20 avril 2023

Méfiez-vous de la « preuve par l’image » !


La guerre qui a commencé le 24 février 2022 est la première à autant nous abreuver d’images des combats. Nous étions déjà, depuis la première guerre du Golfe, habitués à un flux continu d’images mais, à l’époque, elles étaient fournies par la coalition internationale qui les distribuait aux médias. Aujourd’hui, c’est très différent. La téléphonie mobile, les mini-caméras portables et les drones sont abondamment utilisés par les combattants ou les civils présents sur le terrain qui diffusent directement, de manière plus ou moins anonyme, leurs vidéos sur les réseaux sociaux tels Twitter ou Telegram. En conséquence, cela engendre une profusion d’images venant du front. Chaque jour des centaines de nouvelles vidéos et de photos (on ne parlera même pas des séquences extraites des jeux vidéo ou des « fake » qui peuvent circuler) apparaissent sur les réseaux et sont aussitôt « analysées » par une multitude de blogueurs, de Youtubeurs ou autres, dont les compétences en matière militaire sont parfois douteuses. Si récupérer des informations est devenu aujourd’hui relativement facile grâce à internet, le travail d’analyse reste un exercice délicat qui demande beaucoup de méthode[1] et de solides connaissances autant techniques qu’opérationnelles dans le domaine militaire.

Une communication déséquilibrée


S’il est un domaine où l’Ukraine domine nettement la Russie, c’est celui de la communication. Le gouvernement ukrainien a très rapidement su exploiter à son profit ce flux de données disponibles. Cela faisait aussi partie de sa stratégie pour rallier les pays occidentaux à sa cause et cela a très bien fonctionné. Ce sont surtout les drones qui ont alimenté la communication ukrainienne en inondant les réseaux sociaux et les médias occidentaux avec des images de destructions de l’armée russe. Les vues de colonnes de blindés russes, se faisant réduire en pièces par l’artillerie ukrainienne ou par les tirs de missiles antichars, filmées par les drones, ont fortement impressionné les opinions publiques et ont permis de construire le concept de la résistance héroïque de l’armée ukrainienne. Depuis, cela ne se dément pas, il semble que tous les Ukrainiens sont susceptibles de fournir du « visuel » et chaque jour des centaines de vidéos sont partagées. Attention toutefois, de nombreuses vidéos sont aussi des montages avec du « recyclage » d’enregistrements plus anciens qu’il devient de plus en plus difficile de dater.

De son côté, la Russie diffuse beaucoup moins ; cela tient à ce que les soldats russes sont sans doute moins bien dotés en drones ou en mini-caméras mais aussi au fait que la Russie n’a pas à « vendre » sa guerre. Elle est en mesure de l’assurer sans avoir besoin d’un soutien d’opinions publiques tierces. De fait, la communication russe est plus minimaliste, elle se contente d’illustrer les combats par des images qui, souvent, ne correspondent pas aux faits qu’elles sont censées illustrer. Cela ne manque pas d’être raillé en Occident tant la communication russe est parfois peu maîtrisée et presque amateure. De plus, beaucoup de publications sont assurées par des groupes qui gèrent leur propre représentation, comme les Tchétchènes ou le groupe Wagner. Quant à d’autres, non contrôlées, elles ont un objectif de contestation vis-à-vis de l’opération russe et sont donc peu avantageuses pour le prestige de l’armée. D’ailleurs, côté russe, les spots « contestataires » sont peut-être sur-représentés par rapport à leur poids réel dans la société. Ce phénomène existe aussi côté ukrainien, mais il semble plus rare, soit parce que le gouvernement arrive à imposer un contrôle plus strict des images diffusées (au début de la guerre, certaines vidéos montrant des colonnes de blindés ukrainiens détruits ont été supprimées après leur émission sur les réseaux sociaux), soit parce que le soutien à la cause est supérieur côté ukrainien. La réalité comporte probablement un peu des deux explications.

En effet, il faut toujours se demander pourquoi les auteurs des vidéos choisissent de les rendre publiques, quel message ils veulent faire passer au travers ces diffusions. Il faut garder à l’esprit que l’on ne voit que ce que les auteurs de ces images veulent que l’on voie et donc se méfier du message implicite qui y est associé. Elles ne sont qu’un tout petit bout de la réalité du terrain qui n’est pas forcément représentatif du contexte général.

