11 août 2022

Les faiblesses de la puissance chinoise

 

La semaine dernière, Yves-Marie Adeline nous apprenait à nous méfier des apparences: sûrs de leur puissance, les États-Unis sont pourtant profondément divisés, au point que l’on peut se demander s’ils sont encore une nation. Cette semaine, ce sont les évidences sur la puissance chinoise que l’historien met en cause. A lire et à méditer pour éviter le dogmatisme de la raison géopolitique. Certes notre pays a perdu beaucoup de cette puissance que le Général de Gaulle avait reconstruite après l’épreuve des deux guerres mondiales. Pourtant, il ne faut pas nous abandonner au fatalisme: il est des colosses qui sont plus fragiles qu’ils n’en ont l’air. Il est des positions établies qu’il est possible de contourner à condition d’avoir étudié le terrain sans a priori.

Il est devenu habituel de penser que la Chine deviendra dans quelques années la première puissance du monde, tant sur le plan économique que militaire. Il ne s’agit pas ici de nier l’impressionnant redécollage de cette antique et glorieuse nation depuis la fin du XXe siècle, mais seulement de rappeler plusieurs réalités – dont au moins une, la géographie, est intangible – susceptibles de contredire cette prospective.

L’économie chinoise

Avec un PIB estimé en 2021 par le FMI à 16.500 milliards de dollars, la Chine est encore distancée par les Etats-Unis qui culminent à 22.000 milliards. Autrement dit, l’écart entre les deux correspond à un peu plus du PIB de l’Allemagne, quatrième puissance économique mondiale. On est donc encore loin d’un rattrapage, a fortiori d’un dépassement. Mais à l’évidence, les deux premiers PIB mondiaux font apparaître en effet deux géants, quand on pense que la troisième économie, la japonaise, « n’est qu’à » 5.000 milliards[1].

Cependant, ces chiffres en doivent pas masquer la nature de la croissance de la Chine. 70% de sa production sont le fruit d’entreprises étrangères ayant délocalisé chez elle pour bénéficier d’une main-d’œuvre à faible coût, de sorte que ces entreprises réalisent 85% de ses exportations. Pour donner un exemple, 60% du matériel informatique importé aux Etats-Unis viennent de Chine, et donc sont estampillés made in China, mais sont réalisés par des entreprises japonaises ou taïwanaises délocalisées chez elle. De fait, l’économie chinoise est surexposée à la consommation mondiale. A titre de comparaison, 80% du PIB français sont réalisés par la consommation intérieure.

Ajoutons que la Chine, propriétaire de plus de 900 milliards de dollars en bons du Trésor américain, est sans nul doute un créancier majeur des États-Unis. Mais c’est moins une arme braquée sur l’Amérique qu’un facteur incapacitant, car en réalité la Chine est en situation d’otage : en cas de crise diplomatique majeure, brader ces bons pour nuire à l’Amérique reviendrait à ruiner sa propre épargne.

Son confinement géographique

On s’émerveille devant le projet chinois des « Nouvelles routes de la soie », sans en voir les inconvénients. Ce projet consiste à tracer des routes terrestres, routières et ferroviaires, devant traverser tout le continent eurasiatique, jusqu’à l’occident de l’Europe, en englobant les pays d’Asie centrale. C’est une folie pour au moins deux raisons.

