L’expression « caporal stratégique » a été popularisée en 1999 par le général américain Charles Krulak, dans son article The Strategic Corporal : Leadership in the Three Block War paru dans Marines Magazine. Il contribuait à populariser ces concepts dans le monde militaire. US Marines et Troupes de Marine ont quelques points communs et se rencontrent souvent et pour être tout à fait juste l’idée lui avait été soufflée par le colonel Tracqui (TDM) lorsque Krulak était venu visiter le bataillon n° 4 à Sarajevo, pendant le siège.
Le colonel Tracqui lui avait exposé la politique du bataillon consistant à s’immerger dans la population urbaine locale pour faire plein de choses différentes (« les trois blocs », en gros humanitaire, sécurité, combat) sur très court préavis et le tout dans un environnement très médiatisé. Le « caporal stratégique », quant à lui, décrit le fait que dans un tel contexte l’action d’un seul soldat à l’échelon le plus bas peut faire office d’« aile de papillon » et provoquer des bouleversements. Et quand on parle d’action, on parle surtout d’action négative.
Lorsque le papillon fait des conneries
En soi, ce n’est pas obligé. Plein de soldats font des choses sympas ou même admirables mais cela a beaucoup moins d’échos. L’esprit humain est ainsi fait qu’il s’intéresse surtout aux trains qui n’arrivent pas à l’heure. Peut-être parce qu’il est naturellement plus sensible aux problèmes, aux risques, aux menaces possibles pour lui. Le bouleversement possible est donc plutôt une catastrophe.
Ce n’est pas un concept révolutionnaire. Tout chef en opération a peur de la « connerie ». La connerie ce sont deux marsouins qui sortent une nuit en douce d’une base et rentrent un peu « émus » en se disant « Tiens, et si on passait par la zone minée pour rentrer discrètement ? ». En l’occurrence, la chance les a sauvés, au moins des mines. Notons au passage que « connerie » désigne à la fois l’acte lui-même que l’état d’esprit que le conçoit. Il y a des degrés dans la connerie, depuis la bagarre dans un bar qui suscite un incident diplomatique (vécu aussi) jusqu’à la connerie, et on y revient, d’ampleur stratégique, disons, pour être dans l’actualité, une connerie de « classe américaine ». Celle-ci implique presque toujours la violence, et plus précisément la violence injuste et/ou disproportionnée.
Quelques années après l’article de Krulak, l’engagement américain en Irak en livrait un florilège depuis les paras tirant sur la foule à Falloujah en 2003 jusqu’au massacre de la place Nissour à Bagdad par Blackwater en 2007 en passant par celui d’Haditha et bien sûr les exactions d’Abou Ghraïb. Encore ne s’agit-il là que des cas les plus graves et connus. Les conneries meurtrières américaines, et les conneries tout court, ont en réalité été innombrables surtout au début de l’engagement. Elles ont fourni évidemment un gros moteur à ressentiment et nourri la rébellion.
Les soldats sont porteurs de la force. Un fantassin comme un pilote de chasseur-bombardier porte sur lui de quoi tuer plusieurs dizaines de personnes. Il lui faut parfois prendre des décisions rapides au sein d’un environnement dangereux et rarement clair. Je cite souvent, car il m’a marqué, ce cas où je dois décider tout de suite de la vie ou de la mort d’un homme à 50 m de moi que je soupçonne fortement d’avoir tiré à l’instant sur un marsouin. Je décide finalement de le laisser vivre et de l’avertir par un tir au-dessus de lui. Rétrospectivement, j’ai eu raison puisque la menace s’est arrêtée là. Mais j’aurais pu tout autant avoir tort s’il avait recommencé et réussi cette fois à tuer un de nos soldats. Peut-être que quelqu’un d’autre placé dans les mêmes conditions, aurait privilégié la sécurité.
En juillet 2007, placé dans une situation similaire mais avec des moyens plus puissants, un équipage d’hélicoptère Apache abattait froidement 18 personnes, dont beaucoup de civils. La mission était filmée et comme pour Abou Ghraïb la diffusion des images amplifiait l’horreur.
