Le conflit au Yémen a tué en sept ans 110.000 personnes, dont près de 13.000 civils selon les données d’Armed Conflict Location and Event Data Project (Acled). Depuis le déclenchement, en mars 2015, de l’intervention de la coalition arabe emmenée par l’Arabie saoudite contre les rebelles houthistes, Paris n’a cessé de nier l’implication de la France. « Nous n’avons récemment vendu aucune arme qui puisse être utilisée dans le cadre du conflit yéménite », assurait, en janvier 2019, Florence Parly, la ministre des armées, au micro de France Inter. Les matériels livrés ne serviraient qu’à « assurer la protection du territoire saoudien contre des attaques balistiques venant du Yémen » précisait-elle. Quelques mois plus tard, le 15 avril 2019, l’enquête Made in France de Disclose prouvait le contraire, rapport de la Direction du renseignement militaire (DRM) à l’appui. Non seulement des avions, des hélicoptères, des chars et canons français ont participé à des offensives de la Coalition, mais ces armes ont pu servir à viser des zones civiles.
L’ex-ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian s’est aussi échiné à maintenir la version officielle. Le 13 février 2019, devant la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale –- peu réactive —, il martèle que la France [« ne [fournit] rien à l’armée de l’air saoudienne ». Un mensonge qui passe sous silence les livraisons d’outils de désignation laser du groupe Thales, expédiés à l’Arabie saoudite au moins jusqu’en 20171, ainsi que les milliers de missiles « made in France » fournis à sa coalition militaire.
Au cours de la seule année 2019, l’État français a donné son feu vert à 47 contrats d’exportation de munitions, torpilles, roquettes, missiles et autres matériels explosifs, pour un total d’un milliard d’euros vers l’Arabie saoudite et de 3,5 milliards d’euros vers les Émirats arabes unis. L’année suivante, en 2020, ces autorisations ont bondi de 40 % pour l’Arabie saoudite et de 25 % pour les Émirats. Ces chiffres correspondent aux licences d’exportation accordées par la très opaque Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG). Ils permettent d’évaluer l’appétit des industriels français et de leurs clients en guerre, même si in fine les contrats signés — et secrets — peuvent souvent être inférieurs.
Jusqu’à présent, le gouvernement français refuse de dévoiler le détail des armes réellement livrées dans chaque pays étranger. Ses rapports publics, présentés chaque année au Parlement, indiquent tout de même l’ampleur du commerce avec deux des pays les plus interventionnistes du Proche-Orient, l’Arabie saoudite et les Émirats, respectivement troisième et cinquième meilleur client de l’armement français. On sait donc qu’entre 2015 et 2021, la France a livré des équipements militaires, des munitions et des services de maintenance pour près de 9 milliards d’euros à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, les deux leaders de la coalition arabe formée pour soutenir le gouvernement yéménite contre les rebelles houthistes.
Le grand écart de la France entre ses discours et ses actes en matière de respect des droits humains passe de moins en moins bien auprès de l’opinion. À Marseille et au Havre, des dockers ont bloqué des chargements à destination de l’Arabie saoudite. À l’Assemblée, des députés et ONG ont réclamé l’ouverture de commissions d’enquête et la suspension des exportations vers la coalition arabe. Aujourd’hui une majorité de Français est favorable2 à un contrôle renforcé des exportations d’armes. Discrètement, les services français surveillent aussi de plus en plus l’utilisation des armes françaises sur les champs de bataille étrangers, en particulier du Yémen, grâce aux renseignements satellitaires. Sous la pression médiatique, les livraisons d’armes à l’Arabie saoudite ont fini par fléchir en 2020. Elles n’ont pas cessé pour autant. Et l’opacité reste totale. Sans aucun débat démocratique, la guerre continue de se fabriquer près de chez nous.
Orient XXI a voulu cartographier l’implantation des entreprises françaises qui ont pu profiter de l’escalade guerrière au Yémen et de la plus grave crise humanitaire actuelle. « À partir du moment où une société "habite" un lieu, son rôle doit être connu et débattu par les habitants. C’est le cas pour certaines industries chimiques ou agroalimentaires, écrit l’Observatoire des armements dans son rapport 2022 sur les entreprises d’armement en Auvergne-Rhône-Alpes. Pourquoi cela ne le serait-il pas pour les industries d’armement et de sécurité ? » Le secret-défense ne peut être l’excuse permanente de l’impunité.
