Drôle de perspective : l’UE, construite comme modèle de la paix du monde de demain, aujourd’hui prête (moralement, pas militairement) à la guerre sans vraiment savoir pourquoi. Pourquoi pas la démence ? Dans tous les cas, la “démence européenne” secoue le reste du monde. C’est notamment, bien entendu, le cas du Moyen-Orient qui se trouve dans une course extraordinaire à la recomposition. Alastair Crooke, avec l’aide du Hongrois Orbán pour les explications fondamentales, met toute son expérience à en explorer tous les aspects.
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« Nous sommes en guerre contre la Russie » disait donc récemment la ministre-junior des affaires étrangères d’Allemagne, ‘Der Grünen’ Annalena Baerbock, du parti sans doute le plus atlantiste-belliciste des pays européens, – écologistes-pacifistes bien entendu, dans cette époque de complète inversion. Mais que se passerait-il si les Russes gagnaient la guerre (Certains, de plus en plus nombreux, disent volontiers : « Quand les Russes auront gagné la guerre”) ?
Dans une de ses dernières livraisons, Alastair Crooke laisse pour une bonne place la plume à un commentateur US (Rod Dreher dans ‘The American Conservative’), qui ne prend pas de gants à partir d’entretiens et d’apartés qu’il a eus avec Viktor Orbán et d’autres journalistes (hongrois). L’avantage est, dans ce cas, la distance et l’état d’esprit de l’auteur US, qui permettent d’aborder la question posée avec une plus grande sérénité, sans justement tenir à distance des hypothèses qui sembleraient farfelues à l’“esprit européen” moderniste si habitué à vivre dans la paix que l’Union Européenne était censée lui apporter, disons avec une lourde ironie historique et morbide à la fois, – “pour mille ans”... Le constat est effectivement bien lourd à porter, d’autant que l’interlocuteur, – le Hongrois Orbán, – pèse de tout son poids dans des paroles qui n’ont rien à dissimuler.
« “Ils [les Européens] ne savent [plus] qui ils sont”, a déclaré Orbán sans ambages. [...]
» Orbán a expliqué que si on demandait [à un dirigeant européen] de se définir par rapport à la guerre, il dirait : “Je suis le dirigeant d’un pays qui se tient du ‘bon côté de l’histoire’”. C’est cette conviction, et le fait d’être durement contraint par Washington, ainsi que la “peur des médias progressistes”, qui motivent leur réflexion – et non la considération de ce qui est dans l’intérêt de leur propre pays.
« “Les Allemands souffrent parce qu’ils savent ce qui est dans leur intérêt national, mais ils n’osent pas le dire”. Orbán voulait dire que les dirigeants allemands savent qu’ils n’ont rien à faire dans une guerre avec la Russie, mais qu’ils sont, pour quelque raison que ce soit, “incapables de dire ‘non’ à Washington”…
« Si la prochaine offensive de printemps de la Russie est couronnée de succès, les pays de l’OTAN vont être confrontés à la question suivante : devons-nous envoyer des soldats se battre pour l’Ukraine ? Cette question préoccupe un nombre croissant d’Européens, dont les pays risquent d’être dévastés si la guerre s’étend… L’Occident est “en guerre contre la Russie. C’est la réalité. Chaque jour, nous nous enfonçons davantage”, explique Orbán. »
Le dirigeant hongrois se trouve par ailleurs, selon son propre discours, dans une étrange position qui est bien dans l’esprit du temps ; – étrange parce que mariant intimement les données politiques, stratégiques et économiques, avec les données culturelles, religieuses et spirituelles ; – et, en cela fort proche des Russes et de la forme de dialectique que ceux-ci proposent aujourd’hui pour mieux embrasser la crise.
L’auteur américain cité par Crooke, Rod Dreher, rapporte cette anecdote, venue d’un aparté avec Orbán ; d’ailleurs, anecdote bien plus qu’anecdotique à la lumière de ce qu’on a dit, qui fait aussitôt comprendre combien les Russes s’appuient dans leurs conceptions politiques et culturelles, encore plus que religieuses, – justement sur la religion orthodoxe... Et tout cela, sachant qu’Orbán est “Calviniste”, selon le mot de Dreher qui définit ainsi fort bien qu’en parlant religion dans cet échange, on ne parle pas de religion mais de culture et de dégénérescence civilisationnelles, dans le cadre desquelles s’inscrit absolument la grande crise-‘Ukrisis’, – et qu'on y retrouverait aisément certains Américains très patriotes passi loin de Poutine :
« “Le meilleur espoir aujourd'hui, ce sont les orthodoxes”, dit [Orbán]. “Ils n’argumente pas, ils croient. Nous [protestants et catholiques], nous argumentons sans cesse.”
