Selon les informations de la cellule investigation de Radio France, une dizaine de consultants de McKinsey a participé à la campagne d’Emmanuel Macron de 2017 de manière "active" voire "intrusive". Une ancienne du cabinet de conseil estime que “leur travail aurait dû être facturé et déclaré".
C’est peu dire que la phrase a irrité, voire vexé, y compris parmi des conseillers sur-diplômés rompus à l’exercice du pouvoir. Avant l’été 2016, une dizaine de consultants de McKinsey vient prêter main forte à la campagne d’Emmanuel Macron, en course pour un premier mandat à la Présidence de la République. L’un d’entre eux, Mathieu Maucort, alors chef de projet dans le cabinet américain, lâche : "Nous sommes venus apporter de l’intelligence à la campagne."
"Cette anecdote nous a marqués collectivement", se souvient Thomas*, un conseiller d’Emmanuel Macron de l’époque qui s’exprime pour la première fois. "Avec les gens de McKinsey, on ne s’aimait pas. On était culturellement très différents, poursuit-il. Eux faisaient des PowerPoint et nous, on rédigeait des notes. On trouvait qu’ils n’avaient pas de culture politique. Et eux devaient penser qu’on était des amateurs."
Le problème, c’est qu’Emmanuel Macron "a toujours préféré ce qui venait de l’extérieur", poursuit notre témoin. Il faut donc faire de la place à ces consultants "brillants", "au cerveau ultrarapide", tels que les décrit une ancienne cadre de McKinsey, qui a accepté de nous rencontrer à plusieurs reprises à condition que nous ne révélions pas son identité. En quittant le cabinet de conseil, celle que nous appellerons Florence, a signé des accords de confidentialité qui, assure-t-elle, "l’engagent à vie". C’est donc téléphone éteint et à l’abri des regards qu’elle accepte de nous parler.
Florence connaît parfaitement le processus de recrutement au sein du cabinet. Les consultants embauchés "sortent tous de Polytechnique, de Centrale, des Mines, des Ponts et Chaussés, de HEC, de l’ESSEC ou de l’ESCP. Et bien sûr des MBA américains, raconte-t-elle. Mais l’ENA, ils aiment moins. Ses diplômés ont plus de mal à entrer dans le moule McKinsey. Ils sont plus conceptuels et pas assez analytiques", explique-t-elle. Est-ce de là que vient le décalage qui semble exister entre les membres de la campagne – au profil plus politique -, et les consultants de McKinsey ? "On essayait d’avoir le moins d’interactions possibles avec eux, affirme Thomas. Mais certains étaient très intrusifs."
Voilà pour l’ambiance. Maintenant, sur le fond : combien de salariés de McKinsey planchaient sur le programme d’Emmanuel Macron ? Était-ce sur leur temps libre ou sur leur temps de travail ? Ces questions sont au cœur de l’information judiciaire ouverte en octobre 2022 par le Parquet national financier (PNF) pour "tenue non-conforme de comptes de campagne" et "minoration d’éléments comptables" concernant les campagnes présidentielles d’Emmanuel Macron de 2017 et 2022. La justice cherche à savoir si McKinsey n’a pas fourni au candidat d’En Marche des prestations qui auraient dû être comptabilisées dans les comptes de campagne. Une autre information judiciaire a été ouverte pour "favoritisme" et "recel de favoritisme" pour déterminer si McKinsey n’a pas obtenu, en échange de ces prestations, des contrats publics de manière indue, une fois Emmanuel Macron au pouvoir. Selon nos informations, de nouvelles perquisitions ont eu lieu le 22 mars dernier au domicile de Clarisse Magnin, directrice générale de McKinsey France et chez un ancien collaborateur du président de la République.