Trois grandes entreprises françaises et leurs sous-traitants sont impliqués dans le conflit qui a tué plus de 13 000 civils en sept ans : Thales, qui équipe les avions de chasse et livre des munitions, le missilier franco-britannique MBDA, et l’avionneur Dassault, qui entretient les Mirage 2000 et a décroché des contrats records avec les Émirats. Les régions Centre, Nouvelle-Aquitaine et Île-de-France concentrent la plupart de leurs activités. Le 1er juin 2022, quatre ONG ont déposé plainte contre ces trois groupes français pour « complicité de crime de guerre au Yémen ». L’ouverture d’une instruction judiciaire serait une première contre des marchands d’armes de cette envergure. Le seul précédent concerne une PME française, Exxelia, dans le viseur des juges en charge de la lutte contre les crimes contre l’humanité depuis près de quatre ans, et dont les composants de missiles ont été retrouvés dans un bombardement meurtrier à Gaza, en 2014.
Voir sur Google Maps les sites industriels français liés aux armements utilisés dans la guerre au Yémen.
« Les entreprises ont beau avoir une licence d’exportation délivrée par l’État français, le choix d’exporter ou non leur revient, et elles ont l’obligation légale de s’assurer que leurs exportations ne vont pas contribuer à des violations des droits humains si celles-ci sont connues et documentées », explique Cannelle Lavite, du Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits humains (ECCHR). Le Parlement européen et le groupe d’experts internationaux sur le Yémen ont réclamé à plusieurs reprises l’arrêt des livraisons d’armes à la Coalition, en raison de leur utilisation contre les civils. Contacté par Orient XXI, le groupe Thales rejette la responsabilité sur l’État français, principal actionnaire du groupe. « Thales se conforme strictement au cadre légal et renforce en permanence ses procédures internes de contrôle des exportations », assure à Orient XXI son service communication. En 2020, la direction de Thales s’est engagée, aux côtés de chefs d’entreprise du monde entier, « à s’associer avec les Nations unies pour respecter les droits humains ». Dassault et MBDA n’ont pas souhaité répondre à nos questions.
25 000 raids aériens
La guerre au Yémen se joue d’abord dans les airs. Jamais un conflit de l’histoire récente n’avait nécessité autant de missiles, de bombes guidées, d’obus d’artillerie, de drones et de systèmes de défense aérienne, note Lotjse Boswinkel du Arab Gulf States Institute de Washington. Depuis le 26 mars 2015, date du début de l’intervention de la coalition arabe, l’organisme de référence Yemen Data Project a comptabilisé 25 000 raids aériens. Dès les premières semaines de leur intervention, les avions de la Coalition parviennent à détruire l’essentiel des cibles militaires3. Pour traquer les houthistes qui se mêlent à la population, ils attaquent les fermes, des marchés, des centres de santé ou encore des sites d’approvisionnement en eau. Les deux tiers des victimes civiles recensées par Acled jusqu’en 2019 ont été tuées par des bombardements de la Coalition.
Le cessez-le-feu annoncé le 30 mars 2022 par l’Arabie saoudite n’a mis fin ni aux raids de son opération baptisée « Restauration de l’espoir » ni aux attaques des houthistes. En l’espace de cinq mois, près de 400 Yéménites ont été tués et la coalition de Riyad a mené près de 200 frappes aériennes, toujours selon Acled.
Pendant ce temps-là, la France aide les Émirats à refaire ses stocks de missiles. Le 3 décembre 2021, le missilier MBDA décroche un contrat de 2 milliards d’euros pour équiper les 80 avions Rafale commandés à Dassault par les Émirats arabes unis. Même si les Rafale ne seront pas prêts avant plusieurs années, les missiles de MBDA seront utilisables dès leur livraison, sur les avions Mirage employés au Yémen. Pour la présidence française, ce contrat « historique » est « un aboutissement majeur du partenariat stratégique entre les deux pays ».
