Quand on a été victime ou que l’on a perdu des proches
dans une attaque comme celles du 13 novembre 2015, on est en droit de demander des comptes à celui qui était
chargé de sa protection, l’Etat, et plus particulièrement son
instrument premier sur le territoire national : le ministère de
l’Intérieur. Au niveau le plus élevé la réponse aux interrogations n’a pas été,
c’est le moins que l’on puisse dire, à la hauteur du courage de l’échelon le
plus bas, faisant de l’ « aucune faille n’est survenue » un
mantra dont on espérait alors que par répétition il puisse devenir une vérité. Cette
petite attitude n’est hélas pas nouvelle.
C’est la raison pour laquelle on fait parfois appel directement
aux représentants de la nation, issus des différents courants politiques, pour qu’ils
mènent une enquête indépendante. Une commission d’enquête « relative aux
moyens mis en œuvre par l’État pour lutter
contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015 » a ainsi rendu un
rapport, et des propositions, en juillet 2016. Il faut en saluer le travail
d’une grande exhaustivité et j’avoue mon interrogation sur le fait que l’on en
soit encore à demander des explications, alors qu’il en existe des centaines de
pages et publiques.
Je m’interroge aussi, et m’inquiète surtout, que l’on
demande désormais ces explications à la Justice. Peut-être fait-on plus confiance à
celle-ci qu’à ses propres représentants. Plus probablement, le travail
d’investigation de la commission abordant un sujet complexe comportait-t-il trop
de choses pour le cubisme fragmenté des médias ou trop de points délicats pour certains
acteurs politiques concernés pour qu’il en fut fait une exposition
suffisante. Tout y est pourtant.
Sentinelle
le 13 novembre
Le plus surprenant dans ce nouvel épisode est que l’on s’en prenne
surtout aux militaires. Là encore, il est vrai ce n’est pas nouveau, les militaires ayant la
faculté d’être visibles (c’est d’ailleurs la raison principale de l’existence de Vigipirate-Sentinelle) et de ne jamais
se plaindre. Ils constituent donc une cible facile. Disons-le tout de suite,
dans l’attaque du Bataclan, c’est totalement injuste, au moins pour les soldats
qui ont engagés ce soir-là.
Rappelons d’abord une première évidence : le soir du 13
novembre 2015, comme depuis vingt ans que des militaires sont engagés à Paris, Sentinelle n’a rien empêché, en grande
partie parce que ce n’est pas possible. Il est possible bien sûr de protéger quelques points précis, de riposter
contre les attaques contre soi (et on notera que ce sont les soldats eux-mêmes
et non ce qu’ils protégeaient qui ont toujours été les cibles) ou, avec la chance d’être
à proximité, d’intervenir très vite, comme à Marseille en octobre 2017, mais
l’empêchement ne peut venir que du hasard heureux du terrorisme visiblement
armé qui tombe nez-à-nez avec un patrouille
inattendue. Notons au passage que cette probabilité est d’autant plus faible que les
soldats sont plus visibles mais si on les cache on ne pourra plus les utiliser pour illustrer tous les articles sur la lutte anti-terroriste en France.
Le dispositif Sentinelle
a au moins le mérite d’être souple et plutôt bien organisé, en grande partie
parce qu’il est proche d’une organisation permanente de combat. Le 13 novembre
2015, le chef de la BRI a été mis en alerte à 21h20, c’est le seul parmi les
unités d’intervention à l’avoir été officiellement. Toutes les autres unités, ainsi que Sentinelle, se sont « auto-alertées »,
en fonction des bruits, parfois au sens premier, entendus. Dans les faits, elles
l’ont toutes été pratiquement au même moment et se sont toutes mobilisées.
Du
côté de Sentinelle, le colonel
commandant le groupement de Paris intra
muros a installé en quelques minutes son poste de commandement tactique et
son petit état-major permanent Place Bastille, de manière à coordonner toutes
les unités militaires dans la « zone de contact » du 11e
arrondissement, 500 soldats engagés au total, qui ont à chaque fois
contribué à organiser les points attaqués, les sécuriser avec des
moyens « forts », et pour le coup la visibilité a été utile pour
rassurer, puis surtout faciliter les secours, en particulier aux abords
de la Belle équipe grâce à l’initiative d’un
sous-officier en quartier libre non loin de là.
