03 octobre 2020

Artsakh : le retour des empires

À tous ceux qui pensent qu’une armée est inutile et que la guerre entre États est improbable, le conflit qui vient de se déclencher en Artsakh apporte un démenti cinglant. Région disputée par l’Arménie et l’Azerbaïdjan depuis 1991, la chute de l’URSS et l’indépendance de ces deux républiques, l’Artsakh pour les Arméniens, le haut Karabagh pour les Azéris est une frontière chaude et un conflit larvé qui dure. Bien que le conflit soit gelé celui-ci n’est pas éteint. Les événements qui s’y déroulent depuis dimanche montrent qu’un conflit qui sommeille peut se réveiller à tout instant.


Nous avons ici un classique jeu de puissance à plusieurs échelles et à plusieurs coups. L’échelle nationale d’abord. Une région disputée par deux États, chacun proclamant sa légitimité et la portant au niveau international. Impossible de départager les belligérants, les deux ont à la fois raison et tort quant à leurs droits et à leurs antériorités. L’Artsakh est occupé de fait par l’Arménie et peuplé à près de 90% par des Arméniens. C’est également, comme le Kosovo pour les Serbes, une région historique du berceau arménien. Durant l’époque soviétique, l’oblast du Haut-Karabakh était rattaché à la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan. Bakou s’appuie sur cet été de fait pour réclamer le retour de la région dans son giron.

Une guerre sans solution

C’est une situation insoluble, chaque pays pouvant invoquer des éléments de droit qui lui donne raison et donc justifier de la légitimité de sa position. Depuis 1991, aucune solution n’a été trouvée ni par l’ONU ni par le groupe de Minsk, présidé par les États-Unis, la France et la Russie et pourtant chargé de régler le problème. On avait fini par penser que le temps et la lassitude régleraient un conflit embrouillé. C’est oublier que les guerres de civilisation ne peuvent avoir de solution pacifique. Un même territoire convoité par deux peuples, deux religions, deux histoires sur lequel les uns et les autres se mêlent ne peut trouver d’issu que dans l’éviction d’un des deux peuples, c’est-à-dire dans une purification ethnique. À défaut de quoi le conflit s’enlise et dure. Or des purifications ethniques la région en a connu beaucoup au cours du dernier siècle dans les limites géographiques du vaste territoire qu’il a un temps contrôlé. Les deux pays étant de forces égales, aucun ne peut prendre l’ascendant sur l’autre.

Comme dans tout conflit gelé il y a, de façon régulière, des escarmouches et des attaques afin de rappeler la réalité du conflit et des tensions. L’attaque est un message envoyé à l’adversaire, lui rappelant que l’on convoite toujours la zone, et un message envoyé à sa population, afin de lui rappeler qu’il faut rester en éveil, car sous la menace d’un ennemi. L’Azerbaïdjan étant en proie à des difficultés économiques et politiques il est utile de raviver ce conflit afin de souder le peuple autour de son dirigeant et de dépasser ainsi les tensions internes. C’est néanmoins un jeu dangereux qui parfois tourne mal, comme en firent l’amère expérience les colonels argentins avec l’expédition des Malouines.

Une guerre turque


Mais en réalité ce n’est plus une guerre qui oppose Arménie et Azerbaïdjan, c’est un conflit turc qui s’inscrit dans le cadre de l’expansion de la Turquie. L’Azerbaïdjan ici n’est plus autonome ; Bakou est le jouet d’Ankara. Le conflit de l’Artsakh est l’un des épisodes des offensives conduites par Erdogan, en Libye et en Syrie d’abord, contre la Grèce et en Méditerranée orientale ensuite. Cette attaque est peut-être une façon de camoufler l’échec subi en Méditerranée orientale ou bien une manière d’ouvrir un troisième front afin de peser sur les négociations à venir autour du gaz et de Chypre. On imagine très bien Ankara s’engager à partir de l’Artsakh à condition que les Européens lui donnent un bout de la ZEE grecque. Comme dans toute guerre, l’Artsakh est une fausse bataille, une diversion pour tenter d’obtenir un morceau plus gros. Mais force est de reconnaître qu’Ankara a très bien mené la partie.