Le groupe MBDA, codétenu par Airbus, le Britannique BAE Systems et l’Italien Leonardo est le principal fournisseur européen de la Coalition. L’armée de l’air4 émirienne est équipée en missiles de croisière Black Shaheen (une variante du système de croisière autonome à longue portée dit « Scalp » ou Storm Shadow) dotés d’une « grande précision de ciblage grâce à un système de navigation avancé » selon les arguments de vente du fabricant. Également en service dans l’armée saoudienne, ces missiles assemblés dans le centre de la France, sont des atouts majeurs de la Coalition. Chargés de 400 kilos d’explosifs capables de dynamiter un bâtiment en une seule frappe, ils sont opérables sur tous les avions de combat de la Coalition, les Typhoon, Tornado et autres Mirage 2000.
Au coeur du système, Bourges et sa région
Comme le missile Storm Shadow/SCALP est un programme franco-britannique, la production des composants est répartie entre les sites industriels d’outre-Manche et ceux de Bourges5, où MBDA emploie 1 700 personnes. C’est dans la préfecture du Cher que l’on produit les systèmes électroniques et informatiques de ces missiles. On y teste aussi les munitions — une fois assemblées — dans des laboratoires qui simulent différentes conditions de vol (en soumettant le missile à des températures extrêmes par exemple). C’est aussi à Bourges que la PME ASB Aérospatiale Batteries fabrique les piles thermiques indispensables à la propulsion de ces missiles à plus de 400 km de leur cible.
L’arsenal saoudien répertorié par l’International Institute for Strategic Studies (IISS, Londres) compte aussi une des bombes phare du catalogue MBDA : la Brimstone (« soufre » en anglais), déployable sur des avions comme sur des tanks, et fabriquée à Lostock dans la banlieue de Manchester. Les salariés de Bourges ont aussi été mis à contribution pour fabriquer les premiers bancs de tests des Brimstone, expédiés clé en main en Angleterre6.
Bourges et sa commune voisine de la chapelle Saint-Ursin hébergent deux usines Nexter produisant une large variété de munitions d’artillerie. En pleine guerre civile au Yémen, les Saoudiens leur ont commandé des obus de 120 millimètres pour armer leurs chars Leclerc. En 2016, Nexter prévoyait de vendre aux Émirats 53 000 obus et 50 000 composants explosifs — des « fusées d’artillerie » en vocabulaire militaire —, selon une note du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) datée du 1er juin 2016 et révélée par Disclose. À la Ferté Saint Aubin, au sud d’Orléans, une PME détenue à 49 % par Thales, Junghans, devait pour sa part fournir 41 500 « fusées » de munitions d’artillerie de 155 millimètres7 à la Garde nationale saoudienne, équipée de canons César du même diamètre. Montant total des contrats : 350 millions d’euros. Malgré les réticences de certains diplomates à l’époque, l’État français avait donné son feu vert.
Cette année 2016, le carnet de commandes était tellement plein que Nexter n’avait pas les capacités de production suffisantes. Pour satisfaire le client émirien au plus vite, des obus ont dû être prélevés dans les stocks de la cavalerie française.
MBDA, Nexter et leurs sous-traitants emploient 5 000 personnes dans la métropole de Bourges, soit 10 % de l’emploi de l’agglomération. Le missilier MBDA participe au jury du concours local des start-up de la Défense, Def’ Start, et a même été le parrain de sa deuxième édition. « Après une période de restructuration à la fin des années 1990, les recrutements de la filière Défense ont augmenté fortement depuis cinq ans, explique la présidente de l’agglomération Bourges Plus, Irène Félix, grâce à des commandes de l’armée française et d’autres pays ». Les accusations de complicité de crimes de guerre portées contre le champion régional n’inquiètent pas l’élue divers gauche. « Les industries de défense savent parfaitement dans quel cadre elles peuvent travailler, répond-elle à Orient XXI. La collectivité territoriale soutient le tissu industriel, mais n’intervient pas dans les questions de diplomatie qui sont gérées par l’État ».