» Orban a poursuivi en qualifiant les chrétiens orthodoxes de "réserve la plus importante" pour que les chrétiens de l'Ouest retrouvent leur assise religieuse. (Plus tard, j'ai demandé au Premier ministre : “Saviez-vous que je suis orthodoxe ?”. Il a écarquillé les yeux. “Vous l'êtes ? Je croyais que vous étiez catholique !”) »
Certes, Crooke fait paraître cet article – traduit en français par ‘Réseau Interational’, – dans la publication arabe (en anglais) ‘Al Mayadeen’, pour laquelle il s’emploie à décrire les conséquences de la crise ukrainienne qui frappe l’Union Européenne pour les pays du Moyen-Orient. Dieu sait si ces conséquences sont nombreuses ! Manifestement, pourtant, c’est essentiellement la “crise de démence européenne”, cause centrale, qui est le phénomène le plus intéressant. Les effets observés au Moyen-Orient sont la mise à jour, en pleine lumière, de tendances jusqu’alors à peine sous-jacentes.
L’entretien avec Orbán est donc fascinant, pour Crooke et pour nous-mêmes, dans la mesure où ce dirigeant hongrois est certainement le dirigeant européen en place qui comprend le mieux cette crise, et combien il s’agit d’une crise de civilisation affectant dans tous les sens toute notre organisation présente, nos pensées et nos jugements, nos convictions et nos croyances. Il apparaît si clairement que toutes nos conceptions et notre perception elle-même devront être révisés selon des références absolument bouleversées.
Et c’est bien l’Europe, cet oasis de jardin si bien arrangé, quasiment “jardin à la française” au milieu de “la jungle” du reste du monde, – selon l’image d’une finesse à couper le beurre, dite et redite par l’incroyable Haut Représentant de l’UE Borrell, – qui se trouve devant cette question qui secoue le reste du monde : va-t-on devoir se battre sur le territoire où a été développé le modèle politique de l’avenir du monde baignant dans une paix sans limite ni tracas ? Seul le tremblement de terre qui a dévasté la Turquie et la Syrie donne une idée de ce qui nous secoue aujourd’hui, comme si la nature du monde avait voulu illustrer et rythmer notre catastrophique fin du voyage.
dedefensa.org
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La “crise de démence” de l’UE et le Moyen-Orient
En bref, l’OTAN, en agissant de manière impétueuse (c’est-à-dire en poursuivant l’escalade en Ukraine), peut devenir un prétexte pour garantir l’avenir de la Russie en tant que super-État asiatique, ce qui, en fin de compte, marquera la fin de la route pour les monnaies fiduciaires.
Une tempête a éclaté au sein de l’UE : comment punir l’Iran, écrit Elijah Magnier, après que les manifestations n’ont pas réussi à renverser le gouvernement iranien ? Une faction – l’Allemagne – se félicite de la mise sur liste noire terroristedu Corps des Gardiens de la Révolution islamique (CGRI), tandis que le Haut représentant, Josep Borrell, déclare qu’un tribunal doit approuver la mise sur liste noire du CGRI : « La décision doit être approuvée par une Cour de justice européenne avant que l’UE puisse agir : Vous ne pouvez pas dire que je vous considère comme un terroriste parce que je ne vous aime pas ».
Le point ici est que le désaccord sur l’Iran est lié à l’échec de l’Occident à évincer le président Poutine et à infliger un revers humiliant à la Russie. Quelqu’un ou quelque chose doit être blâmé. De plus, le fait de blâmer les drones iraniens et de menacer de désigner le CGRI comme terroriste sert l’objectif plus large d’un avertissement clair des États-Unis aux États du Moyen-Orient, à savoir qu’ils doivent prendre leurs distances avec la Russie.
La politique de l’ensemble de la région est en train d’être mise à mal – tout comme cela s’est produit lors des querelles intestines entre la France et le Royaume-Uni au début de la guerre de 2006. C’est à nouveau « avec nous ou contre nous », mais aujourd’hui, le déplacement sur la carte de treize États qui font la queue pour rejoindre le BRICS, qui est en train de devenir le G20 des « majorités », un bloc politique et économique qui s’oppose à l’ordre mondial dirigé par les États-Unis, rend la situation encore plus difficile.
Les avantages économiques de l’énergie à prix réduit, les capacités d’investissement de la Chine et la monnaie saine sont les ingrédients d’une nouvelle révolution industrielle à l’échelle de l’Asie, tandis que l’Occident est confronté à un choix décisif : retomber dans le schéma récession/croissance (la récession étant la perspective la plus probable) ou opérer un changement paradigmatique, auquel la classe politique n’est pas préparée.