De fait, on constate que la majorité des sources d’images (vidéos et photos) sont de sources ukrainiennes et donc illustrent plus ou moins le point de vue ukrainien de la guerre.

Le danger de l’approche statistique des images

Une fois que l’on a constaté le déséquilibre des représentations en faveur des Ukrainiens, on peut comprendre que l’on s’expose à un biais puisque ce qui est montré est globalement sélectionné pour donner une vision favorable du camp qui diffuse. Par exemple, on peut voir, côté ukrainien, beaucoup d’images montrant des coups au but de grenades larguées par drone. La question que tout le monde devrait se poser est : combien d’attaques ratées pour une réussie ? Si, pour chaque vidéo montrant un succès, il y a eu 100 tentatives infructueuses, cela relativise grandement l’effet militaire de ce type d’attaque. Seulement, ne sont pratiquement proposées que les cas de réussite, ce qui fausse largement la perception générale. J’ai entendu récemment un commentaire assurant que les Russes s’étaient améliorés dans l’utilisation des drones pour larguer des grenades car il y avait beaucoup plus de réussites. Les Russes se sont-ils vraiment améliorés ou choisissent-ils mieux leurs éléments de communication ? En réalité nous ne disposons d’aucun élément tangible permettant de nous faire une idée précise de l’efficacité réelle de ce type d’attaque et c’est la même chose pour beaucoup d’autres exemples.

Il faut avoir conscience que n’est diffusée qu’une infime partie de ce qui se passe réellement sur le front, souvent après une soigneuse sélection et il est donc très dangereux d’en tirer des conclusions définitives.

Il circule également des statistiques du niveau des pertes russes en fonction des dates. Ces statistiques sont réalisées à partir du site ORYX qui s’efforce de recenser et de documenter les pertes matérielles des deux camps. Ainsi, par exemple, à partir de ces graphiques, il a été conclu que le retrait des troupes russes de la région de Kherson ne s’était pas si bien passé que ça, avec beaucoup de pertes matérielles. Seulement, les auteurs de ces graphiques confondent « date de prise d’image » et « date de destruction effective ». Quand les troupes ukrainiennes sont venues réoccuper les territoires abandonnés par les forces russes, elles ont diffusé beaucoup d’images de matériels détruits, mais sans que l’on sache quand ces engins l’avaient été. Les destructions peuvent fort bien être survenues lors de la phase offensive du début de la guerre ou lors des combats pendant la période d’occupation. Il a été arbitrairement décidé que tous les armements trouvés détruits l’avaient été lors du repli russe et que tous étaient russes (si pour certains les marquages ou les types de matériels sont indubitables, d’autres cas sont beaucoup moins évidents car les deux armées utilisent beaucoup d’équipements identiques).

Il faut toujours avoir conscience que le nombre des illustrations n’est pas représentatif du nombre d’occurrences réelles.

Des images, exhausteur du biais de confirmation

Les images sont un multiplicateur du biais de confirmation car elles permettent de voir ce que l’on a envie de voir. On peut trouver profusion de vidéos qui peuvent « démontrer » tout et son contraire. Quoi que vous vouliez démontrer, vous trouverez toujours de quoi l’illustrer, donc cela paraîtra vrai… Que vous vouliez voir une armée ukrainienne victorieuse ou en échec, une armée russe en perdition ou qui écrase son adversaire, des soldats se plaindre d’un côté ou de l’autre, des crimes de guerre, il y aura toujours de la matière qui correspondra. Et c’est tout à fait normal, un conflit n’est pas un déroulement linéaire avec un camp qui ne fait que gagner et un autre qui enchaîne les défaites ; il y a des réussites et des échecs tactiques, parfois lourds (bataille de Vulhedar par exemple), de chaque côté et c’est surtout vrai quand le conflit est relativement symétrique. A ce jeu-là, les échecs russes sont incroyablement plus documentés que les échecs ukrainiens par le biais du nombre de sources disponibles. Toutefois, ces réussites ou ces échecs pris individuellement n’ont que peu d’intérêt, c’est la tendance générale qui importe et c’est elle qui donne le rapport de force réel.

Des « analystes OSINT » aux compétences douteuses


Les vidéos diffusées, souvent très courtes, le champ étroit des images ne sont qu’une micro fenêtre d’un tout petit bout de réalité et ne permettent pas d’en appréhender le contexte global. Toute tentative d’analyse générale tactique ou stratégique sur ces seules bases a toutes les chances d’être fausse.

