13 juillet 2020

Que penser de la recherche médicale à la lumière de la pandémie COVID19 ?



Parmi les grandes joies de l'aventure que je vis depuis que mes publications sur l'épidémie en cours ont suscité de l'intérêt (rencontrant un besoin que la presse comble mal), figure celle des échanges qu'il m'a été donné d'avoir avec nombre de scientifiques de haut niveau.

La plupart m'ont exprimé leurs encouragements et leur soutien dans mon effort de partager une matière à réflexion avec le public. D'autres encore ont eu la bonté de partager des textes, études et recherches qu'ils avaient produits avec moi. J'étais parfois si enthousiaste qu'il m'est arrivé de solliciter leur permission de les partager avec mes lectrices et lecteurs.

Une des questions les plus importantes des temps troublés et confus que nous venons de vivre est celle de la recherche médicale. Comme le relevait Edgar Morin, nombre de chercheurs sont profondément ignorants de l'épistémologie (soit la science qui s'occupe du savoir et de ses méthodologies). Ils sont éduqués à "faire" mais pas à réfléchir sur les conditions et les implications du "faire" et s'en retrouvent massivement leurrés dans les biais structurels d'une pensée limitée.

Une des erreurs de perspective graves a par exemple été cette affirmation maintes fois répétée (y compris par le groupe Covid des HUG) que seuls des essais randomisés en double aveugle pouvaient démontrer l'efficacité thérapeutique d'un remède (comme l'hydroxychloroquine). Ce qui est juste scientifiquement faux : cette méthodologie, bien sûr respectable, ne présente pas d'avantage probant sur des études observationnelles comme celles conduites à l'IHU Méditerrannée-Infection.

La cause de cette déliquescence (une de plus!) est sans doute à trouver dans le recul des humanités. C'est une des caractéristiques de la pensée technique que de détester celles-ci, qu'elle voit comme un perte de temps et surtout une menace. Alors qu'elle constitue la condition pour que la pensée technique ne tombe pas dans des travers rédhibitoires. L'expression est devenue cliché -et je m'excuse donc de l'employer- mais la question cruciale que nous avons vu exposée au grand jour au cœur des controverses autour du traitement de la Covid est encore et toujours celle de savoir si nous tenons à une science avec ou sans conscience. Soit ce mélange de réflexivité et d'éthique qui permet de hausser son regard et d'éviter les travers de la déshumanisation et de l'erreur de perspective inévitable qu'elle génère.

Je suis donc particulièrement honoré et heureux de pouvoir partager avec mes lecteurs le texte suivant, remarquablement intéressant, grâce à la permission de ses auteurs.

Le Pr Raphaël LIOGIER, philosophe et sociologue, est Professeur des universités à Sciences Po Aix, et chercheur invité à la Columbia University à New York. Jean-Louis MEGE, est Professeur d'immunologie à l'IHU Méditerrannée-Infection et à l'AH-HM Hôpital Conception. Jean NAUDIN enfin est Professeur de psychiatrie (PUPH), MD, PhD et Docteur en philosophie à l'Université Aix-Marseille & Assistance Publique Hôpitaux de Marseille.

Qu'ils soient chaleureusement remerciés d'avoir accepté de partager cette publication, qui emmènera les lectrices et lecteurs intéressés au cœur de cette question complexe dans une réflexion brillante et plus que jamais nécessaire !

La prescription de l’association hydroxychloroquine et azithromycine aux patients infectés par le Covid-19 dans un contexte où des traitements n’étaient pas disponibles a entraîné un débat tempétueux scientifique, médical et politique. L’équipe du Professeur D. Raoult à l’IHU Méditerranée Infection a montré dans une étude observationnelle le bénéfice de cette association si elle est administrée le plus tôt possible avant que des complications respiratoires compromettent le pronostic vital des patients

Les critiques ont mis en doute la légitimité de cette étude au titre que seuls les essais cliniques randomisés permettraient de valider ce choix thérapeutique. Ces derniers sont considérés dans la communauté médicale et scientifique comme le « gold standard » des essais cliniques. Cette légitimité repose sur la randomisation des patients afin d’éviter le biais lié à leur sélection et la comparaison des individus traités avec un groupe control ou expérimental dans lequel les individus ne sont pas traités ou reçoivent un placebo. C’est ce qui est proposé dans l’essai clinique randomisé, Discovery, qui a débuté le 22 Mars 2020 et qui inclura des patients ayant bénéficié des soins standards seulement ou ayant bénéficié de nouveaux traitements (remdesivir, lopinavir et ritonavir, lopinavir, ritonavir et interféron b, hydroxychloroquine) ; les résultats en seront connus au bout de 6 semaines (Clinical.Trials. gov). Ces résultats disponibles à distance de la phase aiguë de l’épidémie peuvent paraitre incompréhensibles pour des médecins soucieux de la prise en charge des patients. De façon étonnante, seule l’hydroxychloroquine a été l’objet du débat médiatique et non l’association thérapeutique. Cette molécule a été reconnue par des études in vitro pour inhiber la réplication virale, ce qui en fait un candidat thérapeutique. De plus, deux études chinoises rapportent une amélioration clinique des patients traités par chloroquine .