Avant toute chose, rappelons
donc que si les soldats de Sentinelle
n’ont pas empêché les attaques, ils ont malgré tout contribué, avec
beaucoup d'autres, à sauver de
nombreuses vies. En périphérie de la zone d'action, un autre PC a envoyé
500 autres soldats prendre en compte immédiatement la surveillance de
quatre nouveaux points
sensibles, Matignon, l’Assemblée et le Sénat, l’hôpital Necker, pour y
relever
des forces de police ou parce que ces sites pouvaient être attaqués.
De 22h à 21h15
au Bataclan
Concentrons-nous sur le Bataclan. L’arrivée sur place d’un groupe
de combat est aussi une initiative d’un sous-officier qui se rendait avec son
groupe en véhicule pour prendre sa mission de garde boulevard Voltaire. Voyant
des civils s’enfuir d’une zone non loin, il décide d’y aller, et rend compte à
son chef, qui approuve, par téléphone portable. Il
arrive sur place juste après 22 heures. L’attaque
sur place a commencé vingt minutes plus tôt. Le commissaire adjoint
commandant la BAC 75 Nuit, rentrant de service, est déjà intervenu de sa
propre initiative, « au son du canon et des infos radio » et à abattu un terroriste à 30 mètres au pistolet, avant d'être pris sous le feu des deux autres et obligé de sortir.
Quatre policiers de la BAC 94 arrivent à ce moment-là et donc presque tout de suite après le groupe Sentinelle. Le massacre a déjà eu lieu, les coups de feu ont cessé à l’intérieur et les terroristes encore vivants sont à l’étage avec des otages. Le maréchal des logis (MDL) fait débarquer ses hommes entre le square à côté et la façade du Bataclan et leur fait prendre les dispositions de combat. Les soldats ne savent alors strictement rien de la situation et le MDL se met à la disposition de la BAC, selon le vieux principe qui veut que le « premier arrivé commande » et de toute façon, la mission générale est d'appuyer les forces de sécurité intérieure.
Quatre policiers de la BAC 94 arrivent à ce moment-là et donc presque tout de suite après le groupe Sentinelle. Le massacre a déjà eu lieu, les coups de feu ont cessé à l’intérieur et les terroristes encore vivants sont à l’étage avec des otages. Le maréchal des logis (MDL) fait débarquer ses hommes entre le square à côté et la façade du Bataclan et leur fait prendre les dispositions de combat. Les soldats ne savent alors strictement rien de la situation et le MDL se met à la disposition de la BAC, selon le vieux principe qui veut que le « premier arrivé commande » et de toute façon, la mission générale est d'appuyer les forces de sécurité intérieure.
Une rafale de fusil d’assaut survient alors immédiatement du côté du passage Saint-Pierre Amelot à l’arrière du Bataclan sans pouvoir en déterminer l’origine, probablement un tireur depuis l’arrière d’une fenêtre. Un deuxième tir surviendra de la même façon quelques minutes plus tard, puis un troisième, toujours un balayage au hasard, après l’ouverture de la porte de secours. Entre temps, le MDL a demandé à son chef la possibilité d’ouvrir le feu, qui lui est accordée. On reviendra sur cette exigence de toujours demander des autorisations de faire alors qu’en l’occurrence ce n’est pas nécessaire.
Avec
les policiers présents, il n’y a alors que deux options : pénétrer
ensemble à nouveau dans la grande salle, l’évacuer et la fouiller, et
s’en prendre à l’étage en même temps ou successivement, ou alors,
deuxième option, sécuriser la
zone autour du Bataclan en attendant
l’arrivée d’une unité d’intervention de la Police. La décision en
revient aux policiers,
qui sont prêt à entrer mais demandent d'abord au
centre opérationnel de la Préfecture de Paris. Les
militaires sont prêts à les aider dans les deux cas, quoique dans le
deuxième il aurait sans doute fallu demander une nouvelle autorisation à
la chaîne de commandement. C’est à cette
occasion qu’un des policiers de la BAC aurait demandé qu’on lui prête un
Famas
au cas où il irait sans les militaires, ce qui témoigne que ce n’était
pas si
évident. Au passage, le militaire refuse, ce qu’on ne peut lui reprocher
mais personnellement cela ne m’aurait pas choqué qu'il prête son arme.
