1940-1944 : Le journal de la démocratie se vend à Vichy
On peut tergiverser sur le degré de soumission ou palabrer sur ce qui se jouait en coulisses rue Bayard, mais pas sur cette réalité historique : le quotidien du midi a collaboré. C’est documenté, incontestable. Pour couvrir ses multiples déclarations vantant une Dépêche résistante et sans reproches, le clan Baylet a eu en 2002 le soutien d’un historien aux ordres qui a bien tenté de brouiller les lignes.
Mais les faits et les archives sont têtus. Nous remettons le couvert pour rappeler le mélange de colère et de dégoût qui envahit celui ou celle qui se penche sur les pages du quotidien entre 1940 et 1944. Nous avons donc pris le parti de commencer par une longue plongée dans ces archives de La Dépêche. Attention, risque d’indigestion.
En ce mois de juin 1940, il est difficile de comprendre comment une rédaction qui qualifiait il y a peu Hitler de « bête fauve déchaînée », donne tout à coup du « Chancelier Hitler » et lui ouvrira ses colonnes dans quelques mois. Aux commandes, ce ne sont ni les allemands ni un serviteur zélé de l’extrême-droite vichyste, car la direction de La Dépêche n’a pas changé : le patron Maurice Sarraut et son bras droit Jean Baylet ont refusé le sabordage qui s’imposait et vont se mettre au service de Vichy, de sa révolution nationale et son antisémitisme, mais aussi des Allemands en relayant leur propagande national-socialiste et militaire. En 1942, l’invasion de la zone libre, et donc de Toulouse, par l’armée du Reich ne les fera pas changer d’avis.
La mise en place d’un gouvernement aux accents d’extrême droite, autoritaire et répressif, la persécution des juifs et la déportation de 75 000 d’entre eux dont 7000 enfants vers les camps de la mort, les résistant·es déportés ou fusillés par dizaines de milliers, la chasse aux francs-maçons, aux communistes, aux homosexuels, aux tsiganes, la suppression des syndicats ou du droit de grève, rien ne viendra remettre en cause leur choix initial. La Dépêche a continué de paraître jusqu’au dernier jour, et de juin 1940 au mois d’août 1944, pas un seul numéro du quotidien ne vient mettre le doute : La Dépêche a écrit le pire, sans discontinuer.
Aux ordres du Maréchal
D’emblée, le quotidien prend ouvertement le parti de la « révolution nationale » de Pétain. Lors de l’entrevue de Montoire entre Pétain et Hitler, le 24 octobre 1940, signant le début de la collaboration, le journal est à l’affût des trouble-fêtes. Alors que le même jour un officier allemand est abattu à Nantes par les premiers résistants, La Dépêche questionne son lectorat : « Si l’entrevue de Montoire a été possible » c’est grâce « à la dignité de tous nos nationaux, (…) grâce à l’unité de notre patrie (…) laisserons-nous compromettre tout cela par quelques assassins, apostés sur notre sol par des émissaires étrangers ? ». Puis la rédaction se met au garde-à-vous et organise le service après-vente de Montoire les jours suivants. La Une du 26 octobre est stupéfiante : « Les entretiens Hitler-Pétain peuvent marquer un grand tournant de notre histoire ». La veille, elle martelait : « On peut et on doit faire pleine confiance au chef de l’État dans le moment actuel », citant joyeusement le quotidien La Suisse : « La France que beaucoup croyaient morte revit. Une heure favorable et décisive a sonné pour elle ». Le 27, elle enchérit en annonçant que « Le chancelier Hitler et le Maréchal Pétain ont examiné les moyens de reconstruire la paix en Europe ». Le 1er novembre, elle enfonce encore le clou : « Le Maréchal a parlé. Il ne suffit pas de l’avoir entendu. Il faut le comprendre. Cette simplicité si noble et si ferme ira droit au cœur de la France, la France éternelle. »
Sa visite à Toulouse le 5 novembre donne le tournis à la direction du quotidien. L’éditorialiste s’enflamme : « Toulouse reçoit aujourd’hui le chef de l’État, le plus simple des Français, le plus grand assurément, le plus respectable ». Louant « sa pureté d’âme, sa tendresse », il appelle les Toulousains à descendre dans la rue pour lui redire leur « gratitude ». Le 6 et le 7, la Une est à nouveau consacrée à sa venue. On nage, ébahi, dans cette propagande quasi fasciste : « Le contact s’est établi, immédiat, irréversible, les mains s’agitaient, les vive Pétain fusaient. (…) Faire ce qu’il nous demande justement sera l’hommage efficace et durable qui lui sera le plus sensible ».