Ceci met donc la méthodologie de l’essai clinique au cœur du débat et plus précisément les études observationnelles face aux essais cliniques randomisés. L’opposition entre ces deux démarches correspond à deux visions des sciences médicales : la première considère que la pré-planification de la recherche est un frein à la découverte alors que la seconde met la méthode au centre de la démarche. De nombreux travaux ont discuté la supériorité des essais randomisés sur les autres approches. Ainsi, une étude récente sur plus de 3000 essais randomisés publiés dans des journaux médicaux renommés a montré que bon nombre d’entre eux n’apportaient aucune valeur ajoutée en termes de pratique médicale. Ajoutons qu’un lien avec l’industrie pharmaceutique est souvent retrouvé dans ces essais). D’autres études plus anciennes avaient d’ailleurs déjà montré qu’il n’y a pas de bénéfice évident des essais cliniques randomisés et qu’il pouvait y avoir un avantage à réaliser des études observationnelles moins chères, plus adaptés à une situation de type épidémique et permettant d’inclure des patients plus proches de la réalité de la pratique médicale.

Le contexte d’une pandémie sans traitement impose une autre approche que celles réservées aux affections chroniques et repositionne le médecin dans la nécessité de faire un choix qui peut être différent des canons règlementaires. Ne pas nécessairement suivre les standards lorsque l’urgence de la situation présuppose une action rapide, pour ne pas dire immédiate et en temps réel, s’enracine sur le plan épistémologique dans la critique du positivisme et du rôle majeur qu’il donne à l’étude des faits seuls, comme si les faits pouvaient être isolés de leur contexte de découverte dans le monde et comme si les connaissances qui s’en dégagent n’étaient pas amenées à prendre leur autonomie par rapport aux découvertes dont elles sont issues. Le positivisme, médical en particulier, est une façon d’envisage le réel hors contexte, comme s’il existait des faits purs qu’il y aurait à découvrir. Dans un sens il y a quelque chose de religieux dans cette obsession de pureté, et les querelles méthodologiques en apparence se sont souvent résumés dans l’histoire de la médecine à des querelles de chapelle doublée de lutte de pouvoir. La science rationnelle s’est certes trouvée renforcée par l’épistémologie rigoureuse de Popper et de Kuhn, qui n’étaient justement pas positivistes mais attentifs aux jeux de pouvoirs académiques (Khun) comme au risque de dogmatisme scientifique (Popper). En réalité, ces jeux dogmatico-politiques non seulement nous freinent face à la nécessité d’une action immédiate nous forçant à nous allonger sur le lit de Procuste des comités de méthodologistes, mais l’histoire a aussi montré qu’ils sont préjudiciables au progrès scientifiques fondamental. L’épistémologie et la science doivent pour des raisons pragmatiques avancer au même rythme que le réel et la mise à jour des objets de plus en plus hybrides qui apparaissent dans ses marges. La chloroquine est en tant que fait scientifique un objet hybride parce qu’elle est à la fois un médicament connu de longue date et une innovation quand surgit une nouvelle pathologie sous la forme rare et trouble de la réalité cachée d’un nouveau virus devenu fléau. Dans les suites de l’anarchisme épistémologique de Paul Feyerabend nous pensons qu’il n’y a pas de pouvoir supérieur ou de raison mathématique auxquels doivent être préalablement soumis les objets scientifiques lorsque nous sommes confrontés à la souffrance et la précarité. L’intuition et l’expérience du médecin engagé dans l’action n’a pas moins de valeurs que les canons méthodologiques. Il s’agit de deux temporalités qui peuvent se croiser mais ne doivent pas se paralyser. Le despotisme des normes combiné à la violence des catégories en situation d’urgence est proprement mortifère.

Des situations limites peuvent exister qui excèdent les prévisions mathématiques, et que seule l’intuition clinique aura pu anticiper. Ce type de situation est courant dans l’exercice quotidien de la médecine ou de la chirurgie. Dans l’exercice courant, parce que les valeurs du praticien ou celles du patient le demandent, le médecin ne suit pas toujours strictement dans le secret son bloc opératoire, de son labo ou de son cabinet les recommandations des agences et des bureaucrates. Il lui arrive face à ces situations-limites de devoir faire des choix avant même que de nouvelles normes soient édictées afin de ne pas nuire à la découverte. Les normes doivent pouvoir être questionnées et abandonnées lorsqu’elles se présentent comme un frein à l’action décisive ou comme un lissage gommant toute subjectivité.