De toute façon, le centre opérationnel de la Préfecture coupe court très vite aux
supputations en interdisant de faire quoi que ce soit à l’intérieur et
notamment l’engagement des militaires (« nous ne sommes pas en guerre » aurait, paraît-il, été la justification) et d'attendre l’arrivée de la BRI. Un de mes chefs me disait : « tu as l’initiative tant que tu n’as pas rendu
compte ». Il est probable et assurément heureux que le commissaire qui
est entré dans le Bataclan pendant quelques
minutes et a fait cesser le massacre en tuant un des terroristes n’ait pas
demandé l’autorisation d’intervenir. Il serait sinon probablement toujours devant la
porte.
Après l’appel au CO, de la même façon que lorsque le 7 janvier il avait
ordonné à la BAC de boucler Charlie-Hebdo mais pas d’intervenir, la situation
est réglementairement gelée. Comme l’expliquera Christophe Molmy, chef de la
BRI, devant la commission : « Ils [les policiers présents] avaient
cessé leur intervention puisque les tirs avaient cessé. Dans l’hypothèse où les
tirs cessent leur travail n’est pas en effet d’entrer et de progresser-les
risques de la présence d’explosifs ou de terroristes embusqués et le risque de sur-attentat
sont importants-mais de figer la situation, ce qu’ils ont d’ailleurs très bien
fait ».
Du côté de Sentinelle,
le groupe de soldat est alors séparé en deux. Une équipe de 4 est postée
du
côté du square, dans l’axe de tir des terroristes, pour en interdire la
zone, aux journalistes notamment, et aider à l’organisation des secours à
proximité.
Une autre est placée en couverture avec des policiers face au passage
Saint-Pierre Amelot. Précisons que l’accès au Bataclan, par une porte de secours blindée ou par les fenêtres, est
alors techniquement impossible par ce côté. Personne ne dispose des moyens de
forçage ou d’escalade qui permettrait éventuellement de tenter une
pénétration, avec par ailleurs très peu de chances de succès.
Le
passage est alors une zone de feux asymétrique. Les deux terroristes peuvent y
tirer facilement depuis les fenêtres ou même la porte d’accès en l’ouvrant
subitement. Inversement, et hormis le cas, très improbable, de l’ennemi qui se
présente pleinement à la fenêtre pendant au moins une seconde, il est
difficile, même avec un fusil d’assaut, de toucher ces mêmes tireurs. On ne les
voit pas sauf un avant-bras apparu furtivement, on est presque certains
qu’ils sont entourés d’otages et ils sont par ailleurs bardés d’explosifs. La
seule possibilité est de couvrir la zone, c’est-à-dire concrètement d’empêcher
de fuir les terroristes de ce côté. Quelques minutes plus tard, cela aidera une
équipe du RAID de venir récupérer des blessés dans le passage avec un véhicule
blindé.
BRI-RAID-FIPN-GIGN-PP-DGPN-DGGN
C’est à ce moment-là, à
22h15-20, qu’arrive l’ unité
d’intervention rapide de la BRI depuis le 36, quai des orfèvres. Nous
sommes dix à quinze minutes après le blocage des six premiers policiers
qui pensaient probablement que la BRI arriverait dans la minute. Devant la
commission, Christophe Molmy justifie cette vitesse relative (le
« 36 » n’est qu’à 1 500 mètres à vol d’oiseau) par la nécessité
de se reconfigurer au dernier moment en « version lourde » après
avoir appris l’usage d’explosifs par les terroristes. Il faut rappeler aussi,
comme l’a fait Jean-Michel Fauvergue, patron du RAID, devant la même
commission, que les fonctionnaires de police en alerte le sont chez eux et, même
équipés partiellement à leur domicile, il faut toujours prévoir un temps de
regroupement. Pour autant, au mieux l’unité aurait peut-être pu arriver au Bataclan dix
minutes plus tôt, un quart
d’heure grand maximum, mais une éternité pour ceux qui sont à
l'intérieur. Comme toutes les autres unités d’intervention, qui par
principe sont forcément en retard sur les événements, cela n’aurait pu
empêcher l’attaque du Bataclan.