« Nous avons de gros, gros problèmes », déclare Viktor Orbán à propos de l’Europe. « Elle doit comprendre que la Russie ne peut pas se permettre de perdre – et ne perdra pas. Le temps joue en faveur de la Russie. La Russie est un pays immense et peut mobiliser une vaste armée. L’Ukraine est déjà à court de troupes. Lorsque cela se produira, que se passera-t-il ? »
« Ils [les Européens] ne savent plus qui ils sont », a déclaré Orbán sans ambages.
Comme l’écrit Rod Dreher dans The American Conservative :
« Orbán a expliqué que si on leur demandait de se définir par rapport à la guerre, ils diraient : « Je suis le dirigeant d’un pays qui se tient du “bon côté de l’histoire” ». C’est cette conviction, et le fait d’être durement pressé par Washington, ainsi que la « peur des médias libéraux », qui motivent leur réflexion – et non la considération de ce qui est dans l’intérêt de leur propre pays.
« Les Allemands souffrent parce qu’ils savent ce qui est dans leur intérêt national, mais ils ne sont pas capables de le dire ». Orbán voulait dire que les dirigeants allemands savent qu’ils n’ont rien à faire dans une guerre avec la Russie, mais qu’ils sont, pour quelque raison que ce soit, « incapables de dire “non” à Washington »…
« Si la prochaine offensive de printemps de la Russie est couronnée de succès, les pays de l’OTAN vont être confrontés à la question suivante : devons-nous envoyer des soldats se battre pour l’Ukraine ? Cette question préoccupe un nombre croissant d’Européens, dont les pays risquent d’être dévastés si la guerre s’étend… L’Occident est « en guerre contre la Russie. C’est la réalité. Chaque jour, nous nous enfonçons davantage », explique Orbán.
Les forces légères utilisées par la Russie au début de l’opération militaire spéciale ont été jugées suffisantes par Moscou pour amener Kiev à demander la paix, mais l’OTAN a ensuite commencé à lancer de nouvelles armes et des « mercenaires » dans la bataille. Les Russes ont rapidement fait marche arrière, ont retiré leurs forces expéditionnaires et se sont concentrés sur la destruction des hommes et du matériel des FAU (Forces armées ukrainiennes). Les FAU, incapables d’agir stratégiquement, se sont engagées dans des batailles territoriales sur le front du Donbass. Il en résulte une destruction monumentale des hommes et du matériel des FAU. (L’approche de Staline était de toujours maintenir la pression le long d’un front entier dans l’espoir qu’une faiblesse puisse être trouvée – et exploitée).
Après avoir épuisé une grande partie de l’ancien stock de munitions soviétiques détenu par les États de l’OTAN, les commanditaires de Kiev ont redoublé d’efforts en envoyant des « volontaires » et du matériel occidental toujours plus perfectionné. Pourtant, il n’y a pas de nouvelle stratégie de l’OTAN car il n’y a plus d’armée ukrainienne à proprement parler. Tout ce que l’Occident peut faire, c’est continuer à essayer d’entraîner les Russes dans le bourbier dans lequel ils se sont eux-mêmes fourrés il y a quelques mois.
Tout comme les conséquences des sanctions massives sur l’énergie russe et l’interdiction des banques russes de SWIFT n’ont pas été pensées à l’avance par Washington, il en va de même pour les conséquences découlant de la prochaine phase de la « guerre financière » au sens large – l’intention de mettre en œuvre une simple monnaie numérique liée à l’or – pour une « compensation » en temps réel entre les banques centrales asiatiques – remplaçant les notions précédentes d’une monnaie commerciale liée aux matières premières, qui sont régulièrement rejetées en Occident.
L’Iran et la Russie viennent toutefois de connecter leurs systèmes nationaux de messagerie financière : 52 banques iraniennes et 106 banques russes sont désormais reliées par l’équivalent russe de SWIFT – le Système de transfert de messages financiers (SPFS).
La poussée financière occidentale initiale visant à effondrer l’économie russe s’est retournée contre elle en faisant grimper les prix de l’énergie au profit des rivaux occidentaux. Toutefois, c’est la prochaine étape de la Russie – si elle est mise en œuvre – qui menace de faire grimper les prix des produits de base, de miner les marchés financiers occidentaux et, finalement, de faire s’effondrer leurs devises. En d’autres termes, l’OTAN, en agissant de manière impétueuse (c’est-à-dire en poursuivant l’escalade en Ukraine), peut devenir un prétexte pour assurer l’avenir de la Russie en tant que super-État asiatique, ce qui, en fin de compte, marquera la fin de la route pour les monnaies fiduciaires.
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