Parmi les conditions économiques en constante dégradation, on parle évidemment beaucoup de l’inflation. Ce phénomène assez courant et marquant certaines variations supportables, peut prendre dans des cas extrêmes des proportions catastrophiques. C’est ce que craint notamment l’Allemagne, à cause d’un souvenir vivace, d’une hantise des première années 1920 où ce grand pays central en Europe connut une période d’inflation monstrueuse, engendrant un désordre extraordinaire. En un sens, dans le courant d’incertitude que nous connaissons, ce souvenir revient à la mémoire, et l’on peut être assuré qu’il pèse directement sur l’attitude de l’Allemagne, sur les mesures que son gouvernement prend et va prendre ; en attendant, d’ailleurs, et sur la sollicitation de ce souvenir obsessionnel, certains mesurent l’irresponsabilité de la direction actuelle, – en cela égale (pour l’irresponsabilité) aux autres directions américanistes-occidentalistes, – vis-à-vis de la prise de sanctions antirusses qui activent la déstabilisation générale des systèmes financier et économique.
A cette lumière, il semble intéressant de restituer l’atmosphère, à la fois catastrophique et révolutionnaire, de cette terrible période en Allemagne, après la défaite de 1918. Un auteur l'a particulièrement bien rendue, le révolutionnaire Victor Serge, notamment dans son livre ‘Le tournant obscur’ qui fait partie de ses mémoires.
« Victor Serge, de son vrai nom Viktor Lvovitch Kibaltchitch, est un révolutionnaire libertaire puis marxiste, et écrivain francophone, né en Belgique de parents russes émigrés politiques. Il est le père du peintre Vladimir Kibaltchitch et d'une fille Jeannine. »
La vie de Victor Serge est un fantastique roman d’un aventurier révolutionnaire, emprisonné en Espagne en 1917, puis revenu en France où il est à nouveau emprisonné, puis échangé en janvier 1919 grâce à un accord franco-soviétique, gagnant l’URSS naissante et devenant membre du PC de l’Union Soviétique. Anarchiste devenu marxiste, il se rapproche de Trotski et se trouve donc engagé dans la lutte pour le pouvoir avec la mort de Lénine, ensuite emprisonné par la Guépéou, jusqu’à sa libération en 1933 et son retour en France, avec des séjour en Belgique (il assura une chronique dans ‘La Wallonie’, journal socialiste par instants révolutionnaire de Liège). Après de multiples péripéties, il finit au Mexique bien après l’assassinat dans ce pays de Trotski, dont il était resté proche sans jamais adhérer à la IVème Internationale. Il y mourut en 1947, « dans le dénuement le plus total, dans des circonstances suspectes, peut-être du fait de l’action d’agents soviétiques » ; une mort un peu à-la-Trotski.
Serge avait fait un séjour en Allemagne en 1922-1923, évidemment pour y organiser la révolution. Il fut donc un témoin direct de cette terrible tempête inflationniste et la décrivit dans un style remarquable (comme toute son œuvre, abondante et de haute tenue)... Visions de désordre absolu qui déstructure toute la société, avec les incroyables envolées de l’inflation au jour le jour, lorsqu’on transporte une brouette remplis de billets pour payer un restaurant, où les billets de cent marks sont sur-estampillés un million, dix millions de marks en deux-trois jours, où tout le monde grapille, vole, échange, où les soldats vendent leurs armes aux plus offrants, où partout éclate les grèves interrompanbt une production déjà à bout de souffle, où seules les boîtes de nuit avec leurs prostitués continuentb à prospérer grâce aux dollars des trafiquants... L’extrait du texte de Serge que nous empruntons est extrêmement réaliste, pressant, angoissant et fou, terriblement descriptif d’une sorte d’enfer social, et en un mot pour notre compte : extrêmement talentueux pour rendre compte de la chape de feu grondant du désordre emportant l’Allemagne dans une folie monétaire qui réduit le prix de la vie à des masses de billets qui n’ont même plus la valeur du papier où ils sont imprimés, par conséquent la déstructuration-dissolution des structures sociales en quelques semaines, quelques jours, l’isolement et la terreur mortifère des gens... S’y ajoute la tension du révolutionnaire guettant l’instant où telle ou telle tentative pourrait être lancée, également fouettée par la pression des événements, cherchant selon le mot d’un révolutionnaire russe, à « réveiller l’insurgé »... Visions du cauchemar réalisé hier, visions du cauchemar possible demain, sinon très vite dans la spirale, le tourbillon crisique qui menace de nous engloutir dans un sombre trou noir dont nul ne voit ni n’imagine le fond.