Arrivée donc de la BRI, et dix minutes plus tard d’un détachement
du RAID auto-alerté. Commence alors en arrière fond une
nouvelle guerre de périmètre des polices qui se traduit en arrangements
aigre-doux forcés sur le lieu de l’action. Le 13 novembre, la Préfecture de
police de Paris, de fait, la troisième composante du ministère avec la Police
nationale et la Gendarmerie au sein du ministère, a justifié de sa souveraineté
territoriale pour ne pas activer autre chose que sa propre unité d’intervention.
Est-ce que l’activation de la Force d’intervention de la Police nationale
(FIPN), chargée de coordonner l’action de tous les
services d’intervention de police, aurait changé les choses ? Le chef du
RAID qui arrive aussi très vite au Bataclan en est apparemment persuadé considérant que les moyens, sinon les compétences
mais cela affleure dans les propos, déployés tout de suite par la BRI sont trop
faibles. Le chef de la BRI est évidemment d’un avis opposé et dément tous les
chiffres cités par son collègue. Dans les faits, il n’est certain que
l’activation de la FIPN aurait permis de faire mieux. Cela aurait fait
simplement du chef du RAID le patron de l’opération. Là, c’est plutôt celui de
la BRI qui décide et pénètre dans le Bataclan à 22h20.
Que faire alors ? Tout en évacuant quelques premiers blessés proches, la première équipe considère la situation :
la salle de concert avec son spectacle épouvantable de centaines de
morts,
blessés, sidérés, valides, mais aussi ses menaces éventuelles cachées
déjà évoquées ; puis il y a l’étage avec les derniers terroristes et des
otages en très grand danger. La décision est prise, avec les hommes de
la BRI
et du RAID ensemble, de boucler et sécuriser le rez-de-chaussée puis
d’évacuer
valides et blessés après les avoir fouillés. L’évacuation prend fin vers
22H40.
A ce moment-là le GIGN arrive à la caserne des Célestins, près de la place Bastille. Il est placé en réserve d'intervention. C'est un choix logique, sa présence serait alors inutile au Bataclan, déjà pris en compte et on ne sait alors pas encore si les attaques sont terminées. Cet ordre opérationnel vient...du cabinet du ministre. Le spécialiste en organisation notera qu'on se trouve donc désormais avec deux centres parallèles donnant des ordres aux mêmes unités mais toujours pas, comme les militaires, deux niveaux différents : un pour la conduite tactique sur place et un pour la gestion au-dessus et autour (organiser le bouclage de Paris, etc.). Tout se fait en même temps et selon des voies parallèles. Il n'est pas évident que la place du décideur opérationnel, a priori le Préfet de Paris, fut alors d'être collé au chef de la BRI mais je m'avance sans doute.
L’étage supérieur du Bataclan est abordé à 23h par la BRI, pendant que le RAID prend en compte le rez-de-chaussée et les abords où il incorpore d’ailleurs l’équipe de Sentinelle. Une colonne d’assaut de la BRI trouve les deux derniers terroristes retranchés avec une vingtaine d’otages dans un couloir fermé. Après quelques tentatives de dialogue qui permettent surtout de se préparer à l’assaut, celui-ci est lancé avec succès à 00h18. Foued Mohamed-Aggad, et Ismaël Omar Mostefaï sont tués et les otages libérés sains et saufs.
A ce moment-là le GIGN arrive à la caserne des Célestins, près de la place Bastille. Il est placé en réserve d'intervention. C'est un choix logique, sa présence serait alors inutile au Bataclan, déjà pris en compte et on ne sait alors pas encore si les attaques sont terminées. Cet ordre opérationnel vient...du cabinet du ministre. Le spécialiste en organisation notera qu'on se trouve donc désormais avec deux centres parallèles donnant des ordres aux mêmes unités mais toujours pas, comme les militaires, deux niveaux différents : un pour la conduite tactique sur place et un pour la gestion au-dessus et autour (organiser le bouclage de Paris, etc.). Tout se fait en même temps et selon des voies parallèles. Il n'est pas évident que la place du décideur opérationnel, a priori le Préfet de Paris, fut alors d'être collé au chef de la BRI mais je m'avance sans doute.