À 200 kilomètres de Bourges, dans le département de la Loire, l’entreprise Nexter, détenue à 50 % par l’État français, est un poids lourd de l’industrie locale. À Roanne, où il emploie près de 1 400 salariés, son usine livre les canons César dont l’Arabie saoudite est un des grands clients. Entre 2018 et 2021, le royaume saoudien en a réceptionné 42.
Sous la présidence de François Hollande, le droit international et les vies yéménites ne pesaient pas lourd face aux intérêts économiques français, au sein de la Commission interministérielle sur les exportations d’armements (CIEEMG). À l’été 2016, un an et demi après le début de l’opération saoudo-émiratie, le ministère des armées balaye les craintes des diplomates du Quai d’Orsay qui s’inquiètent du « risque de non-conformité avec nos engagements internationaux ». Impossible de remettre en question les contrats avec des pays représentant « près du tiers de nos volumes d’exportations ». Le cabinet de François Hollande approuve et ordonne même de « ne plus revenir sur la décision de principe de soutenir nos partenaires stratégiques par nos exportations ».
Moteurs de missiles à Toulouse
Après l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron en 2017, la doctrine Hollande est maintenue à quelques exceptions près. Pendant le premier mandat (2017-2022), la Commission interministérielle (CIEEMG) délivre au moins 77 licences d’exportation de munitions8 vers l’Arabie saoudite et 87 vers son allié émirati. Seuls quelques contrats passent à la trappe. À la Ferté-Saint-Aubin, une usine Thales de munitions a ainsi dû stopper ses livraisons vers l’Arabie saoudite à partir de l’été 2020. « Les services de l’État ont prévenu Thales que la licence d’exportation valable jusqu’en juin 2020 ne serait pas renouvelée ; donc les employés de la Ferté se sont dépêchés d’expédier les commandes en cours pour l’Arabie », raconte un salarié de la branche défense du groupe Thales, détenue à 26 % par l’État français. Ce contrat de quelques millions d’euros n’était pas crucial pour l’usine du Loiret, dépendante à 70 % des commandes du ministère des armées français. Avant les nouvelles directives, cet ancien site de TDA Armements intégré à Thales fournissait des munitions d’artillerie de 120 millimètres aux Saoudiens. Des mortiers photographiés sur les champs de bataille au Yémen, par un photographe de l’agence Associated Press, en avril 2015.
Il n’y a pas que la région Centre-Val de Loire qui est mise à contribution dans l’effort de guerre de la coalition saoudo-émiratie. À Toulouse, l’usine de Safran Power Units assemble les pièces du puissant moteur TR60, conçu spécialement pour propulser les missiles Storm Shadow/Scalp. « Sa fiabilité et ses performances opérationnelles ont été démontrées sur le terrain lors de nombreux conflits », se félicite le leader européen des turboréacteurs sur son site internet. Combien de fermes et habitations yéménites Safran a-t-il aidé à détruire ? L’entreprise n’a pas répondu à Orient XXI. « Ça ne nous regarde pas » botte en touche Jean-Paul Lopez, président de l’Association des amis du patrimoine historique de Microturbo, l’entreprise familiale inventrice du moteur propulseur de missile rachetée par Safran.
Pourtant, plusieurs années après la livraison, les fabricants gardent des liens étroits avec leurs clients. Comme le détaille le fabricant MBDA dans une offre d’emploi, « lorsqu’un client achète un système d’arme, il est nécessaire de le former à l’utilisation et à la maintenance de son système. MBDA doit également intervenir chez le client pour effectuer les niveaux de maintenance qui ne sont pas de sa responsabilité ou tout simplement pour réparer ou changer les équipements en panne ». Des visites de contrôle et mise à jour sont à prévoir au moins tous les deux ans. À l’heure actuelle, selon nos informations, MBDA continuerait d’assurer la maintenance des stocks de missiles Black Shaheen. Installé sur la corniche d’Abu Dhabi, MBDA y envoie régulièrement des équipes françaises et britanniques en mission. Des employés de Thales font aussi la navette pour réparer les systèmes de radar et missiles sol-air Crotale montés sur châssis pour les Saoudiens et les Émiriens. Les deux pays en ont plus de deux cents à disposition. Quand les changements sont trop complexes, les pièces sont rapatriées dans la petite bourgade de Fleury-Les-Aubrais, dans le Loiret, où Thales a installé le service client de ces munitions.
