mais en plus, en France, on déduit à tort les intérêts du bénéfice imposable », poursuit-il. Des produits « hybrides », dont il rappelle qu’ils sont considérés comme relevant « de l’optimisation fiscale agressive mais aussi de la fraude fiscale » par l’OCDE. Selon nos informations, Patrick Drahi a injecté plus de 410 millions d’euros dans le groupe SFR Presse via ce dispositif.
Sollicités pour répondre à ces mises en cause, ni Patrick Drahi, ni Alain Weill n’ont donné suite à nos demandes.
L’étrange frilosité des autorités
Mais que font les autorités financières pour lutter contre ces techniques d’évasion fiscale ? Alors qu’il travaillait dans les paradis fiscaux, Maxime est entré en contact avec les services de renseignement français, et a collaboré avec eux. Son objectif ? Donner à son pays des armes pour lutter contre l’évasion fiscale.
Le lanceur d’alerte se rend vite compte que la partie n'est pas gagnée. « Je donne aux fonctionnaires de la Direction nationale des enquêtes financières (DNEF), qui sont un peu les services secrets de Bercy, des dossiers énormes qui contiennent la preuve de ce que j’avance. Je les rencontre en avril 2017 à leur siège, je leur raconte tout ce que je sais sur des milliardaires français, sur des multinationales françaises. Et je me rends compte que rien ne se passe. Qu’il n’y a pas de procès-verbal, pas d’enregistrements. Je ne suis pas relancé. Ma théorie est que quand un milliardaire français développe ses activités à l’étranger, on le laisse tranquille. Parce que ce serait bon pour le rayonnement de la France », se souvient Maxime Renahy.
Contactée, la DNEF n’a pas souhaité non plus répondre à nos questions, invoquant le secret fiscal. Cependant, sous couvert d’anonymat, un agent des finances publiques a accepté de nous expliquer les raisons de cette frilosité. Selon lui, le fait que les enquêtes patinent et le manque d’enthousiasme de Bercy auraient des raisons politiques. « Nous aussi, on s’est retrouvé face des très hauts responsables du ministère, à leur dire : on a des informations, ça serait bien que les procédures aillent au bout. Parce que s’il y a une révélation [dans les médias, NDLR] et qu’on n’y est pas allés, nous ne pourrons pas tenir le secret fiscal très longtemps », nous a-t-il confié. Avant de mettre en avant le fait que sur « tout le côté gracieux fiscal et douanier, la compétence relève du ministre ». En dépit de ses aménagements, le fameux « verrou de Bercy » continue de fonctionner.
En guise d’épilogue : le 7 juin dernier, le site internet de BFM TV consacrait un article à « l’optimisation fiscale agressive » des multinationales, qui « fait perdre 14 milliards d’euros par an à la Franc e ». Parmi les méthodes « d’évitement fiscal » évoquées, BFM TV pointait « les dettes intra-groupes » « Poussées à l'extrême, elles peuvent être considérées comme frauduleuses par le fisc », pouvait-on lire. Le moins que l’on puisse dire est qu’on est en plein dedans…
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