30 octobre 2022

Poutine et la Grande Crise sous nos yeux

Très long et très important discours de Poutine au Forum annuel du Club Valdaï. Le président russe fait une puissante critique, notamment culturelle et sociétale, de l’état actuel du système international institué par l’Occident en 1945 : il le juge dépassé, chaotique, en pleine dégénérescence et en cours d’effondrement. Il esquisse le système qui devrait le remplacer. Il ne s’agit pas de la guerre en Ukraine et de la crise autour d’elle mais de la GrandeCrise d’Effondrement du Système dont ‘Ukrisis’ n’est que le détonateur et l’accélérateur catastrophique.

Le discours de Poutine au Forum annuel du Club Valdaï a eu un grand retentissement là où l’on veut bien parler sérieusement de Poutine, en laissant les invectives au frigidaire. Ailleurs, on l’a jugé, comme le font le News York ‘Times’ et le Washington ‘Post’ comme un “appel aux conservateurs ” (“Conservateurs de tous les pays, unissez-vous”), sinon à y voir un appel à un grand dessein d’euroasiatisme établissant l’empire de la Russie sur le monde. Certains pourraient même y voir la validation de toutes les théories complotistes en vogue du côté des globalistes sur la planète depuis quelques dizaines d’années, – mais, après tout, les “complotistes” anti-Covid ne sont-ils pas sur le point de nous indiquer qu’ils n’avaient pas tout à fait tort ?

Un qui ne cache pas son enthousiasme c’est Alexander Mercouris, dans une de ses sessions Christoforou-Mercouris, hier.

« C’est un discours colossal... Peut-être le plus philosophique qu’il ait donné, le dernier d’une longue séquence commencée avec le discours [de la ‘Wehrkunde’] à Munich en 2007 à propos de l’unipolarité... C’est le plus philosophique, le plus profond, le plus sérieux, et je tiens à le dire, il n’y a pas au monde un seul leader autre que Poutine qui dispose de cette capacité de parler de cette façon.... C’est un homme qui a la plus grande confiance dans sa capacité de manier de grandes idées et de vastes pensées...

» La chose essentielle, celle qui soutient tout le système [de Poutine] est que nous venons de la situation de bipolarité de la Guerre Froide qui s’est transformée après la chute de celle-ci lorsqu’un groupe de gens très puissants prit le contrôle du pouvoir en voulant imposer un système unipolaire où eux-mêmes, et eux seulement, établirent les règles pour tous les autres. Ces gens avaient un esprit impérialiste et néocolonialiste et ils estimaient qu’ils avaient le droit d’établir le même programme dans tous les pays de la planète... »

Effectivement, Poutine nous parle de ces gens et de ces groupes, et ce passage, comme d’autres d’ailleurs, va permettre de le “complotiser” en plus de le “diaboliser”, – à moins qu’il ne le fût déjà ce “diable de complotiste”, dans tout le système de la communication et dans la presseSystème (car Poutine s’adresse notamment au bloc-BAO lorsqu’il déroule son analyse critique). Dans tous les cas, il clame les choses tout haut, et cette fois on ne peut pas réduire l’accusation au délire d’un Alex Jones. Bref, Poutine s’est fait quelques ennemis de plus, s’il en avait besoin, mais il a l’air d’avoir très bonne mine, le visage un peu moins bouffi, bref dans une très belle forme pour un fou isolé du reste du monde et de ses conseillers, et traînant quelques maladies irréversibles...

Voici donc un premier court extrait sa philippique, ou plutôt une partie d’icelle car son discours entier, comme l’indique Mercouris, embrasse tous les aspects de la GrandeCrise.  

« Au Club Valdaï, nous avons parlé à plusieurs reprises... des risques associés à la dégradation des institutions mondiales, à l’érosion des principes de sécurité collective, à la substitution du droit international par de soi-disant règles – je veux dire, on comprend qui les a établies, mais ce n’est peut-être pas précis – dont on ne sait généralement pas qui les a établies, quels sont les fondements de ces règles, et ce qu’elles contiennent.