L’étage supérieur du Bataclan est abordé à 23h par la BRI, pendant que le RAID prend en compte le rez-de-chaussée et les abords où il incorpore d’ailleurs l’équipe de Sentinelle. Une colonne d’assaut de la BRI trouve les deux derniers terroristes retranchés avec une vingtaine d’otages dans un couloir fermé. Après quelques tentatives de dialogue qui permettent surtout de se préparer à l’assaut, celui-ci est lancé avec succès à 00h18. Foued Mohamed-Aggad, et Ismaël Omar Mostefaï sont tués et les otages libérés sains et saufs.
Est-ce que cette intervention de la police aurait pu mieux se
passer ? Les chefs ont fait les choix qui leur paraissaient les plus
justes, ou les moins mauvais, en fonction des informations, limitées et confuses dont ils disposaient
et des risques possibles. Terroristes cachés ou pièges ne sont pas
apparus, ce qui rétrospectivement peut induire l’idée d’une trop grande
prudence alors que des dizaines de blessés demandaient des soins. Oui mais
voilà, les décisions ne se font jamais en direction du passé connu, elles se
font en direction de l’inconnu et elles sont prises dans le feu, la confusion
et l’urgence. Si effectivement, ce qui était possible, une attaque dissimulée
avait été déjouée, le jugement rétrospectif serait différent. Cela incite à une
grande prudence et à une grande modestie quand on analyse techniquement
l’action d'une force armée sans contredire toutefois son absolue et transparente
nécessité…mais surtout pas par le biais d’un Juge. Le plus sûr effet que l’on
peut attendre de l'appel à la Justice est d’introduire des gouttes supplémentaires d’inhibition chez les
futurs décideurs de vie et de mort. Or dans ce type de contexte l’inhibition fait
généralement plus de morts qu’elle n’en sauve.
Obéir..ou pas ?
Le procès qui (re)pointe contre les militaires de l’opération Sentinelle est un mauvais procès. Le
sous-officier arrivé au Bataclan a
obéi à tout le monde, depuis le ministre de l’Intérieur pour qui, devant la
commission « Une intervention pour
sauver des vies n’est possible que dès lors qu’il y une maîtrise totale du lieu
et des conditions de l’intervention » (il ne pense pas alors aux
militaires dont la présence dans son périmètre ministériel l’énerve
profondément) jusqu’au Gouverneur militaire de Paris (GMP), le général Le Ray, qui affirme de son
côté qu’ « on n’entre pas dans une
bouteille d’encre » et pour qui « il
était exclu que je fasse intervenir mes soldats sans savoir ce qui se passait à
l’intérieur du bâtiment ».
Le sous-officier aurait pu envoyer balader tout le monde comme le
commissaire de la BAC 75 N avant lui. Après tout, quoiqu’en dise le GMP (dont l'incroyable « Il est impensable de mettre des
soldats en danger dans l’espoir hypothétique de sauver d’autres
personnes ») qui visiblement n’aurait jamais pris, lui, l’initiative
de ce commissaire, les soldats ont été inventés pour
justement « entrer dans des
bouteilles d’encre ». C’est même souvent pour cela que l’on s’engage
dans une unité de combat.
Il aurait donc pu désobéir à tout le monde, y compris un peu à lui-même (« Nous [tankistes] ne sommes pas entraînés à discriminer dans
les conditions d’une attaque terroriste effectuée en milieu urbain »). Après tout, il est venu au Bataclan de sa propre initiative.
Détail significatif, les soldats de Sentinelle, dont on a toujours peur
qu’ils fassent des bêtises, sont alors équipés d’un « témoin d’obturation
de chambre » (TOC) dans la chambre de leur Famas et qui empêche tout tir
intempestif. Ce TOC doit normalement être dégagé en armant le fusil. Dans ce
cas précis devant le Bataclan, en
prenant les dispositions de combat, trois armes sur huit ont été bloquées et
sont donc devenues inutilisables. C’est un symbole de la manière dont, à force
de méfiance et de contrôle, on finit par bloquer et sous-employer son
potentiel.