Gloire à Laval
Cette propagande pro-Vichy ne va jamais se démentir jusqu’en 1944. Le 1er janvier 1941, la litanie pro-Pétain se poursuit : « Tous les Français dignes de ce nom ont aujourd’hui un seul chemin : La France, une seule foi : le salut de la France, un seul devoir : l’union de la France ». Le 2 mai, encore une foule qui acclame Pétain et Laval « d’un même cœur fervent », une ville qui « respire l’allégresse ». Le 20 avril, nouvelle mise en scène religieuse de la visite du Maréchal dans la région : « Que le salut des Pyrénées monte, de partout, loyal et fidèle, vers l’homme juste, (…) ce grand serviteur de la patrie ». Le 21, le voyage de St Pétain à Lourdes et Tarbes est « acclamé par une foule délirante sous un véritable dais d’arcs de triomphe ».
Le soutien du journal à l’antisémitisme officiel de l’État vichyste est discret mais rappelé par moment. Le 19 juin, le « statut des juifs » est publié, donnant une définition biologique de la race juive et lui interdisant l’accès à de nombreuses professions. Le 23 novembre 1941, un papier affiche sa haine antisémite, titré « Le Juif doit vivre au grand jour ». Il argumente la nécessité de leur interdire de fonder des sociétés anonymes car « auparavant, les Juifs régnaient sur nous, mais comme des maîtres occultes ».
Au fur et à mesure que Vichy sombre dans l’horreur, La Dépêche continue son travail de propagande sans frémir. La Légion ? « Un vaste rassemblement de bons français », lit-on ce 6 février 1942. Le 21 avril suivant, le nouveau gouvernement est célébré en Une : « le président Pierre Laval parle au pays : le rapprochement de la France et de l’Allemagne est la condition de la paix en Europe ». Puis de larges extraits du discours de Laval sont accolés à un édito où la rédaction applaudit les « trois chefs » (Pétain, Laval et Darlan), qui « ont le destin du pays » entre leur mains. Le tout agrémenté d’un encart sur l’anniversaire de ce cher Hitler et d’un avertissement à « l’auteur d’un acte odieux » : comprenez, la veille à Rennes, un odieux résistant a tenté de s’en prendre à Jacques Doriot, le patron du PPF (Parti Populaire Français, d’inspiration fasciste).
Après les rafles, le statu quo
À l’inverse, on applaudit bien fort la nomination du nouveau chef de la police de Vichy, René Bousquet, proche de Jean Baylet et considéré comme le poulain des frères Sarraut : « Nous relevons avec plaisir dans la composition du nouveau cabinet le nom de notre sympathique compatriote. Cette rapide et brillante carrière administrative a préparé notre jeune compatriote à la lourde mission qui vient de lui être confiée ».
Le 5 juin, on célèbre la fin de la lutte des classes avec Pétain en Une : « Il s’agit de mettre fin à ce discours revendicatif qui nous a perdus parce qu’il nous a dissociés et décomposés (…) Patrons, artisans, employés, ouvriers, donnez un grand exemple de collaboration ! » Il faut dire que ce bon Maréchal a interdit les syndicats fin 1940 ainsi que le droit de grève et les congés payés.
