Il est toujours utile de revenir aux textes et aux discours pour comprendre ce que pensent, et donc comment agissent, les hommes politiques. Le dernier discours de Vladimir Poutine au Forum économique international de Saint-Pétersbourg (SPIEF) est donc essentiel pour comprendre sa vision de la guerre en Ukraine et son projet pour la Russie.
Organisé depuis 1997, le SPIEF est un forum des milieux d’affaires et politiques. Conçu comme un pendant russe du forum de Davos, il réunit chaque année des dirigeants de premier plan et des chefs d’entreprises internationales. Vladimir Poutine y intervient depuis 2005 pour un discours sur l’état économique du monde, pendant du discours sur l’état politique qu’il prononce lors du forum de Sotchi. Compte tenu du contexte international, le discours de cette année est particulièrement important.
La doctrine Poutine
Plusieurs points apparaissent comme primordiaux.
Le premier est qu’il a davantage employé le terme « Donbass » que « Ukraine ». Il a présenté l’intervention militaire comme une intervention au Donbass, et non plus en Ukraine, ce qui est une inflexion majeure par rapport aux discours de février dernier. Cela montre aussi que ses buts de guerre sont limités à cette région et non pas forcément au reste du territoire ukrainien.
Second point, le rejet exclusif de la faute de l’intervention sur les Occidentaux. Il présente son invasion comme un cas de légitime défense, qu’il pense justifiée par le droit international.
Troisième point, les aires géographiques de la Chine et de l’Asie ne sont pas évoquées dans ce discours. Poutine se concentre uniquement sur le Donbass et le monde occidental. Comme si lui-même pensait la Russie d’abord comme un acteur en Europe et non pas tant comme un acteur en Asie. Pourtant, les défis y sont nombreux, notamment en Asie centrale.
Quatrième point, il s’adonne à un long développement sur le développement intérieur de la Russie. Il a ainsi annoncé des plans d’investissements pour les villes d’Extrême-Orient, pour les familles et pour le tourisme, demandant à développer la protection des sites naturels, notamment du lac Baïkal. Nous sommes-là très loin des questions militaires et guerrières. Cela peut être vu aussi comme une réponse interne à ceux qui l’accusent de se préoccuper davantage de la position de la Russie sur la scène internationale que du développement intérieur. En somme, le Donbass plutôt que la Sibérie. Le discours du Forum montre qu’il n’en est rien.
Cinquième point saillant, aucune sortie de crise n’est avancée. Poutine n’évoque ni la paix, ni les négociations, ni la construction d’un ordre européen post-guerre en Ukraine. Dans ces conditions, la fin de la guerre semble particulièrement difficile.
La faute de l’Occident
Rejetant sur l’Occident la responsabilité du déclenchement de la guerre en Ukraine ainsi que l’inflation des prix des matières premières et énergétiques, le président russe s’est montré offensif dans ses accusations :
« Quant à l’Europe, l’échec de la politique énergétique, la dépendance aveugle à l’égard des sources renouvelables et les approvisionnements ponctuels en gaz naturel ont apporté une contribution négative supplémentaire au dérapage des prix, qui a conduit à la forte hausse des coûts énergétiques que nous observons depuis le troisième trimestre de l’année dernière – là encore, bien avant le début de notre opération dans le Donbass. Nous n’avons absolument rien à voir avec cela. Ils ont tout gâché eux-mêmes, les prix ont grimpé en flèche, et ils cherchent à nouveau des coupables.
À ses yeux, la Russie est donc un bouc émissaire, accusée d’être responsable de la hausse des prix afin de masquer les erreurs de l’Occident. :
« Les erreurs de calcul de l’Occident ont non seulement augmenté le coût de nombreux biens et services, mais ont également entraîné une baisse de la production d’engrais, en particulier des engrais azotés produits à partir du gaz naturel. Globalement, rien que du milieu de l’année dernière au mois de février de cette année, les prix mondiaux des engrais ont augmenté de plus de 70%. »
Il est vrai que l’inflation des matières premières a débuté avant l’intervention de février, que celle-ci a néanmoins amplifiée (aidée par les sanctions européennes).
La résistance de l’économie russe
Poutine évoque les difficultés rencontrées par l’économie russe à la suite des sanctions, difficultés qui sont d’après lui passées. Le rouble s’est redressé, les comptes publics sont sains, les entreprises ont su s’adapter aux sanctions. Évoquant la guerre des monnaies et donc la question du dollar, il s’en prend, sans la nommer, à cette monnaie dont il critique le monopole :
« Oui, certaines des monnaies de réserve du monde sont suicidaires aujourd’hui, c’est clair, en tout cas leurs tendances suicidaires sont évidentes. Bien sûr, cela n’a aucun sens de “stériliser” notre masse monétaire avec elles aujourd’hui. Mais le principe fondamental – dépenser en fonction de ce que l’on a gagné – demeure, et personne ne l’a aboli. Nous le comprenons. »
Le principe du « dépenser en fonction de ce que l’on a gagné » s’opposant ici à l’autre principe, très social-démocrate, du « quoi qu’il en coûte ».
Poutine présente les sanctions économiques comme une opportunité, celle de développer l’indépendance de la Russie, notamment via le secteur technologique. Reprenant à son compte les avancées et les découvertes de l’époque soviétique, il annonce vouloir relancer l’industrie russe dans ces domaines.