Envoyer balader d’accord mais ensuite pour quoi faire ? La
principale plus-value des soldats lorsqu’ils arrivent au Bataclan est qu’avec leurs fusils d’assaut ils peuvent interdire la
sortie, et donc la fuite, par l’arrière du bâtiment sans avoir à pénétrer dans le
passage Saint-Pierre Amelot. Avec leurs armes de poing et les calibres 12, les
policiers de la BAC sont un peu courts en portée pratique pour y parvenir.
Cette mission indispensable de couverture, qui aurait été assurée ensuite par
la BRI ou le RAID, a été prise en compte tout de suite par les soldats.
Et
ensuite ? A ce moment-là tout le monde est persuadé que la BRI arrive
dans la minute mais admettons que le MDL passe outre. Admettons aussi
que les policiers présents ne s'y opposent pas et qu'avec les quelques soldats restants ou même avec tous en faisant
l’impasse sur la couverture il se lance dans le bâtiment. Le voici donc avec quatre ou six soldats dans la salle (au passage, le patron du RAID accuse la BRI de n’être
venu qu’à 7, chiffre jugé insuffisant par lui pour assurer la mission, la BRI dément tout).
Avec ça, il peut effectivement commencer à fouiller la zone, en deux petites équipes
de part et d’autre de la salle…pendant trois à cinq minutes, le temps que le chef de la
BRI n’arrive, furieux, et exige leur départ. Suivra ensuite l’opprobre de ce
dernier puis celle du chef du RAID, du Préfet de police arrivé sur place, puis
de ses chefs pour avoir agi sans ordre, outrepassé la mission de Sentinelle et sans doute d’avoir créé un
incident avec le ministère de l’Intérieur. Beaucoup d’ennuis donc en
perspective, et on n’imagine même pas l’hypothèse où ayant abandonné
la couverture du passage, les deux terroristes seraient parvenus à s’enfuir du Bataclan.
Le choix de l'embarras
S’en prendre aux acteurs des différents services sur le terrain,
dont on notera au passage qu’ils s’entendent tous et s’accordent bien, c’est
comme s’en prendre à un gardien de foot parce qu’on a pris
un but, en oubliant que si le gardien est sollicité c’est que tout le système
défensif avant lui a échoué. Le vrai scandale des attaques du 13 novembre est
qu’au niveau plus le plus élevé, on n’y était pas préparé malgré les évidences, et
tous ceux qui disent qu’il était impossible de prévoir une telle combinaison d’attaques
sont des menteurs et des lâches devant leurs responsabilités.
Le ministère de la Défense a pu justifier de la
« militarisation » (lire « l’emploi
d’un AK-47 par un homme ») des attaques le 7 janvier pour introduire
Sentinelle, extension en volume de la
déjà permanente Vigipirate. Ce magnifique
moyen d’ « agir sans agir » et de se montrer sans risques arrangeait tout le monde, sauf les
soldats et le ministre de l’Intérieur.
Depuis vingt ans, début de Vigipirate qui correspond par ailleurs
sensiblement à l'apparition des procédés des attaques terroristes multiples
« militarisées », personne n’a cependant visiblement imaginé que l’on
pouvait engager des soldats au combat en France au delà d'un accrochage en autodéfense et surtout pas à prendre d'assaut l’intérieur d’un bâtiment en France.
Pourtant, je connais des groupes de combat d'infanterie, et pas forcément de Forces spéciales, qui auraient pu intervenir efficacement dès le début du massacre au Bataclan. Avec des équipements spécifiques de pénétration, il aurait peut-être été même possible de forcer les retranchements avec les otages. Cela aurait été très délicat, mais possible. L'opération suivante, le 18 novembre à Saint-Denis, était par exemple largement à la portée d'une section d'infanterie renforcée d'un bon sapeur-artificier.
Avec les tankistes, comme ceux qui étaient là le 13 novembre au Bataclan, ou des artilleurs ou d'autres dont par définition le combat d'infanterie n'est pas le métier premier, les choses auraient été techniquement plus difficiles mais en arrivant en premier, il aurait fallu y aller quand même et sans avoir à demander d'autorisation, surtout pas au GMP. Cela aurait été sans doute plus maladroit qu'avec des fantassins, mais malgré tout préférable à ne rien faire.