Alors que les grandes rafles de juifs se préparent au sommet de l’État, le quotidien loue la « grande révolution nationale » du Maréchal le 15 juin 1942, avant de s’extasier une fois de plus que Pétain soit « acclamé avec une ferveur et un enthousiasme indescriptible ». L’édito du jour en remet une louche : « De Toulouse et de partout sur son passage, il remportera l’impression que ses mots d’ordre, union, discipline, travail, sont les mots d’ordre de toute la France ! »
Pendant l’été, la police française livre des dizaines de milliers de Juifs aux Allemands et à leurs chambres à gaz. Alors que la traque se poursuit à travers tous le pays, La Dépêche baisse les yeux. Le 31 août, l’envoyé spécial à un énième défilé du Maréchal s’épanche sur « une journée d’unité française » inondée par la « foi du Maréchal » et l’horizon d’un « avenir de courage, d’honnêteté, de patience et d’union ». Le 14 novembre, qu’on se rassure, selon les mots de Pétain en Une : « L’ordre et le calme règnent partout en France »…
Encore deux années…
La Dépêche de 1943 et 1944 continue le sale boulot. Le 19 janvier, le retour de Laval est salué, ce dernier s’étant « courageusement attelé à sa tâche écrasante. Unité et union, n’est-ce pas ce qu’ici nous avons toujours réclamé ? ». Le 23, la Dépêche fait du racolage pour la création d’un « grand restaurant légionnaire, (…) une initiative excellente, sous l’impulsion dévouée du chef toulousain de la légion (1), M. Frossard ». Le 3 mai, la rencontre entre Laval et Hitler est qualifiée en Une comme « une étape importante de l’Europe nouvelle ». L’envoyé spécial n’en démord pas : « La France redevient une puissance européenne » nous affirme-t-il. Le 6, on s’extasie devant une « importante manifestation de la LVF à Vichy » (2).
Le 7 juin 1944, ça se complique avec le débarquement sur les côtes normandes et « les agressions de l’aviation anglo-américaine ». Après les appels de Pétain et Laval couvrant la Une, sous le titre « Obéissez aux ordres du gouvernement », est publiée une déclaration d’un émissaire du Reich appelant à « préserver l’Europe devant les assauts de la barbarie ». Le 9, l’édito rappelle que la convention d’armistice signée en 1940 engage les Français à n’entreprendre aucune action hostile et que c’est la mort qui attend ceux qui violeraient cet accord. À trois jours de la libération de Toulouse, le 16 août, La Dépêche assène une dernière fois sa croyance en la « haute et sereine sagesse du Maréchal de France »…
La parole aux nazis
Outre ce soutien zélé à Vichy, La Dépêche va se vautrer dans la propagande hitlérienne, doucement, mais sûrement. Le 22 août 1940, à peine deux mois après l’armistice, l’édito ne fait pas dans la dentelle avec une ode à la nouvelle Europe et au nouvel ordre moral, sous commandement allemand : « L’Allemagne se sent et se sait forte et toute saine à présent », à la poursuite « [d’]un grand dessein d’un ordre universel. Seuls trouveront grâce devant le nouveau Reich, les Français qui sont décidés à favoriser la naissance de cette Europe virile ». Le 7 avril 1941, c’est un discours d’Hitler qui est publié en Une du journal, annonçant l’invasion de la Yougoslavie. Rebelote le 5 mai, avec un gros titre sur « le discours du Führer devant le Reichstag » où le chef des nazis annonce que « l’État national-socialiste apparaît dans le monde comme un monument d’énergie et de justice sociale ».
Le 2 janvier 1943, on a droit aux « messages du nouvel an » de Hitler, Göring et Goebbels aux forces armées du Reich. Le Führer prévient : « Il ne peut plus être question d’un compromis permettant à la coalition judéo-capitaliste-bolchévique d’assaillir l’Allemagne tous les 25 ans ». Régulièrement, alors que le journal fait la pub pour la Relève puis le STO (les jeunes Français sont appelés à aller travailler dans les usines du Reich de façon volontaire puis obligatoire), elle s’émeut de l’humanité du Chancelier qui libère quelques poignées de prisonniers français ici et là. Le 28 juillet 1942, le quotidien cite ainsi le journal France socialiste pour saluer « la portée humaine et politique du geste du Führer ». Le 19 janvier 1943, face à de nouvelles libérations, elle s’abaisse devant « la généreuse décision du chancelier Hitler ».
La Wehrmacht à l’honneur
Du côté des informations militaires, après l’apparente neutralité des premiers mois, publiant côte à côte les communiqués des Alliés et des forces de l’Axe, le journal va s’engager dans une propagande pro-allemande sans fin. Le 22 juillet 1942, un encart de la Une relaie le sentiment « unanime » de la presse allemande : « c’est l’Angleterre l’ennemi principal ! ». Quand le 12 novembre les troupes Allemandes envahissent la zone libre, La Dépêche se fait le relais des nazis affirmant qu’ils traversent la zone libre pour aller occuper des positions de défense sur la côte méditerranéenne, le tout assaisonné d’une lettre entière du Führer adressée à Pétain. Le Préfet termine cette belle Une par des menaces : « Les Allemands arrivent, je demande à la population d’observer un calme absolu. Tout acte contraire à l’ordre sera impitoyablement réprimé ». Le 22 janvier 1943, le gros titre glorifie « les Allemands et leurs alliés [qui] résistent avec une vigueur redoublée aux assauts soviétiques », pendant que l’édito argumente sur la supériorité de l’armée nazie et contre les « bobards que ne cesse de répandre la radio étrangère ».
