14 avril 2023

Une alliance lourde de conséquences

Washington peut se satisfaire de présenter les changements survenus au Moyen-Orient comme le fait que les Saoudiens ont équilibré leur sécurité en jouant les États-Unis contre la Chine. Toutefois, la vérité brutale est que cette transformation s’est produite parce que les États-Unis et leur doctrine toxique « avec nous ou contre nous » ont été totalement exclus.

Pour de nombreux membres de la classe dirigeante américaine, l’entente Chine-Russie conclue à Moscou au début de ce mois n’aurait jamais dû se produire – elle n’aurait d’ailleurs jamais pu se produire, car les réseaux de Washington étaient obsédés par toutes les raisons qui font de la Chine et de la Russie des adversaires. Le choc a donc été profond et le scepticisme règne encore dans l’air printanier de Washington.

Néanmoins, on y est. C’est fait. Indépendamment des documents historiques signés à Moscou, tout doute persistant quant à la nature transformatrice de l’accord sino-russe aurait dû être dissipé par une analyse rapide de la récente succession d’événements : ce mois-ci, la Chine a conclu un accord pour une nouvelle architecture de sécurité régionale en réunissant l’Arabie saoudite et l’Iran. Toujours en mars, le président Assad – longtemps paria de l’Occident – a pu être vu en visite d’État à Moscou, avec tous les honneurs.

Peu après, le président Assad a effectué une visite très médiatisée aux Émirats arabes unis avec son épouse Asma. Au même moment, l’Irak et l’Iran ont signé un accord de coopération en matière de sécurité destiné à mettre un terme à l’insurrection kurde, inspirée par les États-Unis, qui frappe l’Iran.

En clair, l’Arabie saoudite a déposé son arme salafiste wahhabite et l’Iran a donné des garanties qui ont dissipé les inquiétudes saoudiennes concernant son programme nucléaire, pour la sécurité de l’infrastructure énergétique saoudienne. Les deux pays ont accepté de mettre fin à leurs guerres de propagande respectives et de cesser ensemble la guerre au Yémen.

Ce qui, d’un seul coup, fait perdre tout intérêt au JCPOA. En effet, si le Conseil de coopération du Golfe est rassuré par l’« accord » conclu avec la Chine, quel est le besoin d’un JCPOA (l’Iran reste signataire du traité de non-prolifération) ? Bien entendu, les États du CCG n’ont jamais pensé que les armes nucléaires étaient réellement viables dans le contexte surpeuplé et entremêlé de la région, pas plus qu’ils n’ont cru que l’Iran était sur le point de garer des chars d’assaut « sur leur pelouse » .

Ce que les États du Golfe craignaient, c’était le fanatisme révolutionnaire chiite qui menaçait les monarchies, tout comme l’Iran se voyait pris dans les mâchoires d’un encerclement pernicieux par des extrémistes djihadistes sunnites. Ces armes ont maintenant été mises de côté.

Le président Raïssi a été invité à Riyad par le roi Salman après l’Aïd. Aurait-on pu imaginer une telle chose il y a deux ans ?

Et n’oublions pas que la médiation, bien que menée par la Chine, est garantie implicitement par la Chine ET la Russie. Ce n’est pas rien. Cependant, les Américains risquent de ne pas voir la partie la plus importante de cet accord : l’évolution des rôles régionaux de l’Arabie saoudite et de l’Iran. Quelques mois de diplomatie bien intégrée ont non seulement montré que les deux parties étaient des « acteurs habiles » , mais aussi qu’elles étaient créatives et qu’elles savaient comment faire « le gros du travail » de la vraie diplomatie. Comme l’a reconnu un éminent commentateur néo-conservateur américain, « aussi frustrant que cela puisse être, il y a une méthode dans la folie des partenaires américains » .

Le rapprochement entre la Chine et la Russie a entraîné de grands changements : des avions de chasse russes survolent régulièrement la base militaire américaine d’al-Tanf, aux frontières de la Jordanie et de la Syrie, qui abrite une petite ville de forces « insurgées » entraînées par les Américains.

Cette situation, ainsi que les fréquentes attaques à la roquette des milices contre les bases américaines dans le nord-est de la Syrie, indiquent que l’Amérique est confrontée à une « fin de partie » en ce qui concerne son déploiement en Syrie.

« Il fut un temps où toutes les routes passaient par Washington » , note Trita Parsi,

Mais au fil des ans, alors que la politique étrangère américaine s’est militarisée et que le maintien du prétendu ordre fondé sur des règles signifiait de plus en plus que les États-Unis se plaçaient au-dessus de toutes les règles, l’Amérique semble avoir renoncé aux vertus d’un rétablissement honnête de la paix : nous avons délibérément choisi une autre voie. L’Amérique s’enorgueillit de ne pas être un médiateur impartial.

Nous abhorrons la neutralité. Nous nous efforçons de prendre parti afin d’être « du bon côté de l’histoire » , car nous considérons la gestion de l’État comme une bataille cosmique entre le bien et le mal, plutôt que comme la gestion pragmatique d’un conflit où la paix se fait inévitablement au détriment d’une certaine justice…

Mais tout comme l’Amérique a changé, le monde a également changé. Ailleurs, la « logique des films Marvel » apparaît pour ce qu’elle est : des contes de fées où la simplicité du combat du bien contre le mal ne laisse aucune place au compromis ou à la coexistence. Peu de gens ont le luxe de prétendre vivre dans de tels mondes imaginaires.

Aujourd’hui, la région a collectivement décidé de « passer à autre chose » . Elle voit que le monde est à l’aube d’une nouvelle ère. Washington peut être satisfait en présentant ces changements comme s’il s’agissait d’une forme de « triangulation » à la Henry Kissinger (comme le suggère David Ignatius) : « Les Saoudiens équilibrent désormais leur sécurité en jouant les États-Unis contre la Chine » .

La vérité brutale, cependant, est que cette transformation s’est produite parce que les États-Unis et leur doctrine toxique « avec nous ou contre nous » ont été totalement exclus, et parce qu’« Israël » est trop occupé par l’introspection.

L’Entente devrait entraîner des changements plus importants qu’une nouvelle architecture de sécurité régionale. Fareed Zakaria, de CNN, a lancé un avertissement :

Voici ce que j’en pense… Le résultat le plus intéressant du sommet Xi-Poutine, qui a été à peine rapporté, a été la déclaration de Poutine : « Nous sommes favorables à l’utilisation du yuan chinois pour les règlements entre la Russie et les pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. »

Ainsi, la deuxième économie mondiale (sic !) et son plus grand exportateur d’énergie tentent activement d’affaiblir la domination du dollar en tant que point d’ancrage du système financier mondial. Y parviendront-ils ? … Le dollar est le dernier super pouvoir américain encore en vie. Il donne à Washington une puissance économique et politique inégalée… La guerre en Ukraine, combinée à l’approche de plus en plus conflictuelle de Washington à l’égard de la Chine, a créé une tempête parfaite dans laquelle la Russie et la Chine accélèrent leurs efforts pour se diversifier et s’éloigner du dollar…

La militarisation du dollar par Washington a conduit de nombreux pays importants à chercher des moyens [d’éviter les sanctions américaines]. La monnaie américaine pourrait-elle être affaiblie par « mille coupures » ? C’est un scénario probable. Pour la première fois de mémoire d’homme, nous sommes confrontés à une crise financière internationale dans laquelle le dollar s’affaiblit au lieu de se renforcer. Signe d’une prise de conscience à venir ?

« Les Américains devraient s’inquiéter » , c’est ainsi que Zakaria termine son émission.

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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