Car l’esprit est aussi sensible très à ce qu’il voit, à l’image. Voir a des effets beaucoup plus puissants que le simple fait de savoir. On peut savoir qu’il y a eu un millier de cas, cela reste plus abstrait (et plus c’est grand plus c’est abstrait) qu’une seule image.
Ajoutons enfin un phénomène bien connu des réseaux sociaux : un événement a d’autant plus d’écho qu’il conforte un sentiment ou pire une croyance préexistants. Par l’orientation préalable de nos capteurs, on aura plus de chance de voir les infos que l’on a envie de voir. Rappelez-vous le négatif l’emporte sur le positif. On peut s’indigner du comportement indigne de membres d’une institution que l’on apprécie par ailleurs, mais l’impact et la diffusion seront plus importants dans le camp hostile, qu’il vient conforter.
Tout cela nous donne une équation du caporal stratégique qui se prononce comme « cirque » : C x I x R x C où C est la connerie initiale, I l’image de la connerie, R sa diffusion dans les médias et réseaux et enfin C qui désigne un contexte initial défavorable. On notera que le deuxième C rétroagit sur le premier. Un contexte hostile va plutôt pousser à connerie, volontairement par la provocation ou plus simplement par une ambiance de méfiance. Quand on en vient comme aux États-Unis à se méfier d’un joggeur parce uniquement qu’il est noir, la connerie n’est pas loin et lorsqu’elle survient elle accentue mécaniquement la tension générale.
La meilleure manière apparemment de ne pas avoir de connerie est de ne rien faire, mais l’inaction peut produire aussi de nombreux effets pervers, en laissant par exemple le contexte à l’influence ennemie. D’un autre côté, si on agit, il surviendra statistiquement des conneries. Le tout est de faire en sorte que la valeur du CIRC soit aussi proche que possible de zéro. Le rôle du contexte est complexe, on en reparlera. Intéressons-nuit à l’origine du problème et son amplification.
La mécanique quantique de la connerie
Rappelons avant de continuer qu’il peut exister existe bien sûr de la « grande connerie », avec un grand C dès le départ de l’équation, avec des conséquences catastrophiques à l’arrivée. On peut se poser des questions sur certaines décisions politiques et militaires du passé, mais celles-ci étaient d’emblée stratégiques et leurs résultats également. C’est la relativité générale de la connerie.
Ce qui intéresse nous ici, c’est plutôt de la mécanique quantique. C’est l’atome invisible qui finit par provoquer une explosion nucléaire. Or, et c’est justement ce qui est assez nouveau, ces explosions nucléaires inattendues ont tendance à être de plus en plus fréquentes du fait de l’existence autour des événements d’éléments amplificateurs. On pourrait ainsi parler de « pangolin stratégique », de l’impact d’un Jérôme Kerviel ou de l’importance nouvelle des actes terroristes, mais parlons plutôt de ceux qui ont reçu une part du monopole d’emploi de la force et revenons au CIRC.
Le but est d’empêcher ce CIRC d’atteindre la masse critique de l’explosion nucléaire. A priori, il suffit qu’un seul des paramètres soit égal à zéro. C’est impossible et même de plus en plus impossible. Il faut donc s’efforcer au moins de réduire autant que possible l’impact de chaque niveau. À la base, il y a la « qualité totale de comportement ». Et comme dans toute chaîne de production cela passe à la fois par une conscience individuelle (surtout) et une structure de contrôle.
J’ai cité beaucoup d’exemples américains, mais peu d’exemples français. Il y a un facteur statistique bien sûr. Plus il y a d’individus engagés et plus il y a de conneries possibles. Mais en valeur relative, les soldats français sont peut-être les plus engagés au monde. En cumulant toutes les expériences individuelles, la compagnie d’infanterie de marine que je commandais totalisait trois siècles d’engagement hors de métropole. Il serait difficile pour un individu vivant trois siècles de ne pas provoquer de catastrophes, mais c’est possible.