Malheureusement fleurissent sur internet, mais parfois aussi dans la presse spécialisée ou non, une multitude de pseudo analyses effectuées sur la base de ces vidéos trop courtes, sorties de leur contexte, en dehors de toute méthodologie. Les auteurs de ces « analyses » ne semblent pas disposer des compétences techniques et opérationnelles minimales. Beaucoup de chaînes YouTube, de blogs ou de comptes Twitter sont animés par des personnes ou des communautés d’invidividus, certes passionnées, mais dont visiblement les compétences militaires et techniques se limitent à la lecture de magazines spécialisés ou des pages Wikipédia. Ces gens en finissent par croire que la guerre est un jeu de cartes Pokemon où les plaquettes commerciales des matériels remplacent les cartes de jeu.

Heureusement tous ne sont pas mauvais, il existe des exceptions. Certains font des analyses de très bon niveau sur leur domaine d’expertise. On peut ne pas être d’accord avec tout (il faut respecter la pluralité des avis, c’est même ce qui garantit la richesse de l’analyse) mais la méthodologie est respectée, l’argumentation solide et surtout, il y a toujours une bonne prise de recul par rapport aux seules images. Ces auteurs s’en contentent rarement et prennent en compte bien d’autres aspects pour étayer leurs analyses.

Pour illustrer mon propos, voici deux exemples assez parlant :

– Le premier est une vidéo d’une vingtaine de secondes prise dans la région de Kherson avant que l’armée russe ne l’évacue : on y voit un drone ukrainien lâcher des grenades sur le goniomètre radio-fréquence d’un système anti-drone russe ROSC-1.

Bien entendu, l’analyse qui a circulé sur les réseaux conclut que cette vidéo était la « preuve » que ce système anti-drone était totalement inefficace. Eh oui ! un drone qui détruit un système anti-drone, ce n’est pas franchement ce qui est espéré.

Pour commencer qu’est-ce que le ROSC-1 ? C’est un système assez complet comprenant un radar monté sur le toit d’un camion qui abrite aussi les consoles opérateurs, un goniomètre pour détecter les liaisons de données des drones ainsi que leur direction d’arrivée, un système optronique et une antenne ADS-B pour avoir une conscience de la situation aérienne. Le premier élément intéressant est que le ROSC-1 est un système dédié à la détection : il ne possède en propre aucune capacité de neutralisation. On ne peut donc pas attendre que ce système fasse « tomber » les drones.


Vue d’ensemble du système ROSC-1


La vidéo[2] en elle-même ne montre que le goniomètre et l’antenne ADS-B en arrière-plan ; on ne voit pas le camion, le champ de l’image est trop serré. On peut légitimement se poser une question : pourquoi l’opérateur du drone essaie, visiblement en vain, de détruire le goniomètre avec des grenades alors qu’il aurait été à la fois plus facile et plus pertinent de chercher à frapper le camion de contrôle et son radar puisque c’est là que se concentrent 90 % de la valeur financière du système ?


Capture d’écran de la vidéo


L’explication la plus logique est probablement que le camion n’était pas présent sur le site. Soit il était parti pour, par exemple, chercher du ravitaillement, soit il avait dû quitter précipitamment sa position à cause d’une menace. Cette hypothèse est très plausible quand on sait que les systèmes anti-drones ont des portées de détection réduites à quelques kilomètres, ce qui les oblige à être positionnés très près du front où ils sont particulièrement exposés.

Au final, que nous apprend cette vidéo sur le système ROSC-1 ? Pas grand-chose en réalité car il est probable que le système n’était pas en fonctionnement, d’autant qu’il ne dispose d’aucun moyen pour neutraliser les drones. On ne peut donc rien déduire à partir de cette vidéo sur l’efficacité du système et elle ne prouve absolument rien. Pourquoi les Ukrainiens ont-ils choisi de la diffuser alors même que l’attaque en elle-même est visiblement peu concluante ? Probablement parce qu’ils voulaient envoyer le message, à la fois aux Occidentaux mais aussi aux Russes, que leurs systèmes anti-drones étaient peu efficaces. Cela fait partie de la guerre de l’information et sur ce point, compte tenu, de l’audience que cette vidéo a rencontrée, c’est un vrai succès. Concrètement, elle nous apprend seulement qu’une attaque de grenades larguées par drone peut manquer d’efficacité et que les systèmes anti-drone sont, très logiquement, positionnés près du front, pas plus.

