26 mars 2023

Washington brise le tabou de concessions territoriales par l’Ukraine

   
En affirmant hier que les Etats-Unis n’excluent pas une sortie de crise comportant une révision des frontières ukrainiennes, Antony Blinken brise un tabou, tant un tel processus serait fonction de facteurs extrêmement sensibles politiquement et diplomatiquement. Tentative de discernement à l’instant T.
Annoncée régulièrement, la grande offensive ukrainienne du printemps qui doit survenir à court terme, si l’on s’en réfère aux déclarations de Kiev relève un peu du quitte ou double. Qu’elle emporte des résultats tangibles et elle peut soit contraindre la Russie à négocier, soit pousser cette dernière à recourir à des mesures extrêmes.

Qu’elle échoue, et alors on peut penser que les groupes de pression agissant en faveur d’une paix de compromis en Occident, notamment aux Etats-Unis, renforceront leur action. Les élections présidentielles américaines auront lieu en 2024. Aucun candidat ne veut les aborder dans un contexte de crise internationale majeure, à moins de jouer la carte du candidat de la paix, tel Zelensky en 2019, avec les résultats que l’on sait. Négocier maintenant, avant peut-être que la Russie profite d’un échec ukrainien pour pousser plus loin son avantage sur le terrain, pourrait dans ce cadre être pertinent. Reste à savoir suivant quelles lignes directrices le remodelage des frontières orientales de l’Ukraine doit être opéré. Une chose est certaine. Pour que les belligérants acceptent une paix négociée et un compromis territorial, il leur faudra accepter de faire des sacrifices susceptibles de lourdement les impacter en termes de politique intérieure.

Poutine ne peut pas céder sur la Crimée

Celui qui a le plus à craindre de ce point de vue est Zelensky. Comme Porochenko précédemment, il doit composer avec les éléments nazis de sa droite. Certes, ceux-ci pèsent peu dans les urnes. Mais ce sont eux qui ont guidé les manifestants les plus radicaux sur le Maïdan en 2014. Eux qui, via le bataillon Azov, ont repris Marioupol en juin 2014 aux autonomistes prorusses. Eux qui l’ont défendu comme des acharnés en 2022, obtenant dans les ruines de l’usine Azovstal un statut de héros et de symboles de la résistance ukrainienne. Face à ces jusqu’au boutistes armés jusqu’aux dents, Zelensky sait ce qu’il risque s’il accepte un compromis avec Moscou. Dmytro Yarosh, principal leader des ultra-nationalistes et commandant de l’armée des volontaires ukrainiens (UDA), a annoncé la couleur lors d’une interview en 2019, lors de l’élection de Zelensky : « Zelensky a dit dans son discours inaugural qu’il était prêt à perdre dans les sondages, sa popularité, sa position…non, il perdra sa vie. Il pendra à un arbre sur Krechtchatyk s’il trahit l’Ukraine et ces gens qui sont morts dans la révolution et la guerre. » Bref, au moindre pouce de terrain concédé aux Russes, Zelensky devra être rapidement exfiltré par les Américains. A moins que ceux-ci ne neutralisent leurs alliés les plus résolus sur le terrain, via la corruption ou la force, pour obtenir la paix.

Poutine, lui, ne peut pas céder sur la Crimée. C’est à l’occasion de l’annexion de cette dernière, en 2014, qu’il a atteint son plus haut niveau de popularité dans l’opinion publique russe, avec 92% de citoyens approuvant son action. Russe depuis le 18e siècle, la Crimée, transférée à l’Ukraine en 1954 seulement par l’Ukrainien Khrouchtchev pour des raisons de gestion administrative, a réintégré le giron de la mère-patrie en 2014 au terme d’un référendum contestable du point de vue du droit international, mais dont le résultat n’a guère eu besoin de truquage… Pour les Russes, c’est une cause sacrée. De surcroît qui contrôle la Crimée, contrôle la mer noire. Poutine ne va certainement pas lâcher un tel atout alors que sa stratégie vise notamment à sécuriser les approches méridionales de la Russie face à l’OTAN d’une part, de l’Islamisme de l’autre. Enfin le Kremlin a trop investi depuis 2014 avec la construction du pont de Crimée, la modernisation de la base de Sébastopol, la relance des chantiers navals Zaliv et More, pour renoncer à la presqu’île. Ce qui revient, par la force des choses, à admettre qu’il ne peut pas renoncer non plus au corridor terrestre reliant celle-ci à la Russie via Berdyansk et Marioupol, donc à la russification totale de la mer d’Azov. Pour Zelensky, une telle perspective est déjà inacceptable. Mais ce n’est pas tout.

