13 décembre 2022

Des démons surgissent des entrailles de l’Europe

La visite de la ministre allemande des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, à New Delhi s’est terminée de manière ironique. Baerbock a parlé avec éloquence de l’Allemagne comme étant un parangon de valeurs démocratiques et a revendiqué son affinité avec l’Inde. Elle espérait persuader le gouvernement Modi de se désengager du partenariat stratégique avec la Russie "autoritaire".

Cependant, lorsque Mme Baerbock est rentrée chez elle, le chat était sorti du sac. Une tentative de coup d’État (présumée) dans son pays par le groupe nationaliste d’extrême droite appelé mouvement "Reichsbuerger", qui conteste l’existence de l’État allemand moderne et sa façade démocratique.

Les Reichsbürger utilisent certains éléments des mythes de conspiration antisémites propagés par les nazis et sont attachés à l’idée que les frontières de l’Allemagne devraient être étendues pour inclure les territoires d’Europe de l’Est, ceux qui ont été occupés sous le régime nazi.

La présence active de réseaux d’extrême droite au sein des agences de sécurité et des forces armées allemandes est connue depuis des années. En juillet de l’année dernière, la ministre de la défense de l’époque, Annegret Kramp-Karrenbauer, a dissous une compagnie entière des forces commando spéciales de l’armée allemande après plusieurs incidents inspirés de l’extrême droite, au cours desquels le salut hitlérien interdit aurait été utilisé et de la musique d’extrême droite aurait été diffusée lors de fêtes.

C’est un secret de polichinelle que les adeptes de l’idéologie nazie se sont réinflitrés dans la société allemande au cours des années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. De nombreuses personnes issues du milieu nazi ont même fini par accéder à des postes élevés. Et ils s’entraidaient secrètement pour se réhabiliter, rétablir leurs références et prospérer. Ces relations incestueuses entre les anciens nazis leur ont permis de jouir de privilèges bien supérieurs à ceux des Allemands moyens.

L’idéologie extrémiste et le revanchisme ont trouvé un terreau fertile dans les années 1920 et 1930 en Allemagne. Si la crise économique s’aggrave en Allemagne, des conditions similaires peuvent à nouveau apparaître. Il est certain que l’extrémisme est en hausse en Allemagne.

Cela dit, la plupart des gens soupçonnent que la répression des Reichsbürger est en grande partie du théâtre politique. Un coup d’État d’extrême droite est-il possible en Allemagne ? Une insurrection armée « pour éliminer l’ordre de base démocratique libéral » en attaquant les politiciens, en prenant d’assaut les bâtiments parlementaires, en renversant le gouvernement fédéral, en dissolvant le système judiciaire et en usurpant l’armée ? Impossible.

Alors, que prépare le gouvernement de coalition dirigé par le chancelier Olaf Scholz ? Franchement, créer de tels mythes complotistes sert à fragmenter l’opinion politique, qui est en train de faire boule de neige contre la politique du gouvernement Scholz. Deuxièmement, la répression des Reichsbürger peut se traduire par la suppression du parti politique Alternative pour la Démocratie [Plutôt Deutschland, NdSF] (AfD), qui améliore régulièrement ses résultats électoraux et est connu pour son opposition à l’UE et à l’atlantisme. Troisièmement, il s’agit d’une distraction utile à un moment où l’agitation sociale due à la crise économique (contrecoup des sanctions contre la Russie) pourrait déclencher des troubles politiques. Selon certaines informations, le gouvernement a mis les forces de police en état d’alerte.

Dans un article paru dans le magazine Foreign Affairs la semaine dernière, Scholz a ouvertement épousé la cause du militarisme. Il écrit :

« Les Allemands ont l’intention de devenir le garant de la sécurité européenne… Le rôle crucial de l’Allemagne en ce moment est de s’imposer comme l’un des principaux fournisseurs de sécurité en Europe en investissant dans notre armée, en renforçant l’industrie européenne de la défense, en consolidant notre présence militaire sur le flanc oriental de l’OTAN… Le nouveau rôle de l’Allemagne nécessitera une nouvelle culture stratégique, et la stratégie de sécurité nationale que mon gouvernement adoptera dans quelques mois reflétera ce fait… Cette décision marque le changement le plus radical dans la politique de sécurité allemande depuis la création de la Bundeswehr en 1955Ces changements reflètent un nouvel état d’esprit dans la société allemande… Cette Zeitenwende [mouvement tectonique] a également conduit mon gouvernement à reconsidérer un principe bien établi, vieux de plusieurs décennies, de la politique allemande en matière d’exportation d’armes. Aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire récente de l’Allemagne, nous livrons des armes dans une guerre opposant deux pays… Et l’Allemagne continuera de respecter son engagement à l’égard des accords de partage nucléaire de l’OTAN, notamment en achetant des avions de combat F-35 à double capacité » [C’est nous qui soulignons].