La guerre d’Algérie a été un traumatisme collectif pour notre armée (et pas que bien sûr) dont nous sortons difficilement. Une des thérapies a consisté à nous bourrer le mou, au moins celui des officiers et sous-officiers, avec l’éthique et la déontologie du métier des armes. Ce traumatisme et même cette thérapie ont pu induire longtemps, une forme d’inhibition dans l’emploi de la force (« le non-emploi raisonné de la force », « réussir sans esprit de victoire » choses entendues) mais cela a porté ses fruits.
Ajoutons un élément essentiel : la professionnalisation, au sens de maîtrise de compétences. Un général israélien me disait un jour : « Ce qu’on vous envie c’est vos caporaux-chefs, des gars qui ne pètent pas un câble et défouraillent parce qu’on leur jette des cailloux. Nos soldats et nos cadres de contact sont des appelés de 20 ans. C’est dur d’être toujours calme à cet âge ». Il ajoutait que dans les opérations complexes, ils préféraient envoyer des réservistes, des pères de famille qui courent moins vite mais sont plus pondérés.
Le « calme des vieilles troupes » est une vieille expression militaire, très antérieure au « caporal stratégique » dont elle est un ingrédient essentiel. La maturité de celui qui va au contact des événements doit être proportionnelle à la difficulté de ce contact. Il faudra qu’on m’explique à cet égard pourquoi des institutions comme l’éducation nationale ou la police font exactement l’inverse et envoient leurs « bleus » dans les endroits les plus difficiles, pour s’étonner ensuite de constater des problèmes. C’est d’autant plus illogique que dans le dernier cas, et à raison, on considère que les unités d’intervention doivent accueillir des gens expérimentés parce qu’elles doivent traiter de problèmes complexes.
La combinaison de la maturité cérébrale, du cumul d’expérience et de compétences permet de mieux gérer le stress. Plus précisément, il permet plus facilement de répondre « oui » à la question « Est-ce que je peux gérer la situation ? ». La connerie dangereuse survient souvent lorsqu’on répond, souvent inconsciemment, non à la même question, que l’on se sent impuissant tout en se disant qu’il faut faire quelque chose pour se dégager de ce merdier ou simplement pour diminuer son stress.
La question des solutions est fondamentale. Si dans une situation stressante donnée (et toutes les situations violentes sont stressantes), il n’y a que le choix entre l’impuissance et des solutions (procédures, équipements) dangereuses et disproportionnées, il faut s’attendre à des problèmes.
Ce n’est pas une science exacte. Derek Chauvin, le policier américain qui a tué George Floyd, avait 44 ans et un de nombreuses années de métier. Il contredit apparemment ma théorie de la maturité. Oui mais parce que celle-ci ne s’est pas accompagnée d’un contrôle adéquat. Le contrôle est d’abord culturel. On lui a probablement expliqué qu’il valait mieux être fort et s’imposer dans un contexte dangereux que de faire preuve de retenue, l’équivalent des vieux exercices militaires « hit, slash, kill » fondés sur la croyance que l’Américain était naturellement trop gentil et qu’il fallait le rendre plus agressif, plus guerrier.
À ce stade, constatons surtout que malgré 17 plaintes à son égard, et l’implication très suspecte dans trois accrochages ayant fait au total un mort et deux blessés par balles, il n’avait jamais été viré ou au moins retiré de la « zone de contact ». L’intérêt de la professionnalisation, c’est aussi d’avoir le temps d’observer les gens et leur degré de dangerosité. Si 70 % des militaires sont en CDD, c’est aussi pour être capable de virer ceux qui présentent des risques élevés de connerie. On ne réussit pas toujours mais c’est plus facile que lorsqu’on doit conserver par statut tous les boulets pendant très longtemps. Un soldat français n’aurait jamais pu accumuler un tel pedigree. Il est même probable que la première, non pas plainte mais culpabilité avérée dans un acte grave aurait mis fin à sa carrière.