Dans ce genre de situation, il faut arbitrer entre la vitesse d'intervention et sa qualité en fonction de l'ampleur et de l'imminence du danger pour les civils. Un adage militaire dit qu'il vaut souvent mieux une solution correcte qu'une solution excellente une demi-heure plus tard et trop tard. Dans le cadre d'un massacre, j'ai personnellement tendance à penser que la solution rapide, disons avec l'intervention d'un groupe de soldats proches plutôt qu'avec le RAID une demi-heure plus tard, est préférable. En fait, l'intervention d'un individu seul armé et compétent, même en tenue civile ou même civil tout court suffirait déjà à mon soulagement si j'étais à l'intérieur du groupe attaqué par des terroristes.
L'hypothèse que des militaires arrivés les premiers devant un lieu de massacre fermé interviennent à l'intérieur a-t-elle seulement été sérieusement envisagée ? En écoutant les auditions, et notamment celle du GMP, le général Le Ray, j'en doute fort. Il est vrai que cela ne faisait que vingt ans que des militaires étaient dans les rues de France. En 2015, l'attaque d'un commando à Louxor datait déjà de dix-huit ans, celle du théâtre Dubrovka de Moscou de treize, de Beslan de onze, de Bombay de cinq, de Nairobi de deux, de Charlie-Hebdo et de l'Hypercacher de onze mois seulement, compte-à-rebours sinistre que certaines unités spécialisées ont pris en compte tactiquement mais clairement pas les armées et ceux qui leur donnaient des ordres.
On revient toujours à ce besoin de visibilité mais...à basse violence et surtout sans imaginer que les choses puissent changer. L'équation se résumait à des missions normales de vigiles (avec légitime défense restreinte, TOC et demandes d'autorisation) et à un appui aux forces de sécurité intérieure en cas de coup dur.
Pourtant, je connais des groupes de combat d'infanterie, et pas forcément de Forces spéciales, qui auraient pu intervenir efficacement dès le début du massacre au Bataclan. Avec des équipements spécifiques de pénétration, il aurait peut-être été même possible de forcer les retranchements avec les otages. Cela aurait été très délicat, mais possible. L'opération suivante, le 18 novembre à Saint-Denis, était par exemple largement à la portée d'une section d'infanterie renforcée d'un bon sapeur-artificier.
Avec les tankistes, comme ceux qui étaient là le 13 novembre au Bataclan, ou des artilleurs ou d'autres dont par définition le combat d'infanterie n'est pas le métier premier, les choses auraient été techniquement plus difficiles mais en arrivant en premier, il aurait fallu y aller quand même et sans avoir à demander d'autorisation, surtout pas au GMP. Cela aurait été sans doute plus maladroit qu'avec des fantassins, mais malgré tout préférable à ne rien faire.
Dans ce genre de situation, il faut arbitrer entre la vitesse d'intervention et sa qualité en fonction de l'ampleur et de l'imminence du danger pour les civils. Un adage militaire dit qu'il vaut souvent mieux une solution correcte qu'une solution excellente une demi-heure plus tard et trop tard. Dans le cadre d'un massacre, j'ai personnellement tendance à penser que la solution rapide, disons avec l'intervention d'un groupe de soldats proches plutôt qu'avec le RAID une demi-heure plus tard, est préférable. En fait, l'intervention d'un individu seul armé et compétent, même en tenue civile ou même civil tout court suffirait déjà à mon soulagement si j'étais à l'intérieur du groupe attaqué par des terroristes.
L'hypothèse que des militaires arrivés les premiers devant un lieu de massacre fermé interviennent à l'intérieur a-t-elle seulement été sérieusement envisagée ? En écoutant les auditions, et notamment celle du GMP, le général Le Ray, j'en doute fort. Il est vrai que cela ne faisait que vingt ans que des militaires étaient dans les rues de France. En 2015, l'attaque d'un commando à Louxor datait déjà de dix-huit ans, celle du théâtre Dubrovka de Moscou de treize, de Beslan de onze, de Bombay de cinq, de Nairobi de deux, de Charlie-Hebdo et de l'Hypercacher de onze mois seulement, compte-à-rebours sinistre que certaines unités spécialisées ont pris en compte tactiquement mais clairement pas les armées et ceux qui leur donnaient des ordres.