Le 8 juin 1944, deux jours après le débarquement, La Dépêche appelle les Français à la discipline et à « méditer » sur « la gravité des exigences militaires dans la lutte que mène l’Allemagne dans la défense du continent ». Jusqu’au bout, le quotidien reste droit dans ses bottes allemandes. Le 12 juin, c’est « la résistance farouche de la Wehrmacht » qui est mise à l’honneur. Le 16 août, qu’on se rassure, « l’Allemagne repousse les assauts à St Malo », et à la veille de la libération de Toulouse, un éditorialiste aux abois veut nous faire croire que le « plan du haut commandement de la Wehrmacht » n’a pu être déjoué, et que les Allemands restent « maîtres de choisir l’heure et le lieu » de la « bataille décisive ».
Haro sur les terroristes
En filigrane de cette propagande pétainiste et allemande, le quotidien de Sarraut et Baylet ne va pas se refréner contre les résistant·es, saluant leurs arrestations, leurs exécutions ou leurs déportations. Au long de ces quatre années, on ne compte plus les encarts en Une sur les « communistes fusillés », « la répression des menées communistes », ou le « banditisme terroriste ». C’est presque une rubrique du journal. Certes, ce thème fait rarement les gros titres, mais chaque encart paru en Une, chaque mention dans un éditorial est une tâche indélébile sur l’honneur du journal « républicain » d’avant-guerre. Le 10 avril 1941, la rédaction se réjouit qu’une « longue enquête » permette d’arrêter sept résistants, jugés à Toulouse. Le 6 mai, ce sont 25 arrestations à Toulouse, tous emprisonnés ou internés pour avoir diffusé des tracts, le journal ne manquant pas de souligner que « ce vaste coup de filet fait grand honneur à ceux qui l’ont dirigé et exécuté ».
Le 18 août 1941, l’édito assure que « nous n’avons jamais cessé de mettre nos lecteurs en garde contre les rumeurs, les faux-bruits, les « bobards », les perfidies chuchotées, les tracts clandestins, tout ce qui attente, à la fois, et à la vérité des faits, et à l’intégrité des jugements ». Le 24 octobre, le journal monte au créneau : « La France n’est pas un pays d’assassins ! Elle a toujours flétri, au cours de sa longue et glorieuse histoire, ceux qui venaient souiller de sang ses engagements, sa parole, son honneur. Et c’est pourquoi ces meurtres ont soulevé chez nous une vague de réprobation et d’indignation ». Le 3 août 1942, en gros titre cette fois, on apprend que « des éléments communistes tentent d’organiser une émeute à Paris », un attentat organisé par des criminels qui tuent « d’innocentes victimes », payant « de leur sang les appels à l’émeute des radios étrangères »
Le 5 mars 1943, une bombe explose devant un hôtel où logent les services de l’armée allemande. Selon le journal, « il faut que l’attitude de toute la population soit telle qu’elle permette de les réprimer et de les prévenir ; appelant tous les citoyens à apporter aux autorités tout le concours moral et matériel ». Le 20 août, la rédaction accuse la Résistance de déchaîner les « instincts les plus barbares et les plus sombres ». Le 25 octobre, elle s’épanche sur un « attentat odieux » commis à Toulouse : « L’intendant régional de police a été assassiné (…) par des criminels tapis dans l’ombre et qui se sont enfuis (…) Cet attentat doit faire réfléchir tous les bons citoyens, tous les Français, en leur montrant quel sanglant abîme s’ouvre devant tous si l’ordre peut subir de telles atteintes, au sein d’une population paisible et laborieuse qui ne peut que flétrir de tels actes ». En 1944, La Dépêche n’aura de cesse de dénoncer les « actes terroristes des maquisards », jusqu’à publier le décompte macabre des résistant·es flingués par les Allemands, comme ce 20 juillet où le quotidien relève la mort de 1700 maquisards tués lors de dix opérations.