» Apparemment, il y a seulement une tentative d’établir une règle afin que ceux qui sont au pouvoir – nous avons parlé aujourd’hui des autorités, je parle du pouvoir mondial – puissent vivre sans aucune règle et être autorisés à faire ce qu’ils veulent, à s’en tirer comme ils veulent. Ce sont, en fait, ces règles que l’on nous répète sans cesse, comme on dit, dont on parle sans cesse. [...]

« Le pouvoir sur le monde est précisément ce sur quoi l’Occident sus-mentionné a parié. Mais ce jeu est assurément un jeu dangereux, sanglant et, je dirais, sale. Il nie la souveraineté des pays et des peuples, leur identité et leur singularité, et n’accorde aucune valeur aux intérêts des autres États. Du moins si cela n’est pas explicitement déclaré comme un déni, c’est néanmoins ce qui est fait dans la pratique. Personne, à l’exception de ceux qui formulent les règles que j’ai mentionnées, n’a le droit de développer sa propre identité : tous les autres doivent être “passés au peigne fin” en fonction de ces mêmes règles. »

Parmi les nombreuses questions abordées, on trouve les questions sociétales, le wokenisme, les LGTBQ+ et toutes ces sortes de  choses, c’est-à-dire l’épouvantable inversion qui nous affecte et nous infecte. Nous n’en sommes plus à Kherson et à Zelenski.

C’est, en soi, l’un des passages les plus puissants du discours en ceci qu’il met en cause la véritable essence de la civilisation américaniste-occidentaliste telle qu’elle s’est transformée, en une sorte de hideuse perversion. Effectivement, Poutine n’est jamais plus puissant que lorsqu’il débusque nos épouvantables travers, nous qui étions ses “partenaires” et qui ne le sommes plus (« nos adversaires – je les appellerai ainsi sans ambages... »)

« Au cours du dernier demi-siècle, cet aveuglement dont parlait Soljenitsyne – de nature ouvertement raciste et néocoloniale – est devenu tout simplement hideux, surtout depuis que le monde dit unipolaire a vu le jour. Que voulez-vous que je réponde à ça ? La confiance en son infaillibilité est un état très dangereux : il n’y a qu’un pas à franchir pour que les « infaillibles » eux-mêmes puissent simplement détruire ceux qu’ils n’aiment pas. Comme on dit, “effacer”  – réfléchissons au moins à la signification de ce mot.

» Même au plus fort de la guerre froide, au plus fort de la confrontation des systèmes, des idéologies et des rivalités militaires, il n’est venu à l’idée de personne de nier l’existence même de la culture, de l’art et de la science de ses adversaires. Cela n’a effleuré personne ! Oui, certaines restrictions ont été imposées aux relations éducatives, scientifiques, culturelles et, malheureusement, également aux relations sportives. Néanmoins, les dirigeants soviétiques et américains de l’époque ont compris que la sphère humanitaire devait être traitée avec délicatesse, en étudiant et en respectant l’adversaire et en lui empruntant parfois quelque chose afin de préserver, au moins pour l’avenir, une base de relations raisonnables et fructueuses.

» Et que se passe-t-il maintenant ? Les nazis en étaient venus à brûler des livres en leur temps, et maintenant, les-“ libéraux et progressistes” occidentaux en sont arrivés à interdire Dostoïevski et Tchaïkovski. La soi-disant culture de l’effacement, mais qui est en fait – nous en avons déjà parlé à plusieurs reprises – une véritable suppression de la culture, prive de toute vie et de toute créativité et ne permet pas à la libre pensée de se développer dans aucun domaine : ni en économie, ni en politique, ni en culture.

» L’idéologie libérale elle-même a changé au point d’être méconnaissable aujourd’hui. Alors que le libéralisme classique comprenait à l’origine la liberté de chacun comme la liberté de dire ce que l’on veut, de faire ce que l’on veut, dès le XXe siècle, les libéraux ont commencé à dire que la société dite ouverte avait des ennemis – il s’avère que la société ouverte a des ennemis – et que la liberté de ces ennemis peut et doit être restreinte, voire abolie. Ils ont maintenant atteint le point d’absurdité où tout point de vue alternatif est déclaré comme de la propagande subversive et une menace pour la démocratie.

