14 mars 2022

Ukraine : la France a livré des technologies militaires dernier cri à la Russie jusqu’en 2020 !

Emmanuel Macron teste un casque Topowl, en mai 2016, lors du salon de l’armement Eurosatory. © Thales

Face caméra, le ton est grave, chaque mot pesé. Mercredi 2 mars, dix jours après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Emmanuel Macron s’adresse à la nation. « Poutine a choisi la guerre, déclare-t-il aux 21 millions de téléspectateurs qui suivent son allocution en direct. Les forces russes bombardent Kiev, assiègent les villes les plus importantes du pays. Des centaines de civils ukrainiens ont été tués. »  Il ajoute : « Nous nous tenons aux côtés de l’Ukraine. »

Ce soir-là, Emmanuel Macron omet de préciser une information de taille : entre 2015 et 2020, malgré l’escalade militaire avec l’Ukraine, la France a discrètement équipé l’armée de Vladimir Poutine avec des technologies militaires dernier cri. Du matériel qui a contribué à moderniser les forces terrestres et aériennes de la Russie, et qui pourraient aujourd’hui être utilisées dans la guerre en Ukraine. 

Embargo sur les armes

D’après des documents « confidentiel-défense » obtenus par Disclose et des informations en sources ouvertes, la France a délivré au moins 76 licences d’exportation de matériel de guerre à la Russie depuis 2015. Montant total de ces contrats : 152 millions d’euros, comme l’indique le dernier rapport au Parlement sur les exportations d’armement, sans toutefois préciser le type de matériel livré.

Selon notre enquête, ces exportations concernent essentiellement des caméras thermiques destinées à équiper plus de 1.000 tanks russes, ainsi que des systèmes de navigation et des détecteurs infrarouges pour les avions de chasse et les hélicoptères de combat de la force aérienne russe. Principaux bénéficiaires de ces marchés : les sociétés Thales et Safran, dont l’État français est le premier actionnaire.

Pourtant, l’Union européenne impose depuis le 1er août 2014 un embargo sur les armes à destination de la Russie. Une décision qui fait suite à l’annexion de la Crimée, en février 2014, à l’auto proclamation des républiques séparatistes pro-russes de Louhansk et Donetsk deux mois plus tard, et au crash d’un Boeing 777 abattu par un missile russe en juillet de la même année.

En 2015, sous pression de ses partenaires européens et des Etats-Unis, le président François Hollande avait fini par annuler la vente de deux navires Mistral à la Russie. Mais des livraisons plus discrètes vont se poursuivre.

Une habitante d’Irpin, au nord ouest de Kiev, devant sa maison détruite par un bombardement russe, le 13 mars 2022. A ce jour, 564 civils ont été tués en Ukraine, selon l’ONU. © Dimitar Dilkoff/ AFP

Les gouvernements de François Hollande puis d’Emmanuel Macron ont profité d’une brèche dans l’embargo européen : il n’est pas rétroactif. En clair, les livraisons liées à des contrats signés avant l’embargo peuvent être maintenues. Ce que confirme à Disclose la Commission européenne, en rappelant néanmoins que ces exportations sont censées respecter « la position commune de 2008 ». Celle-ci stipule que les États membres doivent refuser les exportations d’armement dès lors qu’elles peuvent provoquer ou prolonger un conflit armé. Un risque bien présent en Ukraine.

Or, depuis 2014, ni François Hollande ni son successeur n’ont mis fin aux livraisons d’armement à la Russie. Un paradoxe, alors qu’Emmanuel Macron s’active depuis des années sur la scène internationale pour privilégier la voie diplomatique en Ukraine, plutôt que celle des armes.

« Être le premier à ouvrir le feu »

En 2007, Thales signe un premier contrat avec la Russie pour la vente de caméras thermiques baptisées « Catherine FC ». Puis un second, en 2012, pour l’exportation de 121 caméras « Catherine XP » – un autre modèle de la gamme – destinées à « l’armée de terre russe », comme l’indique une note de mai 2016 du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) que Disclose s’est procurée. Selon nos informations, 55 caméras Catherine XP ont été livrées à la Russie en 2019.

Intégrée au système de visée d’un char d’assaut, la caméra Catherine permet de détecter des cibles humaines en pleine nuit ou de repérer un véhicule dans un rayon de dix kilomètres. L’avantage, selon la communication de Thales :« Être le premier à ouvrir le feu. » 

Ces caméras infrarouges ont déjà servi à « ouvrir le feu » en Ukraine. C’était en 2014, lors du conflit dans le Donbass à l’Est de l’Ukraine, comme le prouve une vidéo de l’époque filmée à l’intérieur d’un tank russe T-72.

Un boîtier relié à une caméra « Catherine » de Thales, filmé dans un char russe abandonné dans le Donbass ukrainien, en 2014 /DR

Huit ans plus tard, cette technologie française pourrait de nouveau équiper certains des chars qui terrorisent la population ukrainienne.

