Peu à peu, l’‘Ouest Collectif’ s’aperçoit qu’il y a un conflit en Ukraine qui n’est pas du tout gagné d’avance. Un conflit qui, s’il est “existentiel” pour la Russie, l’est aussi pour les USA. Tout cela, alors qu’on continue à mesurer à quel point ce même ‘Ouest Collectif’ n’est pas du tout équipé (base industrielle inexistante) pour mener un conflit de haute intensité, comme en Ukraine, et plus tard en Chine, comme si nous allions réchapper du chaudron ukrainien en pleine forme pour affronter le dragon. Incroyable amas de narrative et de simulacres.
Une fois de plus, et chaque fois avec un peu plus d’insistance, la sonnerie d’alarme retentit dans la cour de récréation du ‘Collective West’. Mot d’ordre en forme d’interrogation : “Les Russes ne seraient-ils pas sérieux, après avoir été anéantis par les Ukrainiens-seuls ?”. On l’a vu, la RAND Corporation, qui est La Mecque et le Saint-Office de la pensée des chefs militaires US, répondrait avec entrain par l’affirmative. Cela signifie, on l’a vu également, qu’elle craint qu’une guerre “sérieuse” avec la Russie se termine en affrontement nucléaire, et cela la RAND ne le recommande à aucun prix.
Il s’agit d’une perspective très inhabituelle pour les USA de la post-Guerre froide. C’est une remarque faite par certains commentateurs auxquels l’indépendance de leur pensée permet une appréciation critique. On cite deux cas :
• Le dernier article du colonel Douglas dans , ‘The American Conservative’ du 26 janvier 2023 :
« Jusqu’à ce qu’il décide de confronter Moscou à une menace militaire existentielle en Ukraine, Washington avait limité l’utilisation de la puissance militaire américaine à des conflits que les Américains pouvaient se permettre de perdre, des guerres avec des adversaires faibles dans le monde en développement, de Saigon à Bagdad, qui ne présentaient pas de menace existentielle pour les forces américaines ou le territoire américain. Cette fois-ci, – une guerre par procuration avec la Russie, – c’est complètement différent.. ».
• Emmanuel Todd, dans une interview au ‘Figaro’ le 12 janvier 2023, à propos de son dernier livre, ‘La Troisième Guerre mondiale a déjà commencée’, publié... au Japon (où le bambou, dit-on, est de meilleure qualité). A un passage de l’interview, Todd dit sa proximité des appréciations du professeur Mearsheimer, très critique de la politique étrangère (politiqueSystème) des USA. Il y ajoute une note complémentaire et une critique. C’est à cette dernière que nous nous arrêtons.
« Maintenant la critique: Mearsheimer, en bon Américain, surestime son pays. Il considère que, si pour les Russes la guerre d’Ukraine est existentielle, pour les Américains elle n’est au fond qu’un “jeu” de puissance parmi d’autres. Après le Vietnam, l’Irak et l’Afghanistan, une débâcle de plus ou de moins…. Quelle importance? L’axiome de base de la géopolitique américaine, c’est : “On peut faire tout ce qu’on veut parce qu’on est à l’abri, au loin, entre deux océans, il ne nous arrivera jamais rien”. Rien ne serait existentiel pour l’Amérique. Insuffisance d’analyse qui conduit aujourd’hui Biden à une fuite en avant. L’Amérique est fragile. La résistance de l’économie russe pousse le système impérial américain vers le précipice. Personne n’avait prévu que l’économie russe tiendrait face à la “puissance économique” de l’Otan. Je crois que les Russes eux-mêmes ne l’avaient pas anticipé.
» Si l’économie russe résistait indéfiniment aux sanctions et parvenait à épuiser l’économie européenne, tandis qu’elle-même subsisterait, adossée à la Chine, les contrôles monétaire et financier américains du monde s’effondreraient, et avec eux la possibilité pour les États-Unis de financer pour rien leur énorme déficit commercial. Cette guerre est donc devenue existentielle pour les États-Unis. Pas plus que la Russie, ils ne peuvent se retirer du conflit, ils ne peuvent lâcher. C’est pour ça que nous sommes désormais dans une guerre sans fin, dans un affrontement dont l’issue doit être l’effondrement de l’un ou de l’autre. Chinois, Indiens et Saoudiens, entre autres, jubilent. »
Ces limites de perception si typiquement américanistes n’empêchent évidemment pas de percevoir avec réalisme le côté industriel de la chose. Puisqu’il s’agit de “guerres sérieuses” (au pluriel, car a Chine est comprise dans le menu), il faut prendre sérieusement les moyens de la faire. On sait, même si on le dit peu, que ‘Ukrisis’ a montré des limites radicales dans les capacités de production de temps de guerre des industries occidentales. Moyennant quoi, il s’agit de faire tout de même savoir que le bloc-BAO, c’est-à-dire l’OTAN dans cette occurrence ukrainienne, est prêt à faire la guerre... Cela nous vaut une interview assez remarquable mais très peu mise en épingle par la presseSystème qui ne veut pas nous gâcher nos vacances, de l’amiral hollandais Rob Bauer, chef d’état-major des forces armées hollandaises et président en exercice du Comité Militaire de l’OTAN.