Poutine ne peut pas décemment non plus rendre Donetsk et Lougansk. Les dirigeants locaux, qui ont signé le traité d’annexion de ces oblasts, ont pris de nombreux risques depuis 2014, comme le démontre l’assassinat d’Alexandre Zakhartchenko. Ils n’accepteraient sans doute pas de se voir ainsi abandonnés, pas plus que ne l’accepteraient des populations qui, on l’oublie fréquemment en Occident, vivent sous les bombardements ukrainiens depuis près de dix ans et n’entendent aucunement réintégrer le giron de Kiev.

Si la Russie doit renoncer à une fraction de ses conquêtes, hypothèse à laquelle rien ne la contraint militairement pour l’heure, elle ne peut le faire qu’à la marge et en certains points seulement.

Les frontières d’accord, mais quid des sanctions ?

Parce que l’eau alimentant la Crimée provient de la retenue des eaux du Dniepr au barrage de Kakhovka, et que le fleuve constitue une délimitation pratique pour une frontière, on peut considérer que la Russie souhaitera conserver a minima le sud des oblasts de Kherson et de Zaporojie. La frontière pourrait s’étendre à l’ouest, le long du Dniepr, depuis la rive gauche de l’embouchure du fleuve jusqu’à Kakhovka. La Crimée étant par ailleurs reliée à l’oblast de Donetsk et à la Russie via l’autoroute M14 d’une part, par la voie ferrée de l’autre, les Russes voudront aussi sûrement conserver Mélitopol, le nœud ferroviaire de Fedorivka et Tokmak, par où transitent ces voies. Ils peuvent donc consentir un retrait d’une vingtaine de kilomètres vers le sud depuis leurs positions actuelles, guère plus.

Toutes deux encerclées à 80%, Bakhmout et Avdiïvka, pourraient connaître un sort différent. Il est concevable pour les Russes de renoncer à la première et, par voie de conséquence, à la double agglomération de Kramatorsk et Slaviansk, position lourdement fortifiée défendant l’ouest de l’oblast de Donetsk. Ils ne peuvent en revanche laisser échapper la seconde compte tenu de sa proximité avec Donetsk, dont le centre est à 5 kilomètres à vol d’oiseau. En bouclant l’encerclement de l’agglomération, ils gagneraient une petite dizaine de kilomètres supplémentaires, donnant de l’air à la capitale régionale.

Renoncement au nord et à l’ouest des oblasts de Kherson et Zaporojie, à près de la moitié de l’oblast de Donetsk : Poutine accepterait de faire une croix sur une bonne partie des territoires qu’il a déjà officiellement annexés. Ce que ne manqueraient pas de lui reprocher les ultra-nationalistes russes. Mais encore faut-il que le jeu en veuille la chandelle. Si l’Ukraine contrainte à négocier, la paix est conclue sur ces bases territoriales, qu’en sera-t-il des sanctions visant la Russie ? Si le Président russe doit vendre à son opinion publique une guerre s’achevant par une victoire sur tapis vert malgré la perte de milliers d’hommes, il voudra sans doute annoncer le retour au statu quo ante du point de vue économique, les sanctions ayant été prises dans le cadre du conflit ukrainien. Or il n’est pas du tout certain que les Etats-Unis soient prêts à une telle concession, la rupture des relations commerciales entre l’UE et la Russie constituant le succès majeur de leur diplomatie dans ce dossier.

Source : https://lecourrierdesstrateges.fr/2023/03/24/washington-brise-le-tabou-de-concessions-territoriales-par-lukraine-par-philippe-migault/

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