» Tout ce qui sort de Russie est un “complot du Kremlin”. Mais regardez-vous ! Sommes-nous vraiment si tout-puissants ? Toute critique de nos adversaires – toute ! – est perçu comme un “complot du Kremlin”, “la main du Kremlin”. C’est absurde. Qu’est-ce qui vous est arrivé ? Utilisez votre cerveau, exprimez quelque chose de plus intéressant, présentez votre point de vue d’une manière plus conceptuelle. Vous ne pouvez pas tout mettre sur le compte des intrigues du Kremlin.

» Tout ceci a été prophétiquement prédit par Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski au XIXe siècle. L’un des personnages de son roman ‘Les Possédés’, le nihiliste Chigaliov, a décrit l’avenir radieux qu’il imaginait : “Je quitte une liberté sans limites pour aboutir à un despotisme sans limites”, ce qui, soit dit en passant, est ce à quoi nos adversaires occidentaux ont fini par adhérer. L’autre personnage du roman, Piotr Verkhovenski, lui fait écho en déclarant que la trahison, la délation et l’espionnage sont nécessaires partout, que la société n’a pas besoin de talents et de capacités supérieures : “Cicéron a la langue coupée, Copernic a les yeux crevés, Shakespeare est lapidé à mort”. Voilà où en sont nos adversaires occidentaux. Qu’est-ce que c’est que cela, sinon une culture occidentale moderne de l’effacement ?

» Les penseurs étaient grands, et je suis reconnaissant, je vais être honnête, à mes assistants qui ont trouvé ces citations. »

Rien que cette dernière phrase constitue une part non négligeable de l’honneur de l’orateur. Pour le reste, toute sa critique fondamentale, culturelle, essentielle et ontologique, entraîne logiquement et irrésistiblement l’“alternative” qu’il esquisse, qui est un schéma, une esquisse, fondée sur cet axiome de survie : il faut être tout ce que vous n’êtes plus aujourd’hui puisque vous en êtes arrivés à présenter une contre-civilisation, une déconstructuration de la civilisation, une “cancellation” comme ils disent là-bas.

Deux fois “Ukraine” sur 6012 mots

Dans la traduction française de Christelle Néant (pour le site Donbass Insider), nous décomptons 6012 mots. Le mot ‘Ukraine’ apparaît deux fois (moins que le mot ‘Dostoïevski’, trois fois cités) ; les mots à racine “occident” (“Occident”, “occidentaux”) apparaissent à soixante reprises. Nous avons ainsi, en tenant compte de l’évidence ou non de la référence dans la situation présente, un parfait condensé du discours. Il s’agit d’une appréciation d’une critique radicale et civilisationnelle d’un ordre qui est en train de s’effondrer, celui de l’Occident, celui que nous nommons Système, et d’une critique fondamentale, c’est-à-dire culturelle et historique, sinon métahistorique.

Ainsi Poutine en est-il conduit à totalement laisser de côté l’Ukraine sans quitter une seconde le terrain de la crise ‘Ukrisis’, ou GrandeCrise, dont l’affaire ukrainienne n’est que le détonateur, l’occasion, nous dirions même : l’opportunité. Par conséquent le président russe met nécessairement en scène la véritable réalité de l’affrontement, qui dépasse même celui de la Russie versus l’Occident (les USA), qui transcende l’énorme mouvement en train de se faire autour du phénomène du ‘Grand Sud’, qui surmonte l’hypothèse évidente de la possibilité de chercher une alternative à la possibilité de l’effondrement de l’ordre actuel devenu chaos, qui présente rien de moins que la phase finale de la Grande Crise de l’Effondrement du Système.

Le discours de Poutine ponctue un événement qui est de l’ampleur de l’effondrement de l’empire de Rome (à notre sens, métahistoriquement plus important, selon des arguments sur lesquels nous reviendrons). Il est bien entendu que l’‘Ouest’, le bloc-BAO, l’Occident, après avoir rapidement conclu à la présence de “la main du Kremlin” dans un “complot du Kremlin”, ne s’attardera pas à cette avalanche de FakeNewsisme que constitue ce simulacre de discours et passera rapidement à autre chose, sans aucun doute à la chevauchée victorieuse des Chevaliers de l’Ordre Zelenskiste en passe de remporter enfin la grande victoire d’Automne.

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