Se réfugier derrière la censure ?
Certes, la presse est très contrôlée durant ces années, avec pas moins de 3300 notes d’orientation, instructions et textes imposés, parfois avec des consignes très claires mentionnant les titres, leur largeur sur trois, quatre ou cinq colonnes, etc. Certes, une partie des archives que nous relevons ici a parfois été directement rédigée par les services de Vichy. Mais ces 1500 numéros ont bien été mis en page et imprimés sous la direction de Sarraut et Baylet. Continuer à paraître impliquait de se soumettre à cette censure ; d’autres journaux comme Le Figaro, Le Temps ou Le Progrès ont fait le choix inverse, refusant de servir la soupe à la propagande vichyste et nazie. D’autre part, de nombreux articles sont évidemment le fait des rédacteurs, écrits et publiés sous l’autorité de la direction. Signe que le journal s’est conformé aux directives des censeurs, la seule suspension du journal eut lieu en mai 1944, pendant quatre jours pour un article non soumis aux services de Vichy.
Il nous faut rappeler ici que Maurice Sarraut, le directeur de La Dépêche, a été assassiné par la milice en décembre 1943, pour ce qui ressemble fort à un règlement de compte interne à Vichy. Son frère Albert Sarraut prend la suite, toujours avec Jean Baylet, et ils seront déportés en juin 1944 juste avant la libération en tant que notables : il s’agit d’une vague d’arrestations opérées par les Allemands pour désorganiser l’administration et le pays (3). On y trouve aussi bien des hommes politiques, des hauts fonctionnaires de Vichy, des ecclésiastiques, etc. Ces faits sont brandis par la direction actuelle dès que cette période sombre est évoquée, dans le but de dédouaner le journal de ses responsabilités écrasantes, que cet assassinat et ces déportations ne remettent pas en cause.
À la Libération, le quotidien est interdit et mis sous séquestre. Deux journaux résistants occupent les locaux. Personne n’imagine alors que le journal puisse reparaître un jour. En 1945, de retour de déportation, Jean Baylet ne semble pas réaliser ce qu’il a imprimé pendant quatre longues années. Il affirme que son journal s’est donné pour mission de « saboter la propagande de Vichy et de l’occupant, taire ce qui pouvait lui être agréable, faire savoir ce qui pouvait le gêner ». (4) Pensait-il que personne n’aurait jamais accès aux archives ?
Dans un édito écrit lors de la reparution du journal fin 1947, Jean Baylet tente une autre pirouette : « Cette liberté de la pensée, cet espoir tenace dans la résurrection de la France, [La Dépêche] les exprimait avec une volonté farouche dans ces mots qu’aucune menace, qu’aucune violence ne put lui faire effacer de son frontispice : « journal de la démocratie ». Dans La résistance présente La Dépêche (5), une brochure cosignée en 1945 par douze organisations nationales de la Résistance et distribuée à Toulouse à des milliers d’exemplaires, c’est le constat inverse qui est fait : « Les journaux républicains, démocratiques, qui servirent l’occupant » ont été « précieux pour le nazisme, qui avait besoin d’alliés ». Ainsi La Dépêche avait avant-guerre « la confiance de beaucoup de républicains sincères, paysans et petites gens » et « c’est à cause de cette confiance, et aussi parce que son tirage faisait d’elle le premier quotidien régional de France, que son concours fut précieux à Pétain, à l’ennemi », concluant : « Il est temps de remonter de cet enfer de boue où s’abîma un journal en qui des républicains avaient en foi » car « nul n’a servi Pétain aussi dévotement que La Dépêche ».
Années 2000 : le passé refait surface
En 2001, c’est Claude Llabres qui met un pavé dans la marre et rompt le silence autour de cette période à Toulouse et dans la région, dans un livre paru chez Fayard (6). Il y publie notamment la brochure de la résistance et quelques archives du journal pour démontrer comment La Dépêche a écrit le pire, et comment la loi du silence que fait régner la famille Baylet a permis de garder ces vieux souvenirs sous le tapis. Le quotidien n’écrira pas une ligne sur ce livre et le seul journal local qui osera relayer le travail de Llabres, l’hebdo Tout Toulouse, sera traîné au tribunal pour diffamation par Jean-Michel Baylet.