Bauer parle à RTP News, un réseau TV portugais et ‘WSWS.org’ en reprend des extraits en omettant, au contraire de sa verve anti-otanienne coutumière, d’observer comme une contradiction entre l’affirmation que l’OTAN est prête à “faire face” à la Russie, prête « à une confrontation directe », – comme le laisse clairement penser la réponse, ici et maintenant...
« Au début de l'interview, M. Bauer souligne que l'OTAN considère que le conflit avec la Russie est beaucoup plus large que la guerre en Ukraine.
» Interrogé par RTP News, “Vous ne pensez pas qu'il s'agit uniquement de l'Ukraine”, Bauer répond “non, il s'agit de revenir à l'ancienne Union soviétique”.
» L'intervieweuse poursuit : “Donc, tout le flanc oriental est en quelque sorte en danger ?”, Bauer répond : “Oui”.
» L'intervieweuse demande : “Nous sommes prêts à une confrontation directe avec la Russie ?”, à quoi Bauer répond, “nous le sommes”. »
... et l’affirmation assez vite enchaînée sans trop y penser qu’il faut augmenter le production de l’industrie de défense pour “se préparer” à la guerre, c’est-à-dire, dans ce cas, pour être prêts « à une confrontation directe avec la Russie ».
» Afin de se préparer à la guerre avec la Russie, Bauer a déclaré "nous devons augmenter la production dans l'industrie de la défense", citant les mesures de guerre prises par les États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale. Bauer poursuit ,
» “Au cours des quatre dernières années de la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis, dans les usines Ford, on ne fabriquait pas de voitures civiles, mais uniquement des productions militaires..... Et cela revient, d'une certaine manière, à parler d'une économie de guerre”.
» Les déclarations de Bauer sur la création d'une “économie de guerre” sont extrêmement significatives et révèlent un objectif central de l'escalade de la guerre. En temps de guerre, les grèves sont généralement déclarées illégales, ce qui permet aux gouvernements capitalistes d'utiliser la guerre comme un instrument de suppression de l'opposition politique intérieure. »
Il est donc assez étrange de se dire prêt à se battre contre la Russie et de réclamer une restructuration de l’industrie pour pouvoir se battre contre la Russie. Il s’agit d’un des multiples points de collision du simulacre et de la réalité, et sans doute l’un des plus importants. L’exemple classique donné par Bauer sur Ford prenant en charge en 1941-42 la fabrication d’une partie des bombardiers Consolidated B-24 ‘Liberator’ impliquait des conditions tout à fait différentes : du matériel beaucoup moins sophistiqué demandant une spécialisation beaucoup moins grande qu’aujourd’hui, des processus de production très adaptable d’un domaine l’autre, une industrie souple et inventive, une bureaucratie et une réglementation encore faible dans ces catégories industrielles... Ce qui nous faisait écrire le 24 décembre 2022 :
« En deux années, 1941-42, la structure adéquate était mise en place aux USA pour la Guerre Mondiale, à partir d’un tissu industriel jusqu’alors absolument étranger à l’armement...Mais le tissu industriel en tant que tel, existait, lui, au contraire d’aujourd’hui, et Ford pouvait passer de la fabrication d’automobiles à la fabrication massives de bombardiers B-24 ‘Liberator’ en moins d’un an [au sommet de la production, en 1944, Ford fabriquait un B-24 toute les heures]. C’était le progrès. »
Cette époque est révolue. Les USA ne sont plus une puissance industrielle mais une puissance post-industrielle et dystopique, avec certains domaines (le numérique, les services, les milliardaires) vivant dans une bulle recouverte de $millards/$trillions, et le reste confié à des millions de chômeurs, de SDF, de drogués, de zombies encombrant les grandes villes américanistes. Les USA n’ont plus de travailleurs qualifiés disponibles et ils croulent sous les règlementations militaires (secret, licence, etc.) qui les paralysent et les lancent dans des programmes démentiels dont le JSF, la nouvelle classe de porte-avions, etc., signalent l’impuissance et les dysfonctionnements. Cela fait bien des handicaps : relancer une industrie est une chose, relancer une industrie pléthorique qui ne marche plus, une énorme usine à gaz transformée en fantôme numérisé, en est une autre beaucoup plus intéressante pour l’échec qu’elle nous réserve.