Nous devons chercher la rationalité de notre action en filant des métaphores non dans les mathématiques ou la physique seules mais plus pragmatiquement dans le monde vécu et l’ensemble quasi symphonique des énoncés qui se rapportent à sa complexité. Husserl notait dans la Krisis : « Galilée a taillé un vêtement d’idées dans l’infinité ouverte des expériences possibles, mais il s’est comporté en couturier despotique : il a décrété que le réel ne portait pas d’autre vêtement que celui-là ».

[La citation de Husserl, de mémoire, est en fait reprise à Alain Finkelkraut : « Nous autres modernes… » (2005) et à Etienne KLEIN : « Allons-nous liquider la science ? Galilée et les indiens » (2008) tous deux citant la Crisis de Husserl, elle-même parue en 1936 : « La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale » Gallimard (1976).]

Dans cet ouvrage, que le philosophe écrit à la fin de sa vie, Husserl évoque une crise des sciences européennes en s’interrogeant sur la légitimité d’une science qui ne s’intéresse plus qu’à l’étude des faits. Aspirant à l’objectivité pure, une telle science ne tient pas compte de la subjectivité du chercheur ou des individus à qui elle s’applique. Husserl ne remet pas en cause la rigueur méthodologique des mathématiques et de la physique (il est lui-même au départ un mathématicien) mais critique le fait que cette méthode puisse être présentée comme la seule possible et qu’elle puisse servir la domination du positivisme. Le risque est de « décapiter » ainsi tout questionnement philosophique, comme s’il s’agissait d’éradiquer le mystère qui est dans l’homme. Réduire le monde aux faits expérimentaux renvoie à l’idée d’un vêtement unique taillé une fois pour toutes et pour tout le monde, sans laisser une seule possibilité à l’individu de se comporter autrement, de dépasser en quelque sorte les standards de la norme en étant simplement soi-même ou un autre à part entière, un autre qui puisse être à la fois comme tout le monde et néanmoins soi-même, un alter ego pour le dire autrement et dans la perspective d’un ethos. L’attitude positiviste consiste à trouver que ce qu’elle a préalablement déjà circonscrit, et recouvre ainsi les questions que pose à l’homme sur sa situation dans le monde plus qu’elle ne les découvre.

Appliqué directement aux sciences, au droit, à l’économie et à la politique, dans le monde tel qu’il est aujourd’hui, le vêtement du positivisme « sert » avant tout chez quiconque le revêt « à avoir raison » contre son rival ou contre le réel dont nous ne supportons pas qu’il nous domine ou nous échappe. Mais le réel ne peut être découvert, autrement dit modélisé, il déborde nos catégories. Aucune unité ne peut jamais le recouvrir tout à fait. Se faire croire le contraire aboutit chez le scientifique à ce que Popper appelle le totalisme, qui n’est jamais très loin du totalitarisme. Le fait que la Crisis ait été rédigée dans une période de l’histoire où le positivisme semble avoir servi le régime bureaucratique et où Husserl lui-même a été exclu de l’université quelques années auparavant doit nous alerter quant à la fonction de la bureaucratie dans le monde scientifique actuel et son contexte économique et politique.

Les enjeux dans le monde vécu sont au travers des questions posées à la recherche scientifique le pluralisme, l’individu, l’idée que chacun se fait de la science et de la santé, la multiplicité des points de vue que l’on peut avoir sur le réel, et la subjectivité du chercheur clinicien. La subjectivité se traduit en termes d’expérience vécue, de valeurs, de liberté et d’action. Lorsque les mathématiques et la physique servent aux scientifiques de nos institutions à se faire couturiers et despotes pour imposer leurs points de vue sur la chose clinique et l’objet scientifique, il y a quelque risque pour la démocratie sanitaire et la santé publique.

La pandémie n’est pas une somme de faits scientifiques isolés les uns des autres et relevant strictement de disciplines disciplinaires mais un phénomène global, irréductible aux seuls faits, un événement mondial fait d’une multiplicité de récits et d’expériences plus ou moins congruentes, compossibles, que seule la subjectivité des hommes peut embrasser à travers différents points de vue. Pour être à la hauteur de cet événement, les sciences doivent être plurielles, assurer la perméabilité de leurs frontières, chercher à se fonder dans une épistémologie pluraliste, historique et pragmatique, remodelant son discours au fur et à mesure de l’avancement des faits, des événements, des méthodes et des données. Il n’est pas l’heure face à la pandémie de lisser le monde en lissant les essais suivant des critères mathématiques exclusifs mais le moment d’en inventer de nouveaux, adossant l’idée de valeurs à l’idée même de preuves et impliquant ensemble et de façon immédiatement pragmatique le point de vue des chercheurs en sciences du vivant, les acteurs de santé et les patients eux-mêmes, et pourquoi pas même les chercheurs en sciences humaines.

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