« Bien sûr, les sanctions ont placé le pays face à de nombreux défis de taille. Certaines entreprises rencontrent encore des problèmes avec les pièces détachées. Toute une série de solutions technologiques est devenue inaccessible à nos entreprises. La logistique a été perturbée. Mais, d’un autre côté, tout cela nous ouvre de nouvelles possibilités – nous en parlons souvent, mais c’est la réalité. Tout cela incite à construire une économie dotée d’un potentiel et d’une souveraineté technologiques, manufacturiers, humains et scientifiques complets, plutôt que partiels. »
« À cet égard, le sixième principe de développement transversal, à mon avis, qui unit nos travaux, est de parvenir à une véritable souveraineté technologique, en créant un système holistique de développement économique indépendant des institutions étrangères en termes de composants critiques. Nous devons développer tous les domaines de la vie à un niveau technologique qualitativement nouveau et, en même temps, ne pas nous contenter d’être les utilisateurs des solutions de quelqu’un d’autre, mais disposer des clés technologiques pour créer des biens et des services pour les générations suivantes. »
Et plus loin :
« C’est exactement comme cela que les fondateurs de nombreux programmes scientifiques soviétiques ont travaillé en leur temps, et aujourd’hui, en s’appuyant sur un tel travail de base, nos concepteurs avancent dignement. Grâce à eux, la Russie dispose d’armes hypersoniques qui n’ont pas d’analogues dans le monde. Rosatom occupe une position de premier plan dans la technologie nucléaire et développe une flotte de brise-glace nucléaires. De nombreuses solutions russes en matière d’intelligence artificielle et de traitement des big data [données informatiques volumineuses] sont les meilleures au monde. »
Ces propos visent à montrer que la Russie est loin d’être un pays arriéré ou en retard, mais, comme à l’époque soviétique, qu’elle peut rivaliser avec les grands. C’est là un des éléments essentiels de la fierté russe. Alors que la Russie tsariste était très largement en retard dans les années 1910, la Russie soviétique put, 40 ans plus tard, envoyer un homme dans l’espace. La Russie peut toujours s’appuyer sur des ingénieurs et des mathématiciens de grande qualité, formés dans des filières d’excellence. C’est aussi une leçon pour l’Europe, et notamment pour la France, qui ne peut pas tenir son rang mondial avec un système éducatif aussi dégradé.
Vers un monde multipolaire
La grande idée de Poutine, développée depuis plusieurs années, est que nous avons quitté le monde unipolaire pour aller vers un monde multipolaire. Par ses errements, l’Occident a contribué à mettre fin à cette architecture mondiale.
« Les garanties de sécurité sont dévaluées. L’Occident a fondamentalement refusé d’honorer ses engagements antérieurs. Il s’est avéré impossible de conclure de nouveaux accords avec l’Occident. Dans cette situation, dans un contexte de risques et de menaces croissants pour nous, la décision de la Russie de mener une opération militaire spéciale a été forcée. Difficile, bien sûr, mais nécessaire et indispensable.
Il s’agit de la décision d’un pays souverain, qui a le droit inconditionnel, fondé d’ailleurs sur la Charte des Nations unies, de défendre sa sécurité. Une décision qui vise à protéger nos citoyens, les habitants des Républiques populaires du Donbass, qui subissent depuis huit ans un génocide de la part du régime de Kiev et des néo-nazis, qui ont reçu le plein patronage de l’Occident. »
La Sibérie plutôt que le Donbass ?
Chose plus surprenante pour un discours que l’on attendait centré uniquement sur les relations extérieures, Poutine consacre la fin de son intervention à ses projets pour le développement intérieur de la Russie. Une manière de faire taire les critiques de ceux qui l’accusent de se préoccuper davantage du Donbass que de la Russie. Il a ainsi annoncé un plan d’investissement pour la rénovation urbaine en Extrême-Orient, une politique nataliste offensive (« L’avenir de la Russie est une famille avec deux, trois enfants ou plus. »), le développement d’une politique touristique respectueuse de l’environnement et des sites naturels, ainsi que d’un programme pour la préservation du lac Baïkal.
« Chaque année, de plus en plus de touristes cherchent à visiter les plus beaux sites naturels de notre pays : parcs nationaux, réserves naturelles et réserves de faune. On estime que cette année, le flux de touristes dépassera les 12 millions de personnes. Il est important que les agences gouvernementales, les entreprises et les touristes sachent ce qui est autorisé et ce qui ne doit pas être fait dans ces zones, où les installations touristiques peuvent être construites et où cela est strictement interdit, où cela crée des risques pour les écosystèmes uniques et vulnérables. »
Comme tout discours politique, celui-ci ne doit pas être pris pour argent comptant. Il y a une marche importante entre les intentions, les effets d’annonce et les réalités. Quand Poutine annonce vouloir relancer la natalité, c’est une politique qui est déjà menée depuis 20 ans avec des résultats très mitigés, la Russie ayant perdu 1M habitant en 2021. Néanmoins, ce discours est essentiel pour comprendre la façon dont Poutine voit le monde, le développement de la Russie et la place de celle-ci dans l’architecture mondiale. Essentiel aussi de constater qu’il ne parle pas de la paix en Ukraine ni des conditions ou des possibilités de sortie de guerre. La guerre qui dure depuis trois mois risque donc d’être encore très longue.
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