La situation actuelle est bien résumée par ces quelques notes, qui parlent non pas de transformer une industrie, mais de la “revitaliser”, c’est-à-dire de la sortir d’un état de mort industrielle, de la ressusciter, – Abracadabra... Et cela confié au fantastique gestionnaire qu’est le Pentagone (plusieurs $trillions égarés dans sa comptabilité depuis vingt ans...).
« [Le Pentagone]... devrait élaborer dès maintenant un plan prévoyant des mesures pour rationaliser et améliorer la production, les acquisitions, le réapprovisionnement, les ventes militaires à l'étranger, ITAR et d'autres politiques et procédures. La revitalisation de la base industrielle de la défense ne se fera pas du jour au lendemain pour les États-Unis ou leurs alliés et partenaires. Il est temps de se préparer à l'ère de l’affrontement qui existe désormais. »
Ces remarques constituent la conclusion d’un rapport du 23 janvier du CSIS, un des think tanks les plus prestigieux de Washington. Le sujet est l’inexistence de la base industrielle militaire US et les obstacles décrits sont nombreux. Ce qui est caractéristique, outre de n’envisager le conflit ukrainien qu’en passant pour se consacrer sur l’hypothétique conflit chinois à venir, c’est que tout est envisagée sur une base du moyen/long terme, selon une planification qui doit disposer de temps (implicitement, on compte en année) alors que l’insuffisance (l’inexistence) de la base industrielle US est une menace présente, actuelle, jour après jour désormais.
Cette approche est basée sur le fait que le conflit ukrainien est perçu comme plutôt “accessoire”, que le vrai conflit est avec la Chine. Toute une catégorie d’“experts” US, surtout ceux qui considèrent les questions industrielles à l’aune de la concurrence économique de la Chine, s’ils consentent à s’apercevoir que l’Ukraine (l’OTAN, donc les USA) peut être battue, ne comprennent effectivement pas que ce conflit ukrainien est, comme le signalent Todd et Macgregor, “existentiel” pour les USA eux-mêmes, qu’il n’est nul besoin d’attendre la Chine pour cela. Il y a là une sorte d’aveuglement fasciné, – fascination de la puissance-simulacre de l’Amérique, qui ne peut imaginer trouver un adversaire à sa mesure qu’en la Chine, selon le principe du “piège de Thucydide” réduit à son seul caprice.
L’‘Abstract’ de l’étude du CSIS nous donne tous les éléments pour juger du problème urgent des USA (et de l’OTAN en général) et de la façon dont sa résolution est envisagée avec une certaine indolence pour exiger le dynamisme... Beaucoup d’indication, mais nulle part l’avertissent d’un danger présent, d’une urgence immédiate, d’une mobilisation sur le champ... Les USA vivent toujours dans l’‘American Dream’ et sont occupés à tenter d’empêcher Trump de se représenter....
« La base industrielle de la défense américaine n'est pas suffisamment préparée à l'environnement sécuritaire international actuel. Dans un conflit régional majeur, – comme une guerre avec la Chine dans le détroit de Taïwan, – l’utilisation de munitions par les États-Unis dépasserait probablement les stocks actuels du ministère américain de la Défense. Selon les résultats d'une série de jeux de guerre du CSIS, les États-Unis seraient probablement à court de certaines munitions, comme les munitions à longue portée et à guidage de précision, en moins d'une semaine dans un conflit dans le détroit de Taiwan. La guerre en Ukraine a également mis en évidence les graves lacunes de la base industrielle de défense américaine et nous rappelle brutalement qu'un conflit prolongé sera probablement une guerre industrielle qui nécessitera une industrie de défense capable de fabriquer suffisamment de munitions, de systèmes d'armes et de matériel pour remplacer les stocks épuisés.
» Alors que les délais d'un éventuel conflit en Asie se réduisent, l'objectif devrait être de soutenir la capacité de production nécessaire pour permettre aux États-Unis et à leurs alliés et partenaires de dissuader et, si la dissuasion échoue, de combattre et de gagner au moins une guerre de théâtre majeure, voire deux. Le "juste à temps" et les opérations de fabrication allégée doivent être équilibrés avec la capacité de transport supplémentaire. Le ministère de la Défense des États-Unis, en coordination avec le Congrès, devrait élaborer dès maintenant un plan prévoyant des mesures pour rationaliser et améliorer la production, les acquisitions, le réapprovisionnement, les ventes militaires à l'étranger, ITAR et d'autres politiques et procédures. La revitalisation de la base industrielle de la défense ne se fera pas du jour au lendemain pour les États-Unis ou leurs alliés et partenaires. Il est temps de se préparer à l'ère de l’affrontement qui existe désormais. »
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