Dans cette affaire, la question du nombre de consultants engagés sur la campagne et le volume de travail réalisé est primordiale. Olivier*, qui a fait partie de l’équipe d’Emmanuel Macron en 2016 et en 2017, et qui a pris ses distances depuis, raconte : "Il y avait une petite équipe de McKinsey qui travaillait avec nous. Karim Tadjeddine [ancien directeur associé senior chez McKinsey en charge du pôle secteur public] a fait venir sa garde rapprochée. Il y avait Mathieu Maucort [aujourd’hui délégué interministériel à la jeunesse] et d’autres jeunes consultants avec lui. On se voyait le soir et le week-end au siège d'En Marche à Montparnasse", poursuit-il, confortant l’idée que les consultants aidaient le candidat sur leur temps libre, et non pas sur leur temps de travail, ce qui serait autrement plus problématique.
"Cela n’a pas de sens de raisonner en termes de semaine et de week-end quand on est consultant chez McKinsey", estime pourtant Florence. "On n’a pas vraiment d’horaires. Quand j’y étais, la blague qui tournait c’était que McKinsey était la seule entreprise où il y avait autant de gens au bureau en semaine que le week-end." Thomas, l’ex-conseiller d’Emmanuel Macron, se souvient, lui, avoir "fait des réunions avec l’équipe de Karim Tadjeddine les soirs, les week-ends, mais aussi en journée en semaine".
Le volume de travail accompli par les consultants du cabinet américain pose aussi question. Pour en avoir une idée, comme l’a révélé le journal Le Monde en 2021, il faut se replonger dans les MacronLeaks, ces milliers de mails internes à l’équipe d’En Marche piratés et mis en ligne le 5 mai 2017, à deux jours du second tour de la présidentielle, par un groupe de hackers non identifiés. En faisant une recherche par mots clés, de nombreux documents font apparaître les noms de consultants de McKinsey.
Parmi eux donc, Karim Tadjeddine qui échange régulièrement avec l’équipe de campagne via son adresse mail McKinsey. " Une erreur" a-t-il reconnu lors de son audition devant la Commission d’enquête du Sénat le 18 janvier 2022. À l’automne 2016, le directeur associé de McKinsey encadre le lancement du site "ASDT" pour "Au service de tous", qui se voulait être une plateforme de promotion de la "participation citoyenne" chère à Emmanuel Macron, et qui n’a pas connu le succès escompté. "Karim pilotait la plateforme, c’était le chef de projet, il le faisait bénévolement", relate Olivier*. Il se souvient que deux autres consultants l’accompagnaient pour le lancement. "Un chef de projet et deux consultants, c’est la configuration type d’une équipe McKinsey chez un client", commente Florence, l’ancienne consultante. " À cette époque, Karim Tadjeddine** était directeur associé senior. À ce titre, il détenait des actions du cabinet et en était l’un des dirigeants. Chez McKinsey, ce sont les seniors partners qui prennent collectivement les décisions concernant l’entreprise". Autrement dit, sa présence dans la campagne engagerait le cabinet en entier. Le domicile de Karim Tadjeddine a été perquisitionné fin janvier par les enquêteurs. Le siège de McKinsey sur les Champs-Élysées l’avait été en décembre 2022, comme celui du parti Renaissance (ex-La République en Marche) et de l'association de financement de Renaissance.
Autre acteur de la campagne d’Emmanuel Macron en 2016 et 2017, Guillaume de Ranieri, directeur associé de McKinsey, où il est arrivé en 2000. Il y dirige le secteur de la défense. Guillaume De Ranieri est l’auteur d’une note intitulée "Projet défense et sécurité" comportant, entre autres, un diagnostic de la Grande Marche et un benchmark (comparatif, en français) des programmes des autres candidats en lice***. "C’est vraiment la charte graphique de McKinsey et leur genre de typographie. On dirait un de leurs templates (modèle, en français)", relève Florence, lorsqu’on lui montre cette note. "Vous posez une question, il y a des sous-questions, c'est la façon dont sont réalisés les documents chez McKinsey", poursuit-elle, estimant que ce genre de notes "demande beaucoup de travail". "10 consultants engagés, des réunions avec l’équipe de campagne, ça s'apparente à un projet. Et cela demande trop de temps pour se faire sur du temps libre."