– Dans le second exemple, je vais revenir sur une vidéo[3], cette fois diffusée par les Russes, où l’on voit un drone suicide Lancet aller frapper, au niveau des missiles, un véhicule lanceur appartenant à une batterie S-300. A priori, cette vidéo a été tournée pendant ou juste après le retrait des troupes russes de Kherson. Ici on comprend que le but des Russes, en diffusant cette vidéo, était de montrer l’efficacité de leur drone suicide. Seulement il y a un problème, des observateurs ont rapidement remarqué qu’il y avait un « Z » peint sur le flanc du véhicule.


Capture d’écran du drone suicide Lancet juste avant l’impact


La conclusion s’est rapidement répandue sur les réseaux sociaux et a même été reprise par la presse pour se moquer des Russes qui détruisent leurs propres matériels par incompétence. Maintenant, une observation plus précise de la vidéo permet de remarquer que la cabine du véhicule était déjà détruite et que le véhicule n’était donc plus roulant. Le site ORYX a, de son côté, donné comme explication que c’était une destruction volontaire uniquement dans un but de propagande. Cette explication manque, elle aussi, de consistance quand on sait que nombre de vidéos de ce drone avaient déjà été diffusées par les Russes et qu’il n’y avait pas de nécessité à en rajouter une de plus dans l’urgence. Dans le contexte du repli de Kherson, on peut aussi y voir une destruction délibérée des missiles encore présents sur le lanceur afin qu’ils ne puissent pas être réutilisés par les Ukrainiens alors que le véhicule avait dû être abandonné sur place faute de pouvoir être déplacé. L’autre point qu’il aurait peut-être été utile de préciser est que le véhicule en question appartenait très probablement au système S-300 ukrainien capturé par les Russes lors des premières semaines de leur offensive, ce qui relativise d’autant plus la perte. Il était alors installé sur un site sol/air situé dans la banlieue nord de Kherson.

Cet exemple est assez représentatif d’une communication mal maîtrisée par la Russie alors que sur le fond cette vidéo ne nous apprend pas grand-chose, si ce n’est que de confirmer que le drone suicide Lancet est très régulièrement utilisé sur le terrain.

Ces deux exemples ne nécessitent pourtant pas de hautes compétences techniques ni un niveau d’analyse particulièrement complexe, mais ils illustrent assez bien comment des conclusions bien trop hâtives sont tirées de vidéos. C’est souvent le résultat d’un biais de confirmation par lequel celui qui « analyse » les images le fait sous le prisme de ce qu’il aimerait y voir et en oublie de considérer toutes les explications possibles, même si elles n’entrent pas dans son schéma de pensée, même si elles apparaissent plus logiques.

*
Cette profusion d’images n’est toutefois pas sans intérêt, si elles sont réelles. En effet, aujourd’hui on doit être plus prudent que jamais quant aux images, quelles qu’elles soient. Entre les jeux vidéo, les montages et les créations pures, il faut rester prudent et garder un certain recul. Néanmoins, si elles sont vraies, elles permettent de se faire une idée de certaines des pratiques tactiques qui sont utilisées sur le terrain, de se rendre compte des conditions d’emploi (froid, boue, neige…) et d’apercevoir le matériel déployé même si cela reste très partiel. Les destructions de matériels permettent de se rendre compte de la vulnérabilité des différents équipements et de ce qu’implique une guerre de haute intensité au niveau de l’attrition. Elles peuvent nous apprendre beaucoup de choses mais il ne faut pas surévaluer leur valeur.

Le problème est que cette matière première est tellement abondante et tellement facile d’accès que certains en ont fait l’alpha et l’oméga de leur « analyse » sur la situation militaire. Ces mêmes images sont exploitées sous tous les angles sans tenir compte du déséquilibre des sources, des intentions de ceux qui les diffusent, ni même de la fiabilité des sources. Aussi nombreuses soient ces images, il n’est pas possible, sur cette seule base, d’en tirer des analyses stratégiques, ni de se faire une idée du rapport de force réel.

Méfiez-vous donc des images et surtout des « preuves » qu’elles sont censées apporter.

Source

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