La Turquie a ainsi envoyé en Azerbaïdjan plusieurs milliers de mercenaires islamistes qui combattaient en Syrie au côté de l’État islamique. Embauchés pour un contrat de trois mois au tarif de 1800 dollars par mois, ces mercenaires ont été transportés par avion jusqu’en Turquie puis par camion en Azerbaïdjan. L’internationale des mercenaires islamistes, présente au Sahel et en Libye, officie désormais dans le Caucase. D’après des sources concordantes, le célèbre terroriste syrien Abu Amsha, commandant de la brigade de Suleiman Shah, devenu célèbre dans les combats en Libye, est également arrivé en Azerbaïdjan. Ses hommes sont définis comme « les pires tueurs », caractérisés également par une haine extrême envers les chrétiens « infidèles ».

À la manœuvre on retrouve également les fameux drones turcs, qui ont fait merveille en Libye, et des F-16 qui ont détruit au moins un soukhoï arménien. L’observation des lignes aériennes sur les sites spécialisés montrent des avions de guerre turcs quittant la Libye pour se rendre en Azerbaïdjan. Les drones d’attaque Bayrakdar sont pilotés à distance par des experts militaires turcs en Azerbaïdjan. Ce conflit n’est pas une guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, mais une guerre contre la Turquie dont l’Azerbaïdjan n’est que le prétexte et le faire-valoir.

Le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu, s’est rendu à l’ambassade d’Azerbaïdjan en Turquie et y a réitéré le soutien « total » d’Ankara à Bakou. « Nous sommes aux côtés de l’Azerbaïdjan tant sur le terrain qu’à la table des discussions. Nous voulons désormais éradiquer ce problème. » Les journaux turcs soutiennent l’attaquent de l’Azerbaïdjan et la position du gouvernement Erdogan.

Le conflit ethnique entre Arméniens et Azéris est en train de se mouvoir en guerre religieuse par la grâce de la Turquie. Les mercenaires de l’EI disent combattre les infidèles et vouloir étendre le glaive de l’islam. C’est du moins ce que tente la Turquie : transformer ce conflit en guerre religieuse afin de prendre le commandement des croyants, comme au temps du calife. Une situation qui est loin d’être évidente, tant la Russie et l’Iran ne pourront pas laisser passer une telle offensive.

Russie et Iran, la permanence de deux empires


Défaite en Libye par les Turcs, la Russie ne peut pas laisser passer une ingérence d’Ankara au Caucase et une atteinte à son allié arménien. Nous sommes ici dans l’étranger proche russe, l’ancien territoire de l’URSS où Moscou ne souhaite pas que les Turcs interviennent. La Russie devrait rapidement calmer les ardeurs azéries, à condition que Bakou contrôle encore quelque chose. Il en va de même pour l’Iran, chiite aussi comme l’Azerbaïdjan et qui ne se laissera pas distancer par la Turquie dans la région. Ici, Ankara trouvera des pays beaucoup plus redoutables que la molle Europe, incapable pour l’instant de réagir aux provocations de la Turquie. Inaudible sur la Libye, inaudible sur la Grèce et Chypre, pourtant États membres, l’Union européenne est encore et toujours inaudible sur ce conflit. L’Allemagne ne bougera pas, le Royaume-Uni non plus, il ne reste donc que la France, co-présidente du groupe de Minsk et historiquement alliée de l’Arménie. Il y a urgence, d’une part parce que les combats sont intenses, d’autre part parce qu’on ne peut pas laisser Erdogan étendre son empire de façon infinie. Pour exister, les États ont besoin d’ennemi. Le retour du Turc sur la scène européenne et le renouveau de l’Empire ottoman pourrait être une occasion pour l’Europe de se redresser en considérant que l’histoire n’est pas finie et qu’il faut être prêt à sortir l’épée pour assurer la paix et la sécurité de sa population.

Jean-Baptiste Noé

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