Le contrôle est aussi hiérarchique. Si dans une section d’infanterie de 39 pax, il y a un tiers de chefs, ce n’est pas pour rien. On introduit de la responsabilité (grand pouvoir, grande responsabilité) mais aussi du contrôle, beaucoup de contrôle. Notons que le contrôle est dans tous les sens. S’il y a des adjoints, c’est pour prendre des décisions collégiales dont on espère qu’elles réduiront la probabilité de l’erreur grave.
Ce n’est pas infaillible, l’effet peut même se retourner. Rappelons-nous, en situation de stress et d’incertitude, dans un instant de suspension morale, le pire est possible pourvu qu’il soit proposé comme solution ou modèle par quelqu’un que l’on ne peut contredire. Le massacre de My Lai, 400 civils tués, en mars 1968 a été initié par un jeune lieutenant et personne, au moins ceux sous ses ordres, ne s’y est opposé bien au contraire. La connerie meurtrière, l’horreur même, n’a pas pu rester confinée.
La connerie augmentée
Ce qui n’est pas vu existe peu. Quand le colonel Tracqui parlait de résonance médiatique au général Krulak, il pensait alors aux journalistes, alors très présents dans la ville de Sarajevo pendant le siège. À ce moment-là, un adjudant-chef avait vu deux enfants abattus par un sniper juste à côté de lui. Malgré ses efforts, il n’avait pu en sauver qu’un. Il déclarait alors qu’il aurait la peau du sniper serbe, ce qui tombait dans l’oreille d’un journaliste qui ne manquait pas de le raconter. Dans l’ambiance de l’époque, c’est la déclaration de l’adjudant-chef, contraire à la neutralité des Casques bleus, qui choquait plus les autorités onusiennes. Le commandement envisageait même un temps le « vol bleu » (sanction et retour) de l’adjudant-chef, avant que ce processus crétin s’arrête.
Les journalistes et les médias, journaux, télévision, constituaient alors pratiquement les seuls intermédiaires entre les événements et le reste du monde. On s’en méfiait, car bien souvent on trouvait que la réalité qui finissait « au 2oh » se réduisait à quelques cubes essayant de représenter un contexte qui relevait plutôt de l’expressionnisme allemand le plus sombre. On faisait avec, comme l’arbitre au rugby. La plupart des journalistes n’étaient là que quelques jours et il leur fallait très vite un cube. On s’empressait de leur fournir, la bonne image, la belle séquence, plutôt que d’attendre qu’ils cherchent eux-mêmes.
Et puis sont arrivées les chaînes d’informations, dont le principal effet a non pas été de multiplier les cubes, cercles et autres figures géométriques plus petits afin d’avoir un rendu de paysage plus fin, mais au contraire de répéter toute la journée les mêmes gros objets. L’élargissement n’était que répétition et donc plutôt un rétrécissement.
Est venue ensuite la « longue traîne », ce pouvoir médiatique démocratisé qui a fait exploser le monopole d’intermédiation des médias. Les tout petits cameramen et reporters se sont multipliés, parfois brillants comme de vrais journalistes, mais plus souvent comme le comptoir du bar où ils officiaient avant.
Ajoutons que ces nouveaux pouvoirs ont créé des flux d’infos de densité et d’intensité très variables. Une attaque terroriste en plein cœur de Paris en janvier 2015 va provoquer la venue des dirigeants du monde entier quelques jours plus tard alors que le massacre de 70 villageois nigérians par Boko Haram il y a trois jours restera largement ignoré. Le monde sous un lampadaire n’est pas plus réel que celui qui reste dans l’obscurité juste à côté.
Gérer le CIRC, c’est gérer tous ces flux. On peut essayer de les tarir au point de départ. Les cellules noires de la CIA faisaient (font) sensiblement la même chose que les crétins de gardiens qui devaient « mettre en condition » les prisonniers d’Abou Ghraïb. La différence est que les premières ont été verrouillées, alors que l’on a donné accès à Internet aux seconds pour qu’ils ne s’ennuient pas trop. Le résultat en termes de dégâts d’image est connu.