Mais le mal est fait. Le journal de la famille Baylet est accusé d’avoir collaboré. La presse parisienne s’en fait – un peu – l’écho. Voilà qu’une année plus tard, l’historien Félix Torres sort opportunément un pavé de neuf cents pages pour réhabiliter La Dépêche (7). Il est à la tête d’un cabinet « d’historiens-conseil » dont le credo est « d’apporter aux acteurs économiques une meilleure connaissance et valorisation de leur histoire et de leur identité propre, en restituant un passé tourné vers le présent et l’avenir, afin d’en faire un outil de communication durable et performant ». Dans les travaux de Torres, on trouve ainsi la belle histoire des groupes Alcatel Altsom, Schneider ou Danone… Autant dire qu’il est l’homme de la situation pour la famille Baylet. Dès l’introduction, il insiste sur « l’extraordinaire continuité qui caractérise la Dépêche au nom de la république ». À peine admet-il « l’épisode controversé de 39-45 » tout en moquant ceux qui accuseraient le journal de complicité antisémite, ou tous ces journalistes qui utilisent « l’expression sans nuance de passé collaborateur ». Il enchaîne sur « la férule impitoyable mais invisible de la censure » contre laquelle le journal livrera une « guérilla de plume ». Finalement, ce n’est même pas entre les lignes qu’il fallait lire La Dépêche mais à travers les pages : « On ne connaît pas la véritable Dépêche, semblable au fond à la vie des Français sous l’occupation », avec « une identité qui restera toujours, malgré les apparences, républicaine et de gauche ». Il ose ensuite évoquer « un maréchalisme superficiel », mais attention, « sans que le journal de Toulouse ait jamais versé dans le culte du vainqueur de Verdun ». Sans gêne, il conclut que le vaillant quotidien a su conserver une « culture républicaine malgré Vichy ».
Des faits qui reviennent au galop
Ce qui met à mal cette analyse de l’historien, c’est la suite de son propre livre ! En effet, il va se contredire dans les grandes largeurs au fil du bouquin. Page 324, après l’extrait d’une longue citation pro-Pétain dont il dit lui-même qu’elle reflète « toute la pétainôlatrie caractéristique de l’époque », il reprend à son compte une citation de la thèse universitaire de Lerner (8) sur « l’apogée du culte de Pétain tel qu’il fut célébré dans les colonnes du journal ». Le voilà même en train d’affirmer que « Maurice Sarraut n’a pas pris conscience qu’à imprimer, même sous la contrainte, des articles et un discours qui n’étaient pas les siens, qui allaient à l’encontre de ses principes mêmes, La Dépêche perdait chaque jour un peu de son âme ». Il admet ensuite qu’après l’assassinat par la milice de Maurice Sarraut, « au 1er coup d’œil, la Dépêche n’est qu’une paraphrase des consignes gouvernementales et allemandes ». Il semble donc que La Dépêche ait bel et bien marqué une petite pause dans sa tradition « républicaine »…
En réalité, Torres est bien le seul à tenter de réécrire l’histoire. Les principaux livres et études qu’on a déterrés sur le sujet sont sans équivoques. Ainsi Pierre Bertraux, résistant et commissaire de la République pour la région de Toulouse en 1945, affirme en 1973 (9) : « Force est de constater que, depuis l’armistice de 1940, le journal s’était mis sans réserve au service de la politique poursuivie à Vichy par Pétain et Laval ». Il précise qu’à « aucun moment La Dépêche n’essayait de se dégager de l’emprise vichyste d’abord, puis purement et simplement allemande ». Et il enchaîne : « Cette confiance dont la Dépêche a abusé pour, coup sur coup, exalter la prise de pouvoir de Pétain, l’activité de Laval, la politique de collaboration, la relève du STO, le recrutement des travailleurs pour le Reich, pour couvrir d’injures la France libre, traiter les patriotes de terroristes et de bandits, applaudir à leur assassinat. En fait, La Dépêche avait, objectivement parlant, apporté au régime de Vichy et aux Allemands une aide extrêmement précieuse ».
