L’inflation augmente partout, c’est évident. Les monnaies fiduciaires s’effondrent en valeur réelle. Et les monnaies adossées à des matières premières qui ont une valeur réelle implicite sont recherchées (par exemple, le rouble).
Biden doit se rendre en Arabie saoudite en juillet. Cependant, l’administration américaine ressent clairement les effets de l’avalanche de critiques (y compris de la part du grand public américain) concernant son prochain voyage au Moyen-Orient qui inclura l’Arabie saoudite. Il est clair que le meurtre de Jamal Khashoggi reste aussi douloureusement sensible pour Biden qu’une brûlure.
Naturellement, le courant dominant en l’Occident suppose que la visite de Biden a pour but d’amener l’Arabie saoudite et l’OPEP à ouvrir le robinet des approvisionnements en pétrole pour les États-Unis et une Europe désespérée.
Biden devra donc rentrer aux États-Unis avec au moins quelques gestes symboliques à cet égard. Plus tôt, il avait tenté de minimiser la question du prix du pétrole lors de son voyage : « Il se trouve qu’une réunion plus importante a lieu en Arabie saoudite. C’est la raison pour laquelle je m’y rends. Et cela a à voir avec la sécurité nationale pour eux, pour les Israéliens » . Il a poursuivi : « J’ai un programme, de toute façon. Il concerne des questions bien plus importantes que le prix de l’énergie » .
Eh bien… je le crois. Il s’agit de la sécurité d’« Israël » (en quelque sorte). « Israël » , confronté à des divisions internes déchirantes, résoudra ses mécontentements intérieurs par un bras de fer peu glorieux pour déterminer quel dirigeant est le plus dur face à la « menace iranienne » .
Cela ne signifie pas que l’Iran représente un « danger manifeste et imminent » (si ce n’est les ripostes iraniennes prévisibles aux provocations israéliennes). C’est simplement que la politique israélienne « est ce qu’elle est » : les services de sécurité israéliens affirment explicitement que la « menace pour Israël » vient de l’intérieur. Et c’est tout à fait vrai. Pourtant, on ne combat pas les élections d’Israël en exploitant le thème de l’ennemi intérieur : ce serait favoriser la guerre civile.
Donc, la menace de la « marmite iranienne » doit être réchauffée. La dynamique de la politique israélienne, en tant que telle, l’exige. Bennet et le Lobby à Washington sont occupés à attiser les flammes. Et Biden doit se rendre dans la région pour taper sur la table au sujet de l’Iran, et pour couper le ruban d’un autre pacte de sécurité du Golfe que personne ne prend très au sérieux (à l’exception de quelques hommes d’affaires israéliens du secteur technologique). Comme l’a fait remarquer la semaine dernière un ancien conseiller principal de plusieurs ministres israéliens des affaires étrangères et du premier ministre, « il n’existe pas de véritable « coalition israélo-sunnite » et l’idée d’un front israélo-saoudo-émirati pour faire face à l’Iran relève plus de la fiction stratégique que de la réalité pratique » .
Quelles sont donc les « grandes questions » auxquelles pense Biden ? Pas tant le pétrole peut-être, mais plutôt le dollar américain.
La semaine dernière, la Fed n’a pas seulement relevé son taux d’intérêt de 0,75 %, mais, de manière inattendue, même la Suisse, habituellement flegmatique et très prudente, l’a relevé de 0,50 %.
Y’a-t-il un rapport avec le voyage de Biden ? Tout à fait. La décision suisse a été un gros signal d’alarme. En effet, la BNS n’a pas seulement rapproché son taux directeur du positif, mais elle a aussi souligné que le franc suisse n’est « plus très apprécié » . A cause de l’inflation. Ce dernier point implique que le franc doit être plus valorisé pour combattre l’inflation, ce qui suggère que la BNS vendra, et n’achètera pas, des actions américaines et d’autres actifs (maintenant que l’achat d’actifs n’est plus nécessaire pour maintenir la valeur du franc à un niveau bas (le vieux casse-tête suisse)).
L’augmentation de l’inflation est partout, c’est évident. Les monnaies fiduciaires s’effondrent en valeur réelle. Et les monnaies adossées à des matières premières qui ont une valeur réelle implicite sont recherchées (c’est-à-dire le rouble).
Il en va de même pour le dollar : sa valeur n’est plus aussi élevée (par rapport aux actifs réels dans un contexte inflationniste). Et s’il n’est plus très valorisé, beaucoup, beaucoup – comme les Suisses – vendront des actifs américains et n’en achèteront pas. La Fed augmente donc les taux.
Cela ne tuera pas l’inflation américaine. Aucune chance. Mais c’est probablement suffisant pour engendrer une certaine demande mondiale de dollars (l’éternel « rat run » vers la sécurité). Reste à savoir si cela sera suffisant ou non.
Mais … les États-Unis ont aussi une dette de 30 MILLIARDS de dollars à rembourser, mais à des taux d’intérêt beaucoup plus élevés. Ils doivent financer ce service de la dette en vendant des bons du Trésor américain au monde entier. Mais qui achètera des bons du Trésor alors qu’en valeur réelle, leur rendement est presque négatif de 10 % ?
Le voyage de Biden consiste donc à demander aux Saoudiens de continuer à acheter des bons du Trésor américain avec les bénéfices accumulés grâce aux prix élevés du pétrole. En effet, si les États-Unis devaient perdre le pouvoir du dollar en tant que garantie mondiale, au profit des matières premières, leur économie et leurs marchés suivraient rapidement.
Le voyage de Biden est la répétition de la visite de Kissinger au royaume en 1974 : cette année-là, la crise pétrolière avait frappé les États-Unis. Un embargo décrété par les nations arabes de l’OPEP, en représailles de l’aide militaire américaine aux Israéliens pendant la guerre de 1973, avait quadruplé les prix du pétrole. L’inflation était montée en flèche, la bourse et l’économie américaine s’étaient effondrées.
L’objectif était alors étonnamment simple. Trouver un moyen de persuader un royaume hostile de financer le déficit croissant de l’Amérique avec sa nouvelle richesse en pétrodollars. Le président Nixon avait clairement indiqué qu’il était hors de question de revenir de ce voyage les mains vides. Un échec mettrait non seulement en péril la santé financière de l’Amérique, mais pourrait également donner à l’Union soviétique une ouverture pour faire de nouvelles incursions dans le monde arabe. Il faut que tout change pour que rien ne change.
Mais les temps changent : la Russie a fait prendre conscience aux producteurs d’énergie du pouvoir des prix élevés des matières premières comme base des futurs échanges internationaux, au lieu de la dépréciation (en valeur réelle) du dollar fiduciaire. À l’époque, les bons du Trésor américain étaient considérés comme inviolables : aujourd’hui, ils peuvent être rejetés et considérés comme n’étant pas de la bonne monnaie, car sensibles à un coup de tête (comme, par exemple, la confiscation des réserves gouvernementales afghanes). À l’époque, les garanties de sécurité américaines semblaient plausibles ; elles le sont beaucoup moins aujourd’hui. À l’époque, l’OTAN était incontestée ; ce n’est plus le cas aujourd’hui. À l’époque, le vent géopolitique gonflait encore les voiles des États-Unis ; aujourd’hui, ces voiles occidentales pendent mollement aux mâts. Le vent souffle vers l’est. Et les Saoudiens le savent.
Biden réussira-t-il ? Le voyage aura-t-il même lieu ?
Alastair Crooke
Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
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