Il y a eu connerie évidente ? D’accord ! Traitement de ses effets, premières mesures, poursuite rapide de l’enquête par un élément insensible aux effets de ses résultats, publication ouverte de l’enquête, sanctions éventuelles, transmission éventuelle du dossier à la justice.
La connerie est-elle due à un problème structurel ? C’est donc aussi la structure qui doit être mise en cause d’une manière ou d’une autre, en interne bien sûr, c’est le rôle du retour d’expérience, des inspections, etc. mais éventuellement aussi devant la Justice.
Les résultats des enquêtes démontrent-ils une manipulation, une fausse accusation délibérée ? L’heure devrait être alors à la contre-attaque. Il faut peut-être dix fois plus d’effort pour réhabiliter un honneur que pour détruire, rappelez-vous le négatif l’emporte toujours sur le positif, et seuls les courageux admettent leur erreur de jugement, et bien faisons dix fois plus d’effort. Il ne faut pas se contenter de réagir plus ou bien comme bien souvent, il faut aussi attaquer ceux qui attaquent, traquer les ennemis manifestes et les faire payer lorsqu’ils mentent. Ce n’est que justice, mais peut-être aussi dissuasion pour les manipulateurs en puissance.
Une stratégie qui se contente de défendre ses places fortes se confond avec l’histoire des redditions. Bien sûr cela demande des moyens et des efforts, mais celui qui n’a pas compris qu’Internet, les médias et les réseaux étaient des terrains de manœuvre se condamne à les subir.
Le colonel Tracqui lui avait exposé la politique du bataillon consistant à s’immerger dans la population urbaine locale pour faire plein de choses différentes (« les trois blocs », en gros humanitaire, sécurité, combat) sur très court préavis et le tout dans un environnement très médiatisé. Le « caporal stratégique », quant à lui, décrit le fait que dans un tel contexte l’action d’un seul soldat à l’échelon le plus bas peut faire office d’« aile de papillon » et provoquer des bouleversements. Et quand on parle d’action, on parle surtout d’action négative.
Lorsque le papillon fait des conneries
En soi, ce n’est pas obligé. Plein de soldats font des choses sympas ou même admirables mais cela a beaucoup moins d’échos. L’esprit humain est ainsi fait qu’il s’intéresse surtout aux trains qui n’arrivent pas à l’heure. Peut-être parce qu’il est naturellement plus sensible aux problèmes, aux risques, aux menaces possibles pour lui. Le bouleversement possible est donc plutôt une catastrophe.
Ce n’est pas un concept révolutionnaire. Tout chef en opération a peur de la « connerie ». La connerie ce sont deux marsouins qui sortent une nuit en douce d’une base et rentrent un peu « émus » en se disant « Tiens, et si on passait par la zone minée pour rentrer discrètement ? ». En l’occurrence, la chance les a sauvés, au moins des mines. Notons au passage que « connerie » désigne à la fois l’acte lui-même que l’état d’esprit que le conçoit. Il y a des degrés dans la connerie, depuis la bagarre dans un bar qui suscite un incident diplomatique (vécu aussi) jusqu’à la connerie, et on y revient, d’ampleur stratégique, disons, pour être dans l’actualité, une connerie de « classe américaine ». Celle-ci implique presque toujours la violence, et plus précisément la violence injuste et/ou disproportionnée.
Quelques années après l’article de Krulak, l’engagement américain en Irak en livrait un florilège depuis les paras tirant sur la foule à Falloujah en 2003 jusqu’au massacre de la place Nissour à Bagdad par Blackwater en 2007 en passant par celui d’Haditha et bien sûr les exactions d’Abou Ghraïb. Encore ne s’agit-il là que des cas les plus graves et connus. Les conneries meurtrières américaines, et les conneries tout court, ont en réalité été innombrables surtout au début de l’engagement. Elles ont fourni évidemment un gros moteur à ressentiment et nourri la rébellion.
