27 octobre 2022

L’Allemagne – un Etat sans nation?

Face à de multiples crises, l'attitude hésitante de l'Allemagne sur des questions centrales de politique européenne et étrangère devient un sujet de critique. De la plus forte économie d'Europe on attend qu'elle fasse preuve d'assurance et qu'elle adopte une ligne de conduite claire. Mais l'Allemagne craint le nationalisme. Et les alliés de l'Allemagne craignent une nation allemande forte. Un sujet délicat... dont la lecture d'un ouvrage de Klaus von Dohnanyi fait prendre conscience.

« German Angst »[1] – ce n’est pas pour rien que les Britanniques ont inventé ce terme pour désigner la politique européenne hésitante de l’Allemagne. La question de savoir pourquoi l’Allemagne ne se montre pas plus énergique sur la scène internationale face à des crises multiples préoccupe de nombreux esprits critiques – notamment au Courrier des Stratèges. Ce terme est étroitement lié au reproche politique selon lequel l’Allemagne se laisserait trop guider par les intérêts américains au détriment de ses propres intérêts. Mais que sont exactement les « intérêts nationaux » de l’Allemagne ? Où et comment l’ »État-nation allemand » se situe-t-il dans le contexte européen, mondial? Où faut-il conduire l’Allemagne à une époque de bouleversements mondiaux ?

L’Europe n’est en sécurité qu’avec la Russie

Klaus von Dohnanyi est l’un de ceux qui ont abordé ce sujet à la fois passionnant et délicat. Né en 1928, ce juriste de formation a travaillé de nombreuses années dans l’économie et a occupé d’importantes fonctions politiques en tant que membre du parti social-démocrate allemand.[2] En 2022, il a publié son livre « Nationale Interessen » (Intérêts nationaux), dont une citation dans la couverture suscite l’intérêt :

« Si cela correspondait à la politique des Etats-Unis, laisseraient-ils tomber l’Europe comme ils l’ont fait pour l’Afghanistan ou d’autres pays auparavant ? Je n’ose pas répondre. »[3]

Von Dohnanyi consacre une bonne partie de son exposé à cette question et ne se prive pas d’utiliser des mots clairs et sérieux : dans le concept de défense des Etats-Unis contre une attaque conventionnelle, l’Europe ne serait que la « flexible response » (réponse flexible), ce qui signifie la guerre sur le sol européen jusqu’à la destruction. A l’inverse, l’auteur conclut que l’Europe ne sera vraiment en sécurité que tant que la Russie elle-même ne sera pas intéressée par une agression. La question de savoir si les Etats-Unis protègent aujourd’hui l’Europe ou s’ils la mettent en danger par leur politique russe devrait enfin être débattue plus ouvertement en Europe et recevoir une réponse plus claire. Le dernier ajout de Von Dohnanyi à la préface date de janvier 2022. C’est pourquoi ses incantations passent inaperçues : les « punitions » de la Russie par des sanctions, finalement inefficaces, seraient une erreur aussi insensée que dangereuse de la politique de paix européenne. Ce serait, selon l’auteur, la tâche de la diplomatie allemande et française, si possible sous la direction de la France – comme il le souligne expressément – tout comme l’assurance que l’Ukraine ne sera pas admise dans l’OTAN.

La grande sympathie de Klaus von Dohnanyi pour la France, et surtout pour la politique de De Gaulle, est un fil rouge tout au long du livre. L’Allemand est attiré par l’idée d’une « Europe des patries », associée à l’attachement à la souveraineté française et européenne et à la responsabilité individuelle des Français et des Européens pour leur sécurité et leur autodétermination.

Il commente donc – non sans critique – l’action de son propre compatriote Walter Hallstein. Ce dernier, en tant que premier président de la Commission de la Communauté économique européenne, a donné le coup d’envoi de la politique du centralisme. De manière cohérente, Von Dohnanyi conclut : « L’intérêt national de l’Allemagne en Europe n’est donc pas les États-Unis d’Europe, mais il s’agit d’une confédération évolutive. »

La nation – peuple ou entité étatique ?

Revenons-en à notre sujet. On attribue à l’Allemagne un rôle de leader en Europe, notamment en raison de sa puissance économique et de son PIB. Mais où et comment l’Allemagne se situe-t-elle dans le contexte européen ? En quoi consistent les « intérêts nationaux » de l’Allemagne, qu’il s’agit de faire valoir dans le cadre de l’Union européenne et au-delà au niveau international ?

C’est à ce moment-là que le sujet des intérêts nationaux allemands, annoncé au début, devient passionnant et que l’on se demande où et en quoi les intérêts nationaux de l’Allemagne se distinguent de ceux de la France, par exemple. Dès le début, Von Dohnanyi précise qu’il ne souhaite pas que les « intérêts nationaux » soient compris comme un « nationalisme ». Au contraire, les « intérêts nationaux » s’opposeraient inévitablement à l’internationalisation et à l’européanisation là où l’État national ne peut trouver que lui-même les réponses sociales particulières dans l’intérêt de la nation démocratique. Il est clair ici que l’auteur, sans le déclarer lui-même explicitement, veut comprendre son « concept de nation » de manière exclusivement étatiste. Le terrain sur lequel il s’est aventuré semble trop dangereux pour l’ancien homme politique. Il ne veut pas accorder trop d’attention à la « nation » en tant que collectif auquel on attribue des caractéristiques communes telles que la langue, la tradition, les mœurs, les coutumes ou encore l’ascendance – surtout lorsqu’il s’agit de l’Allemagne :