On revient toujours à ce besoin de visibilité mais...à basse violence et surtout sans imaginer que les choses puissent changer. L'équation se résumait à des missions normales de vigiles (avec légitime défense restreinte, TOC et demandes d'autorisation) et à un appui aux forces de sécurité intérieure en cas de coup dur.
Au passage, notons que les interventions les plus rapides de toute l’opération Sentinelle le 13 novembre ont été le fait de deux sous-officiers qui n’étaient pas encore ou plus de service. Si l’un d’eux alors en train de boire un verre, avait choisi le bar un peu plus loin et s’il avait conservé une arme de service, un massacre aurait peut-être été évité, arrêté ou enrayé. L'attaque terroriste multiple la plus vite stoppée à eu lieu au Mali l'an dernier, lorsque le commando terroriste s'est retrouvé nez-à-nez avec un militaire français en maillot de bain et tongs...mais armé.
En fait, le soir du 13 novembre, le dispositif Sentinelle le plus efficace aurait été de placer en alerte les groupes de combat d'infanterie (pas chez eux comme les policiers mais déjà groupés et équipés, avec des véhicules), de mettre les autres en patrouille de zone et d'accorder à ceux qui sont en quartier libre, le droit de porter une arme de poing. Bien entendu tous auraient déjà disposé du droit de légitime défense élargie à la « menace réitérée », ce qui n'était pas encore le cas. Il s’en serait trouvé mécaniquement dans tous les bars qui ont été attaqués et au concert du Bataclan. Ils seraient donc intervenus tout de suite avant d’être rejoint par des camarades bien plus rapidement que n’importe quelle unité d’intervention à 30 minutes « après rassemblement ». Mais rappelons-le, le but de Sentinelle n’est pas d’empêcher les attaques terroristes contre la population, sinon ce serait un piteux échec, mais de protéger des points particuliers, comme des vigiles, travail qui peut être effectué aussi bien par...des vigiles adéquatement formés.
Du
côté de l’Intérieur, un mot juste pour souligner la misère de voir un
ministre freiner
toute enquête et toute critique, comme si les critiques étaient des
traîtres à
la Patrie. Les
renvois de balle, les luttes de périmètre qui transpirent dans certaines
auditions ("mais que faisait le RAID à l’Hypercacher ?", "Mais que
faisait la BRI à
Saint-Denis ?", "Quel est le con de préfet qui a fait appel aux
militaires ?") ne sont pas d’une excessive noblesse. Chacun de ses
services a travaillé pour s’adapter mais à l’échelon
supérieur quelle pitié de voir un ministère, dont c’est pourtant le
rôle,
s’interroger après le 13 novembre 2015 sur le fonctionnement « non
optimal » du centre opérationnel de Paris, et sur la manière d’y « intégrer les militaires de la force
Sentinelle ou les médecins civils ».
Toujours après ! (devise des grandes organisations rigides)
Au
bout du compte, ce qui fait le plus mal c’est de voir que depuis trois
ans, et on pourrait même dire depuis 2012, si les acteurs à la base se
débrouillent avec énergie et
abnégation, il faut au sommet des « cygnes noirs », un terme élégant pour « grosses claques et grandes souffrances », pour vraiment faire évoluer les
choses, au-delà de la communication s’entend. Toutes les grandes inflexions de
la politique de Défense ou de sécurité, des budgets, de l’organisation ont été prises après l’action
violente des salopards, jamais avant et notamment lors de l’exposé des
gens honnêtes, sans doute parce que l’émotion provoquée par les premiers
est
toujours plus forte que l’exposé rationnel des seconds. Tout était clair
depuis
longtemps pourtant dans la stratégie et les modes d’action de l’ennemi.
Répétons-le, comme dans une tragédie grecque nombreux sont ceux qui ont
assisté à la mécanique implacable et sans surprise vers les attaques
terroristes de 2015.
Il aurait peut-être fallu considérer aussi nos
ennemis pour ceux qu’ils sont, c’est-à-dire justement des ennemis et non des
criminels, des politiques rationnels dans un cadre idéologique particulier et
non de simples psychopathes. Cela aurait peut-être aidé à privilégier l’action en
profondeur et sur la durée, ce que l’on appelle une stratégie, à la réaction
gesticulatoire. Beaucoup de progrès ont été accomplis mais à quel prix.
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