D’abord son coût, tellement élevé que le projet ne sera jamais rentable. En effet, en matière commerciale, la terre ne peut en aucun cas se substituer à la mer, car le transport maritime est beaucoup plus volumineux que le transport terrestre. Aucun train, si long soit-il, aucune file de camions, ne peuvent concurrencer, en volume, les supertankers et les cargos géants qui transportent des matières premières aussi bien que des produits finis. Avec le progrès des moyens de transport maritime, le coût du transport par cette voie revient à 1% seulement du coût total d’un produit fini, contre 6% dans le transport ferroviaire. C’est ce qui explique que 85% du commerce mondial soient assurés par la mer, contre 9% par la route, 5% par le rail et 1% par l’avion. On voit que, s’agissant, non pas du commerce de voisinage, mais du commerce mondial, jamais la terre ne pourra remplacer la mer. Et cette tendance n’a fait que se renforcer avec la mondialisation : plus de dix milliards de tonnes de fret maritime par an, soit quinze fois plus qu’en 1980. Mais c’est son confinement géographique, sur lequel nous allons revenir, qui explique la volonté chinoise de tracer de « nouvelles routes de la soie », par allusion aux routes antiques et médiévales qui reliaient le bassin méditerranéen à la Chine du nord, à une époque où les Européens – d’abord les Portugais – n’avaient pas encore inventé les moyens techniques d’atteindre n’importe quel endroit du globe par la mer.

La deuxième raison qui rend vulnérable le projet de ces nouvelles routes terrestres, c’est la nature même de l’espace parcouru : autant la haute mer n’appartient à personne[2], autant la terre est entièrement sous la souveraineté d’un grand nombre d’Etats qu’il faut traverser à mesure que la route est creusée. Ce qui exige, de la part de la Chine, d’adopter une diplomatie la plus complaisante possible, voire la plus neutre, au point de s’interdire de dire « Non » à aucun d’entre eux. Position intenable quand on prétend tenir un rôle prépondérant dans les affaires du monde.

Son confinement géographique, nous l’avons dit, explique le projet des « Nouvelles routes de la soie ». La position de la Chine rappelle celle de l’Allemagne d’avant 1914 : une puissance considérable, mais enfermée dans un espace terrestre dont le littoral ouvre difficilement sur les immensités océaniques, là où les mouvements sont libres. Devant elle se trouvent la Corée du sud, le Japon, Taïwan, les Philippines. Il lui faut passer par le détroit de Malacca – par où transitent 77% de son pétrole[3] – pour entrer dans l’océan Indien, puis passer à proximité de l’Union indienne, sa rivale – sans parler de la présence de ses rivaux occidentaux dans cet océan, France, Royaume-Uni et Etats-Unis qui depuis leur base britannique de Diégo Garcia peuvent la tenir en joue. Ses pétroliers et méthaniers doivent entrer dans le golfe Persique où la présence rivale, principalement militaire américaine et secondairement française et britannique, est dissuasive. Quand elle complète son approvisionnement en pétrole et en gaz sur la côte occidentale de l’Afrique, elle doit passer par le canal du Mozambique tenu par les Français. Bref, en cas de crise très grave, elle se verrait coupée de ses approvisionnements comme l’a été l’Allemagne en 1914.

Son isolement diplomatique

La résurrection de la puissance chinoise est aujourd’hui célébrée par le président Xi Jinping, qui appelle – non sans raison – « Renaissance » l’époque que traverse en ce moment son pays. Cette antique nation n’est pas impérialiste au sens habituel de ce terme : c’est « l’Empire du milieu » dont le souverain peut légitiment régner sur les peuples civilisés environnants, mais dédaigne étendre sa souveraineté les peuples « barbares ». De fait, pour évaluer ses ambitions territoriales, si l’on prend le parti d’exclure qu’elle puisse concevoir l’idée d’un « espace vital » en Sibérie[4], il suffit de remonter au début du XVIIIe siècle, sous la période Qing : dans la conscience nationale que les petits Chinois acquièrent aujourd’hui à l’école[5], c’est cette Chine-là que l’on souhaite retrouver, englobant la Mongolie indépendante, et s’étendant au-delà du fleuve Amour, donc aux dépens de la Russie. La Chine communiste a récupéré le Xinjiang, puis le Tibet, puis pacifiquement les comptoirs européens de Hong-Kong et Macao. Le recouvrement de Taïwan fait également partie du projet, ce qui peut se comprendre historiquement[6]. Mais il faut ajouter à cet irrédentisme la mer de Chine méridionale, qu’elle prétend lui appartenir en vertu de droits historiques plus discutables – un peu comme si l’Italie revendiquait toutes les eaux de la Méditerranée en souvenir de l’Empire romain.