Le 4 mars dernier, dans la ville de Zaporija, des combats font rage aux abords de la plus grande centrale nucléaire d’Europe. Un incendie se déclare dans l’un des bâtiments du site. Aucun réacteur n’est touché, mais le lendemain, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky accuse le Kremlin de « terreur nucléaire ». Selon lui, les tanks russes qui étaient en première ligne au cours des combats « savent ce qu’ils visent », puisqu’ils seraient « équipés de caméras thermiques ». Des caméras haute résolution qui pourraient donc porter le logo de Thales. Ou celui de son concurrent :  Safran.

Selon nos informations et la note « confidentiel-défense » du SGDSN, le groupe Safran a signé la vente, en novembre 2013, de caméras thermiques « Matis STD » à la Russie. En 2016, 211 de ces caméras infrarouges devaient encore être livrées.

Les caméras Matis STD équipent trois types de chars russes : le T-72, le T-90 et le T-80 BVM. Tous trois sont actuellement présents sur le front ukrainien, comme le prouvent des vidéos et des photos diffusées sur les réseaux sociaux.

Comme ce tank russe T-80 BVM filmé par des hommes en arme :

Ou ces chars T-72, pris en photo après leur destruction par l’armée ukrainienne.

Ou encore cette vidéo d’un tank T-90 filmé en train de tirer sous les fenêtres d’un immeuble d’habitation à Borodyanka, une ville située à une cinquantaine de kilomètres de Kiev, la capitale ukrainienne :

Les bombardiers de Poutine

L’industrie de l’armement française équipe aussi l’armée de l’air russe. Sans qu’à aucun moment le gouvernement français ne se soit inquiété de moderniser la flotte des bombardiers de Poutine.

Selon nos informations, depuis un contrat signé en 2014, avec des livraisons qui se sont étalées jusqu’en 2018, le groupe Thales a doté 60 avions de chasse Soukhoï SU-30 de son système de navigation TACAN, son écran vidéo SMD55S et son viseur dernier cri HUD.

Ces avions de combat bombardent l’Ukraine nuit et jour depuis février. Des SU-30 ont ainsi été filmés en train de survoler la région de Soumy, au nord-est de l’Ukraine, ou à Mykolaïv et à Tchernihiv, le 5 mars, après avoir été abattus par la défense ukrainienne.

Le géant de l’aéronautique a aussi livré son système de navigation TACAN pour équiper certains avions de chasse Mig-29 – à ce stade, nous n’avons pas été en mesure de documenter l’emploi de Mig-29 en Ukraine, ainsi qu’une vingtaine de casques Topowl, dotés d’écrans infrarouges et de jumelles destinés aux pilotes russes, selon le site russe Topwar.

Emmanuel Macron teste un casque Topowl, en mai 2016, lors du salon de l’armement Eurosatory. © Thales

Les Mig-29 et les SU-30 sont également munis d’un système de navigation livré par Safran à partir de 2014 : le Sigma 95N. Cette technologie permet aux pilotes de l’armée de l’air russe de se localiser sans avoir recours aux satellites américains ou européens.

Les hélicoptères de combat

Le 24 février dernier, les hélicoptères Ka-52 ont été parmi les premiers à survoler le territoire ukrainien, comme en attestent de nombreuses images postées sur les réseaux sociaux. Certains ont été rapidement mis hors de combat et ont pu être photographiés de près.

L’agence de presse gouvernementale russe RIA Novosti a elle-même publié les images d’un de ces hélicoptères larguant des missiles en pleine campagne ukrainienne.

Pour traquer des cibles en pleine nuit, ces hélicoptères militaires peuvent aussi compter sur un système d’imagerie infrarouge produit par Safran, comme l’a révélé le site d’investigation EU observer, en 2015.

« dictateur »

Une société détenue par Thales et Safran a aussi profité de l’appétit militaire de Vladimir Poutine pour lui vendre des caméras infrarouges. La société Sofradir, c’est son nom, a signé un contrat de 5,2 millions d’euros avec la Russie, en octobre 2012. Quatre ans plus tard, d’après la note « confidentiel-défense » de la SGDSN citée plus haut, Sofradir devait encore livrer « 258 détecteurs infrarouges » à une société russe de défense.

Contacté par Disclose, le groupe Safran assure respecter « scrupuleusement la réglementation française et européenne » et ne plus fournir « d’équipements, de composants, de soutien ou de prestations de maintenances à la Russie » depuis l’embargo européen de 2014. Thales et Matignon n’ont pas répondu à nos questions.

En décidant de poursuivre ces livraisons à la Russie au moins jusqu’en 2020, la France a donné un atout militaire de plus à Vladimir Poutine, dont l’armée est déjà en supériorité numérique face aux Ukrainiens. Un soutien embarrassant à celui que le ministre des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a qualifié, au déclenchement de la guerre, de « dictateur ».

Elie Guckert, Ariane Lavrilleux, Geoffrey Livolsi & Mathias Destal

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