Les soldats sont porteurs de la force. Un fantassin comme un pilote de chasseur-bombardier porte sur lui de quoi tuer plusieurs dizaines de personnes. Il lui faut parfois prendre des décisions rapides au sein d’un environnement dangereux et rarement clair. Je cite souvent, car il m’a marqué, ce cas où je dois décider tout de suite de la vie ou de la mort d’un homme à 50 m de moi que je soupçonne fortement d’avoir tiré à l’instant sur un marsouin. Je décide finalement de le laisser vivre et de l’avertir par un tir au-dessus de lui. Rétrospectivement, j’ai eu raison puisque la menace s’est arrêtée là. Mais j’aurais pu tout autant avoir tort s’il avait recommencé et réussi cette fois à tuer un de nos soldats. Peut-être que quelqu’un d’autre placé dans les mêmes conditions, aurait privilégié la sécurité.
En juillet 2007, placé dans une situation similaire mais avec des moyens plus puissants, un équipage d’hélicoptère Apache abattait froidement 18 personnes, dont beaucoup de civils. La mission était filmée et comme pour Abou Ghraïb la diffusion des images amplifiait l’horreur.
Car l’esprit est aussi sensible très à ce qu’il voit, à l’image. Voir a des effets beaucoup plus puissants que le simple fait de savoir. On peut savoir qu’il y a eu un millier de cas, cela reste plus abstrait (et plus c’est grand plus c’est abstrait) qu’une seule image.
Ajoutons enfin un phénomène bien connu des réseaux sociaux : un événement a d’autant plus d’écho qu’il conforte un sentiment ou pire une croyance préexistants. Par l’orientation préalable de nos capteurs, on aura plus de chance de voir les infos que l’on a envie de voir. Rappelez-vous le négatif l’emporte sur le positif. On peut s’indigner du comportement indigne de membres d’une institution que l’on apprécie par ailleurs, mais l’impact et la diffusion seront plus importants dans le camp hostile, qu’il vient conforter.
Tout cela nous donne une équation du caporal stratégique qui se prononce comme « cirque » : C x I x R x C où C est la connerie initiale, I l’image de la connerie, R sa diffusion dans les médias et réseaux et enfin C qui désigne un contexte initial défavorable. On notera que le deuxième C rétroagit sur le premier. Un contexte hostile va plutôt pousser à connerie, volontairement par la provocation ou plus simplement par une ambiance de méfiance. Quand on en vient comme aux États-Unis à se méfier d’un joggeur parce uniquement qu’il est noir, la connerie n’est pas loin et lorsqu’elle survient elle accentue mécaniquement la tension générale.
La meilleure manière apparemment de ne pas avoir de connerie est de ne rien faire, mais l’inaction peut produire aussi de nombreux effets pervers, en laissant par exemple le contexte à l’influence ennemie. D’un autre côté, si on agit, il surviendra statistiquement des conneries. Le tout est de faire en sorte que la valeur du CIRC soit aussi proche que possible de zéro. Le rôle du contexte est complexe, on en reparlera. Intéressons-nuit à l’origine du problème et son amplification.
La mécanique quantique de la connerie
Rappelons avant de continuer qu’il peut exister existe bien sûr de la « grande connerie », avec un grand C dès le départ de l’équation, avec des conséquences catastrophiques à l’arrivée. On peut se poser des questions sur certaines décisions politiques et militaires du passé, mais celles-ci étaient d’emblée stratégiques et leurs résultats également. C’est la relativité générale de la connerie.