Dassault, ses Mirages et son service après-vente
Autre fleuron de la défense française présent en permanence aux Émirats : Dassault. Et pour cause, le petit État du Golfe a été le premier client étranger des avions de combat Mirage, en 1986, deux ans après leur mise en service au sein de l’armée française. Les Émirats en possèdent aujourd’hui 56, dont les derniers modèles « 2000-9 », acquis à la fin des années 2000, sont équipés de radars et technologies de pointe. Encore plus que les missiles, ces appareils bourrés d’électronique doivent être contrôlés et mis à jour constamment par les ingénieurs du groupe Dassault. Y compris en pleine guerre au Yémen, ces avions de chasse étant des maillons essentiels de la flotte émirienne. Partenaire sans faille des Émirats depuis quarante ans, l’avionneur français forme non seulement les équipes locales à Abou Dhabi, mais accueille aussi des stagiaires sur son site d’Argonay en Haute-Savoie, pour leur apprendre à réparer les Mirage 20009.
Le service après-vente assure de confortables revenus aux industriels. Le contrat de modernisation d’une trentaine de Mirage émiriens, signé en 2019 avec l’accord de l’État, a rapporté 418 millions d’euros à Dassault. Son PDG, Éric Trappier, promettait de « répondre aux besoins opérationnels des Émirats ». En clair, les ingénieurs français améliorent les systèmes radar et de détection de cibles pour permettre au cheikh Mohamed Ben Zayed, président des Émirats arabes unis, de poursuivre ses interventions militaires, entre autres au Yémen et en Libye. La même année, les Émirats envoyaient leur armée de l’air soutenir l’autocrate de l’est libyen, Khalifa Haftar. Parmi les victimes : 44 migrants tués dans le bombardement de leur centre de détention par un Mirage 2000. L’attaque avait suscité l’indignation internationale et été dénoncée dans le rapport des experts de l’ONU au Conseil de sécurité.
En 2015, l’année où la Coalition arabe décidait d’aller pilonner les villages yéménites, une trentaine de militaires émiriens sont venus se former dans le plus grand campus français de la filière aéronautique et spatiale, à Latresne, près de Bordeaux. Une nouvelle promo est attendue en 2023. Cette fois, l’école va accueillir plusieurs centaines de stagiaires venus des Émirats, qui se succéderont pendant plusieurs années, pour se familiariser à l’entretien des futurs escadrons de Rafale commandés fin 2021. Les apprentis pourront même aller vérifier l’état d’avancement de leurs futurs avions, assemblés de l’autre côté de la Garonne, à Mérignac. Former une armée accusée de crimes de guerre, est-ce compatible avec les valeurs de l’école financée en partie par des fonds publics ? « Nous ne formons pas de stratèges militaires ni des pilotes, mais des maintenanciers d’avion, se défend la directrice d’Aérocampus Anne-Catherine Guitard. Quand Dassault vend des Rafale, il s’arrange aussi pour vendre une partie formation « made in France » à Latresne. Sur l’« aérocampus », créé par la région Nouvelle-Aquitaine et des industriels du secteur — Dassault et Airbus en tête —, les formations proposées aux clients étrangers émiriens, qataris ou indiens servent à financer les diplômes de 350 étudiants français en aéronautique. Difficile dans ces conditions de bouder les généreux clients du Golfe. « Je me verrais mal refuser des demandes qui ont été validées par le ministère [des armées] et la présidence de la République », explique la directrice.
Les Saoudiens préfèrent quant à eux le climat lorrain. L’État français les a convaincus de venir se former au maniement de leurs tourelles canons à Commercy, ancienne base militaire dépeuplée depuis le départ d’un régiment français. Le centre spécialement construit pour les Saoudiens, grâce à des fonds publics, devait booster l’emploi local. À peine une vingtaine de postes ont été créés sur les cent promis, selon l’enquête d’Amnesty International et de La Revue dessinée10.