Il ajoute :

« L’Allemagne est prête à conclure des arrangements pour soutenir la sécurité de l’Ukraine dans le cadre d’un éventuel règlement de paix d’après-guerre. Nous n’accepterons cependant pas l’annexion illégale du territoire ukrainien… Pour mettre fin à cette guerre, la Russie doit retirer ses troupes. »

Scholz va trop loin et néglige non seulement le passé d’agression de l’Allemagne en Europe de l’Est, mais aussi ses faiblesses en tant que puissance militaire lorsqu’il présente le pays comme un rempart contre la Russie. Même en supposant que Scholz puisse trouver l’argent pour un programme de militarisation aussi ambitieux, l’Allemagne provoquerait des ondes de choc dans toute l’Europe si elle allait de l’avant avec un tel plan.

Tout en s’engageant sur cette voie militariste, l’Allemagne se découple de la France. L’axe franco-allemand a été le pilier de la politique européenne au cours des dernières décennies. Mais l’initiative de Scholz sur le Bouclier Aérien Européen, avec 14 autres États européens, pour la création d’un système commun de défense aérienne en Europe exclut la France ! Sur les questions de technologie de défense, la coopération de l’Allemagne avec la France est en train de passer rapidement au second plan.

Paris est également mécontent que la subvention de 200 milliards d’euros accordée par Scholz à l’industrie allemande ait été annoncée sans consulter la France. De même, la visite de Scholz à Pékin en novembre dernier, signe d’une volonté d’accepter les investissements chinois, a ignoré la suggestion du président français Emmanuel Macron de planifier une initiative conjointe franco-allemande en direction de la Chine.

Tout cela témoigne de l’ambition de Berlin d’amener l’unification du leadership européen entre les mains des Allemands, tant en termes politiques qu’économiques. Un grand point d’interrogation plane sur l’avenir du traité d’Aix-la-Chapelle de 2018 signé par Macron et Angela Merkel, alors chancelière. Scholz estime que l’Union européenne devrait passer au vote à la majorité plutôt qu’à l’unanimité. En tant que puissance économique, l’Allemagne dispose d’un pouvoir immense et le plan de Scholz est de l’utiliser pour établir la prédominance du pays en Europe.

Mais il se heurtera à une résistance. La Hongrie s’oppose à de nouvelles sanctions européennes contre la Russie. Elle a opposé son veto à l’empressement de la Commission européenne à emprunter de l’argent (accumuler des dettes) pour financer l’économie défaillante de l’Ukraine et lutter contre la Russie. La récente déclaration du président français Emmanuel Macron selon laquelle toute architecture de sécurité européenne devrait « garantir » les intérêts de la Russie met également en évidence les lignes de fracture.

Il est intéressant de noter que le veto contre l’adhésion à Schengen de la Roumanie et de la Bulgarie est venu des Pays-Bas et de l’Autriche. L’argument est que ces deux pays n’ont pas mis en place des systèmes suffisamment robustes pour enregistrer les réfugiés à leurs frontières avec les pays non membres de l’UE. C’est dans la politique des réfugiés que l’Europe est la plus vulnérable et la plus divisée.

Parallèlement, le centre de gravité de la politique et de la géostratégie européennes s’est récemment déplacé vers la « Mitteleuropa » – l’Allemagne et ses voisins orientaux – à mesure que le conflit en Ukraine s’accélère. Alors que le tandem franco-allemand était autrefois le moteur de l’intégration européenne, Paris et Berlin sont désormais confrontés à la nécessité de chercher de nouveaux points d’appui au sein de l’UE, voire de choisir d’autres interlocuteurs.

Dans la période à venir, les principaux centres d’intérêt de l’Allemagne seront dirigés vers les frontières nord-est de l’Union européenne – la Pologne, les États baltes et la Finlande – ce qui, associé à la poursuite de l’assistance militaire à l’Ukraine, signifiera une plus grande « atlantisation » de la stratégie allemande.

Du point de vue indien, la Zeitenwende dont parle Scholz dans son essai implique également que l’approche allemande vers l’Indo-Pacifique sera caractérisée par une réticence à rechercher la confrontation avec la Chine.

M.K. Bhadrakumar

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone

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