Les MacronLeaks et les témoins que nous avons rencontrés révèlent effectivement l’existence de plusieurs réunions entre l’équipe d’En Marche et les jeunes et moins jeunes loups de McKinsey. Et notamment un dîner dans un restaurant parisien le 23 novembre 2016**** auquel assistent plusieurs consultants de McKinsey : Karim Tadjeddine, Mathieu Maucort et Jean-Christophe Pierron, responsable du suivi des budgets, ainsi qu’un assistant de direction du cabinet. "Tout ce travail aurait évidemment dû être facturé et déclaré dans les comptes de campagne, estime aujourd’hui Florence. Chez McKinsey, un directeur associé senior facture sa journée chez un client de 8 000 à 12 000 euros et un directeur associé de 4 000 à 6 000 euros. Ils ne le diront jamais officiellement, mais ce sont les tarifs." Sachant qu’une partie de cette somme "sert à rémunérer l’équipe et payer les frais de fonctionnement". Un "simple" consultant émarge à "2500 euros jour".
Peut-on en conclure pour autant que McKinsey "roulait" pour Emmanuel Macron ? "La première partie de la campagne, avec la restitution de la Grande Marche, c’était clairement coordonné", estime Thomas, l’ancien conseiller d’Emmanuel Macron. "Les gens de McKinsey ont ensuite pris place dans les groupes de travail thématiques, surtout sur les sujets socio-économiques. Mais là c’était de façon plus spontanée." Avec le recul, Thomas estime que les consultants de McKinsey ont rejoint la campagne "par opportunisme ou par conviction". "Mon sentiment, c’est que Karim Tadjeddine rêvait d’être ministre et qu’il se servait de la campagne comme d’un tremplin." Ou peut-être attendait-il un renvoi d’ascenseur en termes de contrats une fois Emmanuel Macron au pouvoir ? Olivier, l’ancien membre de la campagne, lâche : " Vous savez, c'est du business, les consultants sont des commerciaux, alors peut-être qu'ils se disaient : ‘on aura des retombées ensuite après l'élection’".
Selon l’association anti-corruption Anticor, "un candidat peut naturellement faire appel à une entreprise pour ce type de prestations. Mais ces prestations doivent absolument être rémunérées. Les entreprises n’ont pas le droit de faire un don ou d’apporter une aide matérielle ou en nature à un candidat. Ces règles ont un objectif : limiter l’influence des opérateurs économiques sur la vie politique", explique le juriste d’Anticor Clarence Bathia.
Interrogé sur son rôle pendant la campagne de 2017, le cabinet de conseil américain nous répond qu’il "n’a pas été engagé, en tant qu’institution, dans la campagne, ses règles internes lui interdisant toute participation à des activités électorales ou politiques. Tout salarié de McKinsey, comme le prévoit la loi française pour tout citoyen, a le droit de s’investir à titre personnel dans la vie démocratique de son pays". McKinsey ajoute qu’il est "avec ses 800 collaborateurs en France, une entreprise non-partisane et apolitique".
Les consultants ou anciens consultants Karim Tadjeddine, Guillaume de Ranieri et Matthieu Maucort, contactés personnellement, n’ont pas souhaité répondre à nos questions. Quant à la direction du parti présidentiel Renaissance (ex En marche), elle a répondu que "les protagonistes des deux campagnes [2017 et 2022] se sont tenus et se tiennent naturellement à la disposition des magistrats pour faire toute la lumière sur ces accusations". Renaissance ne souhaite, pour le reste, faire "aucun commentaire sur une instruction en cours".
*Prénom d’emprunt
**Karim Tadjeddine a quitté McKinsey en septembre 2022
***Nicolas Sarkozy, Alain Juppé, François Fillon, Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et Arnaud Montebourg.
****Lire Les Infiltrés de Mathieu Aron et Caroline Michel-Aguirre, Allary Editions
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