L’extrait ci-dessous est donc du livre ‘Le tournant profond’, réédition chez Albatros, en 1972, p. 29-32. (Nous avons trouvé la suggestion de cet extrait sur le site ‘Matière et Révolution’.) On notera combien ce titre magnifique, définissant une période-clef de la révolution bolchévique conduisant à la dictature bureaucratique de Staline, peut parfaitement être emprunté pour définir la période que nous vivons, “période” pour définir ce que Michel Maffesoli décrit comme un « entre-deux époques ».
dedefensa.org
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Extrait du ‘Tournant obscur’
Des attroupements stagnent dans les rues de Berlin. Combien faut-il de trillions de marks pour timbrer une lettre ? Octobre 1923. A la caisse d’un grand magasin Wertheim, une petite vieille qui porte un col de passementeries noires sort de son réticule des billets de cent marks de l’an dernier : du temps de Walter Rathenau… « Mais ils ne valent plus rien, madame… - Que dites-vous ? Je ne comprends pas bien. » Des gens s’esclaffent. Walter Rathenau gît dans sa tombe, tout déchiqueté ; il rêvait d’un néo-capitalisme allemand intelligemment et humainement organisé.
Non loin de l’Alexanderplatz, on pille, en bon ordre, une épicerie. Que personne n’emporte plus de trois boîtes de conserves, hein ! Il n’y a plus de rues riches, bien que les boîtes de nuit continuent de fonctionner : elles resteront ouvertes jusqu’à la fin du monde. De jeunes femmes nues y dansent entre les petites tables des soupeurs : ce ne sont pas des prostituées, vous savez ! Mais on les a pour deux dollars. Le dollar, monarque invisible, règne sur des foules désemparées. Deux fois par jour, il reprend son ascension vertigineuse. Des mercantis accourus de tous les continents raflent les marchandises, stocks et détails, les autos, les bateaux, les entreprises, les créatures avec les machines. On sait le prix des hauts fonctionnaires et celui des gros secrétaires aux joues flasques, en uniforme vert-de-moisissure, qui, dans les bureaux de la Schutzpolizei, estampillent les papiers des étrangers. Tout est tarifé, vendu, perdu, tout s’effondre. Je paie trois gros pains bis par semaine au vieil ingénieur qui me loue un appartement meublé. Les Schieber – spéculateurs – portent pelisse, roulent dans d’impériales voitures luisantes, font des affaires, des affaires, Geschäfte, Valuta, die Europäsche Krise, vertehen Sie, comprenez-vous ? Oswald Spengler démontre qu’un cycle de civilisation finit, crépuscule total… Les femmes d’ouvriers de Wedding, Neukoeln, Moabit ont ce teint gris, tirant aux lumières du soir sur le vert, que j’ai bien connu d’abord aux révolutionnaires des maisons centrales, ensuite à la population des villes affamées, dans la révolution russe. Peu de lumière aux fenêtres, des groupes sombres dans la rue. Quelles nouvelles ? Chaque jour est plein de grèves, d’incidents sanglants, de coups de feu claquant quelque part dans l’émeute. La voix de l’agitateur inconnu commente ça au milieu des visages de l’attente inconnue. Social-démocrate modéré, modérément désespéré, modérément exaspéré, communiste ardent, patriote secrètement affilié aux ligues militaires sont presque d’accord : Versailles est un nœud coulant pour la nation allemande, malheur à la France, malheur à la Pologne, malheur, malheur au capitalisme ! Que naisse enfin, de tant de souffrances, une juste communauté sociale ! L’Allemagne industrielle et la grande Russie agricole peuvent, en se sauvant, faire le salut du monde. La sainte guerre révolutionnaire deviendra possible. Par où commencer ? Les communistes seuls le savent, ils le disent d’un mot bref qui claque comme l’écho d’un coup de pistolet : « Losschalgen ! » (Déclencher l’action) Nous : le K.P.D. Kommunistische Partei Deutschlands, l’Internationale. Il n’est que de choisir l’instant, après une préparation à fond. La