Ces différentes revendications lui aliènent, à l’exception de la Corée du nord, la totalité de ses voisins[7], ce qui n’est pas de bon augure pour un pays confiné dans sa géographie. Au sud, Elle embarrasse l’Inde en lui disputant la maîtrise de l’Himalaya, sorte de château d’eau d’où partent les fleuves alimentant la vallée du Gange et l’Indochine, soit un milliard d’hommes. Au nord, elle fait peur à la Russie dont les 147 millions d’habitants ne suffisent pas à peupler ni exploiter convenablement sa Sibérie orientale. A l’ouest, nous l’avons dit, sa prétention à dominer la région effraie ses voisins, de sorte qu’elle a attiré contre elle une alliance indopacifique, le « Quad »[8], devenu « Quad + », réunissant autour de la puissance américaine le Japon, l’Inde, la Corée du sud, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et même le Viêt-Nam, que la menace chinoise a jeté dans les bras de l’Amérique pourtant honnie et combattue durant vingt années d’un passé relativement récent[9]. Il s’agit de « sécuriser » les deux océans pacifique et indien, c’est-à-dire, en fait, tenir la dragée haute à la Chine, qui réplique à cette alliance militaire par ce qu’elle appelle « le Collier de perles », quelques comptoirs commerciaux entre Ceylan et la côte africaine, dont un seul est militarisé, à Djibouti, où la base chinoise est isolée au milieu de trois bases française, américaine et japonaise.

A cette alliance indopacifique s’ajoute l’existence de ce qu’on appelle aujourd’hui « le Triumvirat », par allusion à l’histoire des trois dernières décennies de la République romaine[10] : les États-Unis, dont le domaine maritime est le plus étendu au monde – 11 millions de kms² – la France qui vient en deuxième position -10 millions et demi – et le Royaume-Uni maîtrisent toutes les routes maritimes du monde en les tenant à portée d’intervention militaire, soit par présence territoriale, soit par leurs bases occupées dans des pays tiers. Compte tenu de l’importance de la mer pour l’approvisionnement de la Chine, c’est un avantage décisif pour l’Occident[11].

Son isolement militaire

Pour faire face à ces différentes alliances, la Chine a entrepris d’augmenter la puissance de ses armées. Bien que puissance nucléaire, sa force de frappe reste inférieure à chacune des trois pays du « Triumvirat » comme à celle de la Russie. Contre des adversaires potentiels, sa stratégie orientée vers le large étant essentiellement navale, nous pouvons nous arrêter sur sa marine. Lancée dans une course dont elle a, certes, les moyens financiers, la Chine possède aujourd’hui probablement près de 380 navires de guerre, devant les Etats-Unis qui en comptent 350[12]. Mais depuis Salamine en 480 AC, et encore Lépante et 1571, nous savons que si la quantité compte sur la mer, elle ne remplace pas toujours la qualité. De ce point de vue, il convient de noter que seuls les États-Unis et la France maîtrisent la technique du porte-avions à propulsion nucléaire – les premiers en ont onze, la France un seul – qui leur donne une autonomie quasi-illimitée à l’échelle d’une et même plusieurs missions. La force aéronavale chinoise est encore trop distancée sur ce point pour que Pékin puisse envisager de confier à un porte-avions une mission à longue distance. Si l’on combine la force navale et la force stratégique, aujourd’hui où la seule arme absolue est le SNLE – Sous-marin à propulsion Nucléaire Lanceur d’Engins balistiques – la Chine est loin derrière les États-Unis, la Russie, la France et le Royaume-Uni[13]. Preuve en est qu’aucun SNLE chinois n’est en mesure de mener une mission de dissuasion mondiale. On peut dire la même chose de sa technologie du SNA – Sous-marin à propulsion Nucléaire d’Attaque – distancée par ces mêmes puissances. Dans l’état actuel de ses capacités, non seulement la Chine peut être étranglée dans le détroit de Malacca, mais elle est incapable de franchir la chaîne insulaire qui la sépare du Pacifique profond sans risquer de voir sa flotte anéantie. Quant à la mer intérieure qu’elle prétend s’approprier, ses moyens amphibies actuels ne la rendraient pas capable de débarquer aujourd’hui plus de quatre divisions sur les rivages de Taïwan.

