Dans les années 1970, j’ai participé au cours de Field Trade Craft destiné aux nouveaux Case Officers dans le principal centre de formation de la Central Intelligence Agency, situé à Camp Peary, près de Williamsburg, en Virginie. Peary était et est toujours appelé par tous « la ferme », bien que l’élevage n’y soit que très rudimentaire. L’un des instructeurs avait affiché sur la porte de son bureau une partie d’un poème de Rudyard Kipling. On pouvait y lire : "Le crapaud sous la herse"
Le crapaud sous la herse sait l’emplacement exact de chaque dent
Le papillon sur la route prêche le contentement au crapaud
Certains étudiants ont commencé à se qualifier de « crapauds » et attendaient le pire des instructeurs pour se conformer aux attentes de l’Agence, tandis qu’ils identifiaient également les instructeurs comme des papillons qui leur disaient de se taire et de jouer le jeu s’ils voulaient être certifiés pour partir à l’étranger. Tout le monde savait qu’il s’agissait d’une question de perception du rôle ou du statut de chacun, les étudiants se résignant à une punition ou pire, comme les crapauds, tandis que les instructeurs, dont les points de vue et les attentes étaient tout à fait différents, pouvaient allègrement assurer à leurs victimes que tout se déroulait comme il se doit.
Il y aura toujours des crapauds et des papillons engagés dans les questions de sécurité nationale, c’est une évidence, tandis que la perception de ce qui est important ou significatif variera en fonction de la vie individuelle et des expériences culturelles de chacun. Ou, pour le dire autrement, les opinions fondamentales d’une personne ne sont pas prédéterminées et dépendent en grande partie du côté de la barrière où l’on se trouve.
Cela étant dit, je viens de rentrer d’un voyage de trois semaines au cours duquel j’ai fait escale dans sept pays d’Europe de l’Est. Pour préparer ce voyage, j’ai pris contact avec un certain nombre de journalistes, d’hommes politiques et d’universitaires locaux dans les différents pays. Les personnes que j’ai sélectionnées étaient généralement considérées comme actives dans les partis les plus conservateurs de leurs pays respectifs, ce qui m’a permis de me sentir plus à l’aise compte tenu de mes propres inclinations. Ce que je voulais vraiment savoir, c’est comment la guerre en Ukraine était réellement perçue par les élites nationales et par les citoyens ordinaires.
Je m’attendais à des réponses en phase avec mes propres opinions, à savoir que la guerre aurait pu être évitée mais qu’elle avait été exigée par la Grande-Bretagne et les États-Unis pour affaiblir la Russie et son dirigeant Vladimir Poutine ; que toutes les parties engagées à quelque niveau que ce soit dans le conflit devraient appeler à un cessez-le-feu et à des négociations pour mettre fin aux combats ; et que la Russie a des préoccupations légitimes en matière de sécurité nationale qui doivent être prises en compte, même si l’on condamne l’utilisation de la force militaire dans ce cas précis.
Bien que les réponses de mes interlocuteurs aient varié, j’ai rapidement appris que la guerre en Ukraine, si elle n’était pas populaire, était considérée comme une étape nécessaire pour limiter ce qui a été décrit à maintes reprises comme un prétendu désir autocratique, voire kleptocratique, de Poutine de recréer l’ancienne Union soviétique, en recourant à la force militaire si nécessaire. J’ai énergiquement contesté ce point de vue à deux niveaux : premièrement, la Russie n’a pas les ressources nécessaires pour entretenir un tel programme, comme l’ont démontré les combats en Ukraine, et deuxièmement, les commentaires souvent cités de Poutine concernant la dissolution « désastreuse » de l’Union soviétique font clairement référence au pillage catastrophique des ressources de la Russie qui a eu lieu par la suite sous Boris Eltsine. Poutine ne faisait pas référence à un désir ardent de recréer le Pacte de Varsovie ou quoi que ce soit de ce genre.
En effet, le sentiment anti-russe m’a surpris chez des personnes qui se trouvent indéniablement en première ligne du conflit et qui devraient normalement se méfier de toute implication. Ce n’est qu’en Serbie, qui a des liens historiques, culturels et religieux profonds avec la Russie, qu’un journaliste de premier plan m’a dit que l’opinion de ses compatriotes sur le conflit ukrainien était essentiellement divisée « moitié-moitié« , la moitié de la nation et même certains de ses dirigeants soutenant la défense de l’Ukraine. Dans d’autres pays d’Europe de l’Est, le point de vue est beaucoup plus résolument pro-ukrainien. Un universitaire de la République tchèque a qualifié les dirigeants de son pays de « héros » parce qu’ils se sont rendus à Kiev au début de la guerre, rejoints par les présidents polonais et slovène, pour s’engager personnellement à soutenir le président ukrainien Volodymyr Zelensky.