La CGT pour un moratoire sur les ventes d’armes
Pour justifier la poursuite de leurs contrats avec l’Arabie Saoudite et les Émirats, les industriels n’hésitent pas à invoquer la sauvegarde des emplois en France. Or, l’argument est loin d’être validé par les syndicats. Au sein de Thales, la CGT mène la fronde depuis plusieurs années pour obtenir un moratoire sur les ventes de matériels de guerre à l’Arabie saoudite et aux Émirats utilisés dans la guerre au Yémen. Car en plus des bombes fabriquées dans le centre de la France, le groupe Thales est aussi le fournisseur officiel d’outils de ciblage, ou « pod Damocles », pour les forces aériennes saoudiennes et émiraties. Ces systèmes d’optique de pointe servent à guider avec précision les tirs des avions de chasse et à éviter les dommages collatéraux. Sauf quand les civils font partie des cibles désignées. Comme le bus transportant des écoliers, déchiqueté par une frappe de la Coalition, en août 2018. L’Arabie saoudite a acheté une soixantaine de pods français, dont les derniers ont été livrés en 2017, pour équiper ses avions Typhoon et Tornado (selon le Sipri). Idem pour les Mirage de la flotte émirienne. Et depuis 2017, Thales continue d’assurer leur maintenance.
Toutes ces nacelles — dont les Émirats ont déjà commandé la nouvelle version « Talios » — ont été produites à Élancourt, à quarante kilomètres de Paris. Dans cette commune des Yvelines de 25 000 habitants, les laboratoires secret-défense de Thales s’étalent sur près de 40 000 mètres carrés. Cet énorme site, qui réunit plus d’un millier d’ingénieurs et techniciens de haut niveau, est aussi le berceau des drones Spyranger commandés il y a quelques mois par la Garde nationale saoudienne11. Ces contrats s’élèveraient à plusieurs centaines de millions d’euros. Pas vraiment une source de fierté pour Grégory Lewandowsky, coordinateur CGT du groupe Thales. « Ce n’est pas parce que l’État français autorise ces ventes que nous devons les accepter. Il y a un risque juridique pour Thales de fournir des armes qui sont utilisées dans un massacre, estime le syndicaliste, le renoncement à ces contrats militaires pourrait être compensé par des investissements dans le civil comme les technologies et équipements médicaux ». Mais cette proposition de diversification n’aurait pas les faveurs de Patrick Caine, le PDG de Thales, qui rechigne à s’aventurer sur des marchés incertains et privilégie « la rentabilité à court terme », selon la CGT.
La rhétorique des industriels a d’autant plus de mal à passer que leurs bénéfices records échappent aux salariés. En 2021, Dassault Aviation a totalisé près de 700 millions d’euros de bénéfices, soit deux fois plus qu’en 202012 et ses actionnaires ont reçu 208 millions d’euros de dividendes. Mais l’avionneur n’avait rien prévu pour ses employés. Il a fallu qu’ils se mettent en grève pendant près de trois mois pour que l’industriel se décide à augmenter les salaires d’une centaine d’euros. Ce mouvement social inédit s’est aussi propagé dans les usines de production d’armements de Thales et MBDA. Elancourt est devenu l’épicentre de la colère, avec la plus longue grève de l’histoire de Thales pendant près de deux mois et demi. « L’attitude de Thales qui voulait faire des économies sur la politique salariale a été totalement incomprise par les salariés au moment où les chiffres du groupe sont excellents et où l’argent versé au capital avoisine les 1,3 milliards d’euros », témoigne Grégory Lewandowsky de la CGT Thales.
L’alliance qui commence à se dessiner entre des syndicats et ONG promet de secouer une industrie pour l’instant surprotégée par l’État français, lui-même actionnaire de plusieurs fleurons de la filière. D’autant qu’en interne, la pression de l’opinion publique commence à inquiéter les directions des ressources humaines. Certaines entreprises critiquées pour leurs armes utilisées au Yémen auraient de plus en plus de mal à recruter de jeunes diplômés.
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