« Formellement, l’Allemagne est aujourd’hui un Etat-nation au sens traditionnel du terme. Mais les Allemands se sentent-ils liés en tant que nation ? Un grand héritage historique allemand, tel qu’il existe par exemple en France, en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas, en ferait partie. Mais aujourd’hui, en Allemagne, au-delà des déclarations générales, il n’y a plus guère de conscience d’un héritage historique national allemand commun, général et naturellement accepté. »

Est-ce de la « German Angst » ou une capitulation devant son propre courage ? Von Dohnanyi ne retient que l’Holocauste et la culpabilité allemande comme « dénominateur historique commun » et ancrage de l’identité nationale. Il estime que deux guerres perdues et le tournant historique de la dictature nazie jouent un rôle plus important pour la situation actuelle de l’Allemagne en tant que nation que 40 ans de division. Mais comme ce sujet le met visiblement mal à l’aise, il se réfugie à nouveau sur le terrain prétendument sûr de l’étatisme. Dans sa revendication de quelque chose de fixe et de commun pour tous les Allemands, il arrive à la conclusion suivante: “L’État social associé à une économie compétitive – c’est aujourd’hui encore le cœur de l’identité et de l’intérêt allemands“. Il y voit toujours une chance particulière pour l’Allemagne et souligne le rôle fédérateur de son pays pour les compromis au sein de l’Europe : l’engagement pour une politique globale des réfugiés ou la flexibilité de l’économie font selon lui « partie de la consolation » (pour un manque de grand héritage historique allemand, ndlr).

La timidité de l’Allemagne face au nationalisme

C’est au plus tard à ce moment-là que le lecteur critique se rend compte que Von Dohnanyi s’est lui-même coupé mentalement la route. En écrivant son livre il a dû se rendre compte, en effet, que l’attitude de l’Allemagne sur des questions importantes comme la politique économique et monétaire, la politique migratoire et la politique vis-à-vis de la Russie n’était et n’est effectivement pas dans l’intérêt de l’Allemagne et de ses citoyens.

Cela n’aide pas non plus lorsqu’il évoque à la fin du livre la subsidiarité et la décentralisation comme remède pour une orientation claire de la politique européenne allemande et qu’il comprend dans la responsabilité propre des États membres l’imposition des intérêts nationaux.

Le fait que Klaus von Dohnanyi laisse toute une série de questions sans réponse en dit long sur le problème que pose aujourd’hui le positionnement de « l’État national allemand » dans le contexte européen et mondial. On trouve dans ce livre des ruptures symptomatiques de l’attitude indifférente et de la réaction souvent laxiste de l’Allemagne lorsqu’il s’agit de défendre les intérêts nationaux européens face à l’hégémon (Etats-Unis) et à ses vassaux (UE, OTAN).

Ainsi, une fois la lecture achevée, des questions importantes restent en suspens, auxquelles Von Dohnanyi n’a pas répondu – ou n’a pas voulu répondre. Il est donc ici représentatif du centre politique allemand, dont nous savons qu’il dirige le destin du pays depuis des décennies.

Mais ces questions et ces contradictions doivent être discutées ouvertement, non seulement en Allemagne, mais aussi dans toutes les nations qui se considèrent comme des alliés de l’Allemagne et qui revendiquent un rôle de leader pour ce pays en temps de crise :

Si, d’un côté, on réclame une politique de sécurité européenne autonome adaptée aux intérêts nationaux des États et placée sous la direction de la France, pourquoi admet-on en même temps que l’OTAN devrait continuer à exister sous sa forme actuelle ?

Pourquoi dénie-t-on aux Allemands un héritage historique accepté par tous (à l’exception de la culpabilité allemande) et nie-t-on délibérément la question de la nation culturelle et linguistique allemande ?

Si l’on tient compte du fait que l’histoire dépend d’un « chemin » dans des espaces géographiques – pourquoi le « chemin » de l’histoire allemande ne commencerait-il qu’en 1918 et 1945 ? Celui-ci s’étend, comme chacun sait, au-delà des frontières de l’État-nation allemand. Ni Von Dohnanyi ni l’Allemagne officielle ne veulent se poser cette question délicate, tout comme on ne veut pas toucher au « nationalisme ». La citation de Von Dohnanyi en dit long dans ce contexte: « L’Allemagne n’est-elle donc plus qu’un Etat de personnes majoritairement germanophones, un Etat sans nation ? Et si c’était le cas, cela devrait-il être un inconvénient ? »

Et si l’apport de l’Allemagne réside dans son expérience des structures fédérales et du décentralisme qui en découle, quelle valeur ajoutée en résulte pour les intérêts nationaux des États européens alliés ? En Allemagne, voit-on l’avenir de l’Europe dans un modèle de confédération d’États indépendants placés sur un pied d’égalité ? En quoi consiste alors le « commun » ?

L’Allemagne craint le nationalisme. Et les alliés de l’Allemagne craignent une nation allemande forte. L’Union européenne n’était et n’est toujours pas une solution à ce dilemme. La solution ne peut être que d’aborder ouvertement les causes de ces problèmes et de ne pas en faire l’objet d’un tabou historique. Cela n’aidera pas les Etats européens à l’intérieur et à l’extérieur de l’UE si l’Allemagne limite sa conception de l’Etat à un modèle miniature fonctionnel et structurel de l’UE sous le contrôle de l’OTAN.

[1] « Peur allemande »

[2] Secrétaire d’État au ministère fédéral de l’Économie, ministre fédéral des Sciences, ministre d’État au ministère des Affaires étrangères et premier maire de la ville libre et hanséatique de Hambourg.

[3] Klaus von Dohnanyi, Nationale Interessen. Orientierung für deutsche und europäische Politik in Zeiten globaler Umbrüche, Siedler Verlag, 2022

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