Plusieurs contacts m’ont donné une raison plus plausible au basculement vers l’Ukraine : ils voulaient empêcher tout retour à la domination russe dans la région, qui pourrait justement conduire à un retour du contrôle centralisé de Moscou et à une éventuelle adoption des types d’art étatique utilisés sous les régimes communistes mis en place par le Kremlin dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale. Ils veulent affaiblir la Russie, coûte que coûte, afin qu’elle ne puisse plus jouer un rôle dominant en Europe de l’Est et dans les Balkans.
Plus précisément, ils ne veulent pas perdre la prospérité qu’ils ont connue depuis l’effondrement de l’Union soviétique il y a un peu plus de trente ans. La plupart des pays d’Europe de l’Est sont aujourd’hui visiblement prospères, avec des restaurants coûteux, des hôtels chics et des rangées de magasins de marques italiennes et françaises dans les centres-villes. Même si l’on voit encore les monstrueux immeubles d’habitation staliniens qui souillent de nombreuses zones urbaines et si l’on constate, dans les zones rurales, la présence de bâtiments abandonnés et d’impacts de balles sur les façades datant des troubles des années 1990, l’impression est définitivement celle d’une montée en gamme. Au cours de mon voyage, j’ai vu plus de voitures de luxe que je n’en ai jamais vu ailleurs, y compris les omniprésentes Mercedes et BMW, mais aussi les Maserati et Lamborghini, beaucoup plus exclusives, ainsi que quelques Bentley et Rolls Royce. Bucarest, la capitale de la Roumanie, compte moins de 3 millions d’habitants qui ont immatriculé 1,5 million d’automobiles. J’ai noté que les rues et les routes de l’Est étaient mieux entretenues que dans de nombreuses régions de l’Amérique de Joe Biden.
Il ne faut pas oublier que de nombreuses personnes vivant aujourd’hui en Europe de l’Est ont un souvenir direct et largement défavorable des échecs économiques et sociaux datant de l’époque où les mandataires soviétiques et communistes gouvernaient, soutenus par des interventions militaires (Hongrie, Tchécoslovaquie) lorsque quelqu’un sortait du rang. Quant à la jeune génération, elle ne connaît que les marchés libres et les élections relativement libres et serait encore moins disposée à revenir aux anciennes méthodes décrites par leurs parents. Tout cela s’ajoute à l’inquiétude que suscite une Russie éventuellement irrédentiste.
Il me semble donc que c’est la crainte d’un retour à quelque chose comme « le spectre qui hante l’Europe« , le communisme, qui semble prévaloir et qui a façonné les attitudes et les perspectives, et le communisme, historiquement parlant, c’est la Russie, qu’on le veuille ou non. Je me suis en effet opposé à ce que l’on juge la Russie d’aujourd’hui en fonction d’une norme de culpabilité par association avec un concept socio-économique abandonné, d’autant plus que la Russie est certainement au moins comparable à la plupart des pays d’Europe de l’Est en termes de liberté d’élection et d’autres libertés fondamentales. Il y a aussi le lien commun de la religion orthodoxe, qui est la croyance majoritaire dans la plupart des États de la région, même si un intellectuel slovaque m’a décrit la religiosité de ses compatriotes comme « ce sont tous des païens« .
Il est donc raisonnable de penser qu’une sorte de relation multilatérale amicale serait préférable à un arrangement où une alliance militaire hostile dirigée par des néocons affronte le pays qui possède le plus grand arsenal nucléaire du monde. Quoi qu’il en soit, mon voyage m’a ouvert les yeux sur le fait que les Européens de l’Est ont des préoccupations légitimes quant à ce que représente la Russie sur la base de réalités historiques. Il s’agit indéniablement d’un facteur qui influence le soutien à une intervention accrue de l’OTAN et de l’Occident et, dans ce contexte, il convient de noter que les gouvernements polonais, tchèque et slovaque ont joué un rôle de premier plan en fournissant aux Ukrainiens des armes tirées de leurs propres arsenaux. Il faut espérer qu’à un moment donné, tout le monde reprendra ses esprits et se rendra compte que tuer des dizaines de milliers d’Ukrainiens et de Russes est un exercice inutile qui ne fera que retarder une inévitable résolution négociée du conflit.
Philip M. Giraldi
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
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