Saxe et la Thuringe rouge, au pouvoir de gouvernements ouvriers – social-démocrates et communistes, - forment deux divisions rouges. Presque prêtes. Les armes viennent de Tchécoslovaquie. Les armes, la Reichswehr les vend. Les dollars viennent de l’Exécutif de l’Internationale Communiste. (Il arrive que la Reichswehr, ayant livré au soir tombant un wagon de courtes carabines et touché les dollars, fasse signe à la Schutzpolizei qui vient à l’aube saisir les armes…) Recommandez aux jeunes militants de nouer des intelligences dans la troupe ; aux cheminots de mieux garer sur l’heure les wagons, aux camarades chargés des transports de faire diligence, nom de dieu ! Liebslied, douce romance ! Le soir, aux grilles des casernes, des jeunes filles, tresses nouées, flirtent avec des jeunes hommes casqués : « vous sortez les grenades, mon ami ? »
Les masses suivront-elles ? Le Parti ne s’est décidé qu’après les premières grandes grèves du pays rhénan, et il a freiné les mouvements pour ne pas gaspiller les forces. Se concentrent-elles, les forces, ou s’énervent-elles, ou se dissipent-elles ? On a de jour en jour plus faim, et la faim désoriente. Quand l’Internationale aura tout réglé, que sera-t-il passé dans la tête des social-démocrates – qui se méfient des communistes – et des hommes de la rue ? De Moscou, où siège l’Exécutif, Boris Souvarine m’écrit : « Nous allons tenter de remplacer Lénine… »
L’Internationale fixe la date de l’insurrection au 25 octobre – jour anniversaire de la prise du pouvoir à Pétrograd en 1917. Peu importe, vraiment, à cette heure, le décalage des calendriers julien et grégorien ! Je réponds à Souvarine que, si l’action du Parti n’est pas liée à un mouvement spontané des masses, elle est vaincue d’avance.
Chaque jour des stocks d’armes sont saisis. L’attente tendue des foules semble se détendre inexplicablement. Le chômeur passe, par des gradations insensibles, d’une fièvre d’insurgé à une lassitude de résigné. « C’était bien ainsi à Pétrograd, à la veille de l’insurrection, explique un camarade russe ; c’était même l’une des raisons pour lesquelles il fallait agir vite. Réveiller l’insurgé… »
Voya Vouyovitch, arrivé de Moscou a, sous un grand front bosselé, un jeune visage éclairé d’yeux gris… Voya pense qu’on vaincra à la date fixée ; tout se fera mieux qu’en Russie, « nous avons l’expérience… ». Je souhaite que tu aies raison, Voya. Un militant de la section militaire du K.P.D., à qui je pose brutalement la question quelques jours avant l’insurrection, me répond, les yeux dans les yeux : « Nous nous battrons bien, mais nous serons battus. » C’est ce que je sais, ce que nous savons tous, pendant que le Comité Central du K.P.D. répartit entre ses membres les portefeuilles d’un gouvernement de commissaires du peuple et que Koenen, qui a une barbe rousse et des binocles de professeur, nous réunit le soir pour nous exposer, au nom de la Section d’Information du Comité Central, que tout va pour le mieux. Il le démontre encore le lendemain de la saisie des principaux stocks d’armes de Berlin. Le hasard est mon principal informateur et il me renseigne mieux, il me renseigne d’une façon étonnante. J’apprends, deux ou trois semaines avant l’insurrection, que l’on a arrêté, sortant de chez Münzenberg, un militant responsable qui portait justement dans sa serviette la comptabilité de l’armement destinée à l’Exécutif de l’Internationale Communiste ; que le Parti est en somme désarmé dans la capitale et sa dissolution décidée en principe. J’en avertis, par intermédiaires, puisqu’ils sont impossibles à joindre, des membres du Comité central. Ils me font répondre que cette rumeur là court les rues, bien entendu, mais qu’ils sont fixés, eux : on n’osera pas. « Bien sûr, si nous sommes vaincus… » Ils le sont déjà, ils ne le savent pas encore.
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