Ce qui intéresse nous ici, c’est plutôt de la mécanique quantique. C’est l’atome invisible qui finit par provoquer une explosion nucléaire. Or, et c’est justement ce qui est assez nouveau, ces explosions nucléaires inattendues ont tendance à être de plus en plus fréquentes du fait de l’existence autour des événements d’éléments amplificateurs. On pourrait ainsi parler de « pangolin stratégique », de l’impact d’un Jérôme Kerviel ou de l’importance nouvelle des actes terroristes, mais parlons plutôt de ceux qui ont reçu une part du monopole d’emploi de la force et revenons au CIRC.
Le but est d’empêcher ce CIRC d’atteindre la masse critique de l’explosion nucléaire. A priori, il suffit qu’un seul des paramètres soit égal à zéro. C’est impossible et même de plus en plus impossible. Il faut donc s’efforcer au moins de réduire autant que possible l’impact de chaque niveau. À la base, il y a la « qualité totale de comportement ». Et comme dans toute chaîne de production cela passe à la fois par une conscience individuelle (surtout) et une structure de contrôle.
J’ai cité beaucoup d’exemples américains, mais peu d’exemples français. Il y a un facteur statistique bien sûr. Plus il y a d’individus engagés et plus il y a de conneries possibles. Mais en valeur relative, les soldats français sont peut-être les plus engagés au monde. En cumulant toutes les expériences individuelles, la compagnie d’infanterie de marine que je commandais totalisait trois siècles d’engagement hors de métropole. Il serait difficile pour un individu vivant trois siècles de ne pas provoquer de catastrophes, mais c’est possible.
La guerre d’Algérie a été un traumatisme collectif pour notre armée (et pas que bien sûr) dont nous sortons difficilement. Une des thérapies a consisté à nous bourrer le mou, au moins celui des officiers et sous-officiers, avec l’éthique et la déontologie du métier des armes. Ce traumatisme et même cette thérapie ont pu induire longtemps, une forme d’inhibition dans l’emploi de la force (« le non-emploi raisonné de la force », « réussir sans esprit de victoire » choses entendues) mais cela a porté ses fruits.
Ajoutons un élément essentiel : la professionnalisation, au sens de maîtrise de compétences. Un général israélien me disait un jour : « Ce qu’on vous envie c’est vos caporaux-chefs, des gars qui ne pètent pas un câble et défouraillent parce qu’on leur jette des cailloux. Nos soldats et nos cadres de contact sont des appelés de 20 ans. C’est dur d’être toujours calme à cet âge ». Il ajoutait que dans les opérations complexes, ils préféraient envoyer des réservistes, des pères de famille qui courent moins vite mais sont plus pondérés.
Le « calme des vieilles troupes » est une vieille expression militaire, très antérieure au « caporal stratégique » dont elle est un ingrédient essentiel. La maturité de celui qui va au contact des événements doit être proportionnelle à la difficulté de ce contact. Il faudra qu’on m’explique à cet égard pourquoi des institutions comme l’éducation nationale ou la police font exactement l’inverse et envoient leurs « bleus » dans les endroits les plus difficiles, pour s’étonner ensuite de constater des problèmes. C’est d’autant plus illogique que dans le dernier cas, et à raison, on considère que les unités d’intervention doivent accueillir des gens expérimentés parce qu’elles doivent traiter de problèmes complexes.
La combinaison de la maturité cérébrale, du cumul d’expérience et de compétences permet de mieux gérer le stress. Plus précisément, il permet plus facilement de répondre « oui » à la question « Est-ce que je peux gérer la situation ? ». La connerie dangereuse survient souvent lorsqu’on répond, souvent inconsciemment, non à la même question, que l’on se sent impuissant tout en se disant qu’il faut faire quelque chose pour se dégager de ce merdier ou simplement pour diminuer son stress.
La question des solutions est fondamentale. Si dans une situation stressante donnée (et toutes les situations violentes sont stressantes), il n’y a que le choix entre l’impuissance et des solutions (procédures, équipements) dangereuses et disproportionnées, il faut s’attendre à des problèmes.
Ce n’est pas une science exacte. Derek Chauvin, le policier américain qui a tué George Floyd, avait 44 ans et un de nombreuses années de métier. Il contredit apparemment ma théorