A Damas, où la température avoisine le zéro degré, la bataille contre le froid est le principal défi des habitants. «Mon seul souci est de chauffer ma famille durant cet hiver rigoureux, lance Soumaya, une veuve de 50 ans mais à qui on en donne dix de plus. Tout ce qui peut se consumer passe au poêle.» «Le froid est le pire ennemi», acquiesce le vieil homme d’une voix rauque.
Introuvables carburants
Pour la majorité des Syriens, le système de chauffage central qui fonctionne au mazout n’est plus qu’un vieux souvenir, un luxe suprême, que seule une poignée de fortuné·es peuvent encore se payer en raison de la pénurie chronique de carburant.
La plupart des foyers se sont rabattus sur les poêles à bois dont
l’installation nécessite la perforation des murs ou des plafonds pour
faire passer les conduits.
Cependant, même cette méthode de chauffage «à l’ancienne» n’est pas de
toute facilité. La tonne de bois se vend à plus de 2 millions de livres
syriennes, l’équivalent de 320 dollars au taux du marché noir. Un prix
inabordable dans un pays où le salaire d’un fonctionnaire plafonne à
100 000 livres, soit moins de 17 dollars par mois.
Forêts anéanties
«Le bois se fait rare, explique Khaled, un ancien mécanicien reconverti dans le commerce de ce matériau. Avant la guerre, la Ghouta orientale de Damas était recouverte de vergers et de bois. Les combats et les coupes sauvages encouragées par l’absence de surveillance n’ont rien laissé. Dans certaines localités, comme à Maliha, autrefois verte et boisée, plus un seul arbre ne tient debout.»
Ali ira donc à Harasta, une localité située à une dizaine de kilomètres au nord-est de Damas, détruite à 60% par les combats entre l’armée syrienne et les rebelles. «Là-bas, les fouilleurs de décombres ont démonté les volets, les portes et les toitures en bois pour les revendre. On dit que c’est nettement moins cher que les arbres coupés», explique-t-il, placide.
Le jeune homme n’est cependant pas au bout de ses peines. La pénurie de carburant a durement touché le secteur du transport. Le mazout et l’essence sont très sévèrement rationnés et souvent introuvables.
La plupart des gisements de pétrole se trouvent dans des régions contrôlées par les forces kurdes et étasuniennes
La plupart des gisements de pétrole de Syrie se trouvent à Hassaké, dans le nord-est, et dans la province orientale de Deir Ezzor, deux régions occupées par les forces kurdes, soutenues par les Etats-Unis. L’armée étasunienne a transformé les champs pétrolifères en bases militaires. Le gouvernement syrien ne peut donc pas exploiter ses ressources énergétiques, qui servent aujourd’hui à financer l’administration autonome kurde.
Les quantités de carburant disponibles sur le marché proviennent d’Iran et, plus rarement de Russie, les deux alliés de la Syrie. La priorité dans la distribution va aux forces armées. Ce qui reste, c’est-à-dire pas grand-chose, est réservé à la population.
Ces dernières semaines, la pénurie s’est aggravée. «Avec ma carte de rationnement (délivrée il y a deux ans par le gouvernement à des millions de personnes), j’ai normalement droit à 50 litres de mazout deux fois par hiver. J’ai fait ma demande à la mi-septembre sur la plateforme, je n’ai toujours pas obtenu de réponse», déplore Moustapha, la cinquantaine, enseignant dans une école publique.
Le mazout introduit en contrebande à partir des régions contrôlées par les Kurdes se négocie à 250 000 livres syriennes le bidon de vingt litres, soit près de 40 dollars. L’essence, qui passe du Liban voisin par des voies illégales, se vend pratiquement au même prix. Seule une infime minorité a les moyens de s’en procurer.
Damas, ville fantôme
Les effets de la pénurie de carburant sont frappants. Damas, d’habitude très animée et embouteillée, ressemble à une ville fantôme. La circulation y est fluide la journée, les rues sont presque désertes la nuit, les taxis se font rares. A la tombée du jour, les habitants se terrent dans leurs maisons froides et sombres, en raison du rationnement draconien du courant électrique. Vingt-et-une heures de coupure par jour à Damas, vingt-trois dans les régions rurales. «Je ne vais plus à l’université depuis deux mois à cause du coût élevé du transport, se plaint Salim, étudiant en deuxième année de médecine. J’ai envisagé de faire à vélo le trajet de Douma (10 km à l’est de la capitale) à Damas. Mais le retour la nuit dans ces rues sombres et désertes m’en a dissuadé.» Le jeune homme affirme que le tiers des étudiants de l’université de Damas, la plus grande du pays, ne se rendent plus à leurs cours de manière régulière.
Pas un secteur n’est épargné par la crise. En fin de semaine dernière, une grande partie des boulangeries en mains étatiques n’était plus en mesure de fournir le marché en pain faute de mazout.
Les administrations publiques, les écoles et les banques tournent au ralenti. Contrairement au Liban, où des générateurs privés de quartier fournissent à prix fort de l’électricité aux foyers et aux entreprises commerciales, en Syrie, plus rien ne fonctionne lorsque le courant électrique est coupé. «J’ai attendu des heures pendant plusieurs jours devant le distributeur automatique de billet pour retirer mon salaire, la machine n’a jamais fonctionné faute d’électricité, se plaint Ayman, un retraité de l’Office des eaux de Damas. J’ai fait une demande pour que mon revenu ne soit plus transféré à la banque. Je veux être payé en cash.»
Rationnement en crise
La carte de rationnement, qui a permis un certain temps d’organiser
l’approvisionnement de la population en produits alimentaires de base et
en carburant n’est plus d’aucune efficacité. «En théorie, le riz, le
sucre et l’huile végétale subventionnés par l’Etat sont trois à quatre
fois moins chers que les prix du marché, souligne Moustapha. Mais cela
fait trois mois que la distribution est perturbée. Nous faisons des
demandes mais nous ne recevons plus le texto fixant la date de
livraison.»
Celles et ceux qui en ont les moyens sont contraint·es d’acheter la
nourriture aux prix du marché et en temps de pénurie sur le marché noir.
«Mon salaire de 100 000 livres me permet d’acheter 5 kg de sucre et
3 litres d’huile végétale. Je dois me débrouiller pour tout le reste»,
déclare l’enseignant.
Le poids des sanctions US
La situation est plus gérable dans le secteur privé, où les salaires
sont quatre à cinq fois plus élevés que dans le public. «Avec mon
salaire de 400 000 livres, je suis une privilégiée, affirme Ghada,
secrétaire dans un cabinet d’avocat. Mais en réalité, pour vivre
décemment, il en faut dix fois plus.»
Les soins de santé restent théoriquement gratuits pour toutes et tous.
Mais les temps d’attente sont très longs. «Une opération à cœur ouvert
coûte 1,3 million de livres dans un hôpital public, avec généralement
trois à quatre mois d’attente. Dans un établissement privé,
l’intervention est immédiate mais elle coûte 55 millions de livres.
Combien de Syriens ont-ils les moyens de débourser cette somme»,
s’interroge Atef, un cardiologue à l’hôpital al-Bassel.
Les personnes interrogées sont unanimes. C’est le pire hiver auquel est confrontée la population syrienne depuis le début de la guerre, en 2011. La destruction d’une grande partie des infrastructures et l’incapacité pour l’Etat d’exploiter les ressources énergétiques et agricoles du pays, situées dans des régions qui échappent à son contrôle, ont mené à cette situation. Mais les sanctions occidentales, plus particulièrement la loi César adoptée en 2020 par le Congrès étasunien, ont aggravé la crise. «Les sanctions ont perturbé les importations, déplore un haut-fonctionnaire, qui a requis l’anonymat. Plus personne n’ose conclure des transactions financières avec des Syriens de peur d’être ciblé par des sanctions. Cette situation a brisé les chaînes d’approvisionnement et développé un immense marché noir où les prix explosent.»
Ramenés au Moyen-Age
Face à la crise, des initiatives de solidarité privées se sont développées. «De richissime commerçants et hommes d’affaires se sont cotisés pour offrir à cette école un générateur, à cet hôpital des lits, où à telle rue un système d’éclairage à l’énergie solaire. Mais cela reste limité et insuffisant pour faire fonctionner un pays», confie le haut-fonctionnaire.
«A défaut de renverser le pouvoir, ils auront réussi à ramener la Syrie au Moyen-Age», fait observer Soumaya, en lançant un regard vers une table basse, où trônent les portraits de deux hommes. Son époux et son fils aîné, tués pendant la guerre.
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