22 juin 2022

N’espérez pas un atterrissage en douceur



L’homme en cravate : « Mec, le prix de l’essence me tue ». L’autre répond : « Moi je n’ai plus besoin de m’en soucier, j’ai perdu mon boulot »

L’« équipe inflation persistante » l’ayant clairement emporté sur l’« équipe inflation temporaire » dans le débat sur la nature de l’inflation galopante actuelle, la question est maintenant de savoir si les prix peuvent être maîtrisés sans provoquer de récession. Les données historiques suggèrent que non, laissant les banques centrales choisir entre une mauvaise option et une pire.

En 2021, le grand débat sur les perspectives de l’économie mondiale a consisté à déterminer si la hausse de l’inflation aux États-Unis et dans d’autres économies avancées était temporaire ou persistante. Les principales banques centrales et la plupart des chercheurs de Wall Street étaient dans « l’équipe transitoire ». Ils attribuaient le problème à des effets de base et à des goulets d’étranglement temporaires de l’offre, ce qui impliquait que le taux d’inflation élevé retomberait rapidement dans la fourchette cible de 2 % des banques centrales.

Pendant ce temps, l’« équipe persistante » – menée par Lawrence H. Summers de l’université de Harvard, Mohamed A. El-Erian du Queens’ College de l’université de Cambridge, et d’autres économistes – soutenait que l’inflation resterait élevée, car l’économie surchauffait en raison d’une demande globale excessive. Cette demande était alimentée par trois forces : des politiques monétaires durablement souples, des politiques budgétaires excessivement stimulantes et une accumulation rapide de l’épargne des ménages pendant la pandémie, qui a entraîné une demande refoulée une fois les économies rouvertes.

Moi aussi, je faisais partie de l’équipe Persistante. Mais je faisais valoir qu’en plus d’une demande globale excessive, plusieurs chocs d’offre globale négatifs contribuaient à la hausse de l’inflation, voire à la stagflation (croissance réduite et inflation élevée). La réponse initiale à l’affaire COVID-19 avait conduit à des confinements qui ont provoqué des perturbations majeures dans les chaînes d’approvisionnement mondiales et réduit l’offre de travailleurs (créant un marché du travail très tendu aux États-Unis). Puis sont survenus deux autres chocs d’approvisionnement cette année : L’invasion brutale de l’Ukraine par la Russie, qui a fait grimper les prix des matières premières (énergie, métaux industriels, nourriture, engrais), et la réponse « zéro COVID » de la Chine à la variante Omicron, qui a entraîné une nouvelle série de goulets d’étranglement dans la chaîne d’approvisionnement.

Nous savons maintenant que l’équipe Persistante a remporté le débat sur l’inflation en 2021. Avec une inflation proche des deux chiffres, la Réserve fédérale américaine et d’autres banques centrales ont admis que le problème n’était pas transitoire et qu’il fallait le résoudre d’urgence en resserrant la politique monétaire.

Cela a suscité un autre grand débat : les responsables de la politique économique pourront-ils organiser un « atterrissage en douceur » de l’économie mondiale ? La Fed et d’autres banques centrales soutiennent qu’elles seront en mesure de relever leurs taux directeurs juste assez pour ramener le taux d’inflation à leur objectif de 2 % sans provoquer de récession. Mais, comme de nombreux autres économistes, je doute que ce scénario à « l’eau de rose », une économie ni trop chaude ni trop froide, puisse être réalisé. Le degré de resserrement nécessaire de la politique monétaire entraînera inévitablement un atterrissage brutal, sous la forme d’une récession et d’une hausse du chômage.

Comme les chocs stagflationnistes réduisent la croissance et augmentent l’inflation, ils placent les banques centrales devant un dilemme. Si leur priorité absolue est de lutter contre l’inflation et d’empêcher un dangereux désancrage des anticipations d’inflation (une spirale salaire-prix), elles doivent abandonner progressivement leurs politiques expansionnistes non conventionnelles et relever les taux directeurs à un rythme qui entraînera probablement un atterrissage brutal. En revanche, si leur priorité absolue est de soutenir la croissance et l’emploi, elles doivent normaliser leur politique plus lentement et risquent de dérégler les anticipations d’inflation, ouvrant ainsi la voie à une inflation persistante supérieure à l’objectif.

Un scénario d’atterrissage en douceur ressemble donc à un vœu pieux. À présent, la hausse de l’inflation est suffisamment persistante pour que seul un resserrement sérieux de la politique monétaire puisse la ramener dans la fourchette cible. Si l’on prend comme référence les précédents épisodes de forte inflation, la probabilité d’un atterrissage brutal dans les deux ans est de plus de 60 %.

Mais il existe un troisième scénario possible. Les responsables de la politique monétaire tiennent aujourd’hui un discours ferme sur la lutte contre l’inflation, afin d’éviter qu’elle ne devienne incontrôlable. Mais cela ne signifie pas qu’ils ne finiront pas par céder et laisser le taux d’inflation dépasser l’objectif. Étant donné que l’atteinte de l’objectif nécessite très probablement un atterrissage brutal, les autorités pourraient finir par relever les taux, puis se dégonfler lorsque ce scénario devient plus probable. De plus, en raison de l’ampleur de la dette privée et publique (348 % du PIB mondial), les hausses de taux d’intérêt pourraient déclencher une nouvelle baisse brutale des marchés obligataires, boursiers et du crédit, donnant ainsi aux banques centrales une raison supplémentaire de faire marche arrière.

En d’autres termes, les efforts déployés pour lutter contre l’inflation pourraient facilement faire s’effondrer l’économie, les marchés, ou les deux. Déjà, le resserrement modeste des banques centrales a ébranlé les marchés financiers, les principaux indices boursiers étant proches du territoire baissier (une baisse de 20 % par rapport aux récents sommets), les rendements obligataires augmentant et les écarts de crédit s’élargissant. Pourtant, si les banques centrales se dégonflent maintenant, le résultat ressemblera à la stagflation des années 1970, lorsqu’une récession s’est accompagnée d’une forte inflation et d’un désancrage des anticipations d’inflation.

Quel scénario est le plus probable ? Tout dépend d’une combinaison de facteurs incertains, notamment la persistance de la spirale salaires-prix, le niveau auquel les taux directeurs doivent être relevés pour contenir l’inflation (en créant des capacités inutilisées sur les marchés des biens et du travail) et la volonté des banques centrales d’infliger une douleur à court terme pour atteindre leurs objectifs d’inflation. En outre, il reste à voir quel sera le cours de la guerre en Ukraine, et quel effet cela aura sur les prix des matières premières. Il en va de même pour la politique chinoise du zéro COVID, avec ses effets sur les chaînes d’approvisionnement, et pour la correction actuelle des marchés financiers.

L’histoire montre qu’un atterrissage en douceur est hautement improbable. Il reste donc soit un atterrissage brutal et un retour à une inflation plus faible, soit un scénario stagflationniste. Dans les deux cas, une récession est probable au cours des deux prochaines années.

Nouriel Roubini

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

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