La thèse d’Henri Lerner (10) écrite sur La Dépêche en 1978 ressasse la même conclusion : « En ce tragique été 1940, l’attitude de La Dépêche a représenté un véritable écroulement sur le plan républicain » (11). L’historien de la fac du Mirail, Jean Estèbe (11), décrit également en 1996 une « mise au pas, jusqu’à la libération », parlant d’un quotidien qui « devient du jour au lendemain un journal sans âme, grisâtre, qui se borne (à quelques nuances près) à répéter les slogans officiels ». Quant à Pascale Froment, la journaliste du Monde qui a fait une longue enquête sur René Bousquet (12) en 1994, elle évoque « le naufrage de la collaboration » mis en place par Maurice Sarraut, lequel aurait montré une « incapacité à percevoir la dimension idéologique du nazisme ». Après la mort du directeur, elle soutient que « la Dépêche s’enfonce dans l’obéissance à Vichy », puisqu’elle « ouvre même ses colonnes à la milice ».
Sarraut, Bousquet et les autres
La messe est dite… sur le contenu des 1500 numéros parus sous l’occupation. Mais qu’en est-il de l’attitude des dirigeants de La Dépêche ? Il semble que les coulisses des ces années-là soient bien plus compliquées à démêler, et de nombreuses questions ne sont pas épuisées. Pourquoi Sarraut et Baylet n’ont-ils pas sabordé ce journal « républicain » en 1940, puis à nouveau en 1942 quand la région passe sous contrôle allemand, alors que d’autres journaux fermaient boutique ? Comment ne pas être troublé par les bénéfices engrangés par le journal durant ces quatre années, comme par le doublement du salaire de ses patrons ? Certes le meurtre de Sarraut par la milice et les déportations de son frère Albert et de Jean Baylet sont souvent mis en avant pour évoquer le « martyre » de La Dépêche pendant la guerre. Mais si quelques rédacteurs ont été d’authentiques résistants, que peut-on réellement mettre au crédit de La Dépêche et de ses dirigeants ?
Enfin, comment expliquer que le chef de la police de Vichy, René Bousquet, organisateur des grandes rafles de Juifs à Paris et en Province, ait pu se retrouver au conseil d’administration du quotidien dans les années 60, jusqu’à devenir l’un des plus proches conseillers de la patronne Evelyne Baylet ? Vous l’aurez compris, l’enquête continue… Et comptez sur nous pour mordre et tenir, tant que Baylet père et fils continueront de nier l’évidence à propos de cette période honteuse qui aurait dû signer l’arrêt définitif de leur journal familial.
1 : La Légion, ou « Légion française des combattants » est créée par Pétain pour rassembler les anciens combattants et avoir une organisation de masse à sa solde. Joseph Darnand en prendra la tête et y mettra en place les SOL, formations paramilitaires avant de créer la milice française, qui traquera les Juifs et les résistants.
2 : La LVF, la « Légion des volontaires français contre le bolchevisme », est créée en 1941 par les partis collaborationnistes de Jacques Doriot, Marcel Déat, etc.
3 : Ils sont « déportés d’honneur », avec un régime de faveur. Une partie ne reviendra pas du camp de Neuengamme où ils seront envoyés. On reviendra sur ces faits au prochain épisode…
4 : Propos de son argumentaire dans le cadre de l’inculpation du 11/09/1945 contre Albert Sarraut, dossier de défense.
5 : En ligne à www.cras31.info/IMG/pdf/1945. Elle est signée par les organisations suivantes : Mouvement républicain populaire, PS, PC, Confédération générale de l’Agriculture, Union des femmes de France, Action féminine, Association républicaine des anciens combattants, Union de la jeunesse républicaine de France, Jeunesses socialistes.
6 : La Dépêche du midi et René Bousquet, un demi-siècle de silences, 2001.
7 : La Dépêche du midi, histoire d’un journal en république, 1870-2000, Hachette, 2002.
8 : La Dépêche, journal de la Démocratie : contribution à l’histoire du radicalisme en France sous la Troisième République. Publications de l’Université de Toulouse-le Mirail, 1978,
9 : Libération de Toulouse et de sa région, Hachette.
10 : Ibid note 8
11 : Cette partie de la thèse de Lerner sur les années d’occupation est « non consultable ». La citation est tirée d’une recension de Jacques Godechot dans La revue géographique des Pyrénées et du Sud Ouest, tome 50,1979.
11 : Toulouse 1940-1944, Editions Perrin.
12 : René Bousquet, Éditions Stock.
NDLR : Dans les deux prochains numéros de l’Empaillé, on reviendra sur cette période de la collaboration, puis sur l’intégration de René Bousquet au CA du journal.
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