Considérant la composante aérienne de l’armée chinoise, il ne suffit pas de prendre acte de ses indéniables progrès matériels sans y apporter un commentaire, comme si l’espace aérien était comparable à ceux de la mer et de la terre. Dans le contexte d’un affrontement où la Chine devrait défendre ses approvisionnements par des lignes logistiques très étirées, les théâtres d’opérations seraient multiples et non pas seulement cantonnés au territoire chinois. Or, par son isolement géographique et son manque de bases extérieures, la Chine ne peut projeter ses forces avec la même assurance que ses rivaux. Car il ne suffit pas de pouvoir envoyer en l’air des avions, il faut les ravitailler, ne serait-ce que pour leur permettre de gagner le Pacifique profond, au centre et au sud, où le « Triumvirat » est omniprésent. L’absence d’un déploiement militaire mondial est de ce point de vue un véritable handicap.

Paradoxalement, la Chine est fermée géographiquement et à la fois trop exposée au monde économiquement, ce qui n’est pas une situation aussi idéale que certains l’imaginent. Cela dit, nous avons ici évoqué des vecteurs de puissance sans mentionner les plus récents, ceux employés dans le cyberespace, par exemple. Certes, nous ne voudrions pas encore une fois être « en retard d’une guerre » ! Toutefois, ce n’est pas un ordinateur qui remplacera l’approvisionnement du pays en pétrole, il faut bel et bien disposer en l’occurrence de l’espace maritime avant le cyberespace.

Notes et références

[1] Nous arrondissons les chiffres par commodité de lecture. La France est en cinquième position à 3.000 milliards, juste devant le Royaume-Uni et l’Inde à 2.900, et loin derrière l’Allemagne à 4.300.

[2] On distingue les eaux territoriales jusqu’à 12 milles de la côte, les eaux contiguës jusqu’à 24 milles, la Zone d’Exclusion Economique jusqu’à 200 milles, puis la haute mer qui couvre 64% de la surface maritime. La notion complémentaire de plateau continental est encore disputée.

[3] Les tensions en Birmanie font apparaître une lutte d’influence entre Occidentaux (Aung San Suu Kyi est l’épouse d’un Britannique – et la Chine qui souhaiterait y poser un oléoduc permettant de réduire sa dépendance au Détroit de Malacca.

[4] Ce concept avait été forgé par les impérialistes allemands qui convoitaient les immensités russes.

[5] De la même manière que les écoliers français entre 1871 et 1914 apprenaient que l’Alsace-Lorraine était indûment occupée par l’Allemagne.

[6] Leur séparation ne remonte qu’à 1949, quand Mao renversa le gouvernement de droite qui trouva refuge sur cette île.

[7] Les Birmans sont divisés en pro et anti-Chinois.

[8] Quadrilateral Security Dialogue : le nom ne laisse aucun doute sur la préoccupation militaire des partenaires.

[9] Entre le départ de la France et la chute de Saïgon en 1975, La guerre du Viêtnam a fait plus d’un million de victimes parmi les Vietnamiens communistes.

[10] Entre 60 et 31 AC, la République a connu deux triumvirats (trois hommes se partageant le pouvoir) : César-Pompée Crassus jusqu’en 48 AC, puis en 43 AC Octave-Antoine-Lépide.

[11] Sauf si le réchauffement climatique permettait un jour l’ouverture d’une route – d’ailleurs plus courte – longeant l’Arctique russe.

[12] Ici encore, nous arrondissons les chiffres par commodité.

[13] Il manque notamment aux SNLE chinois la capacité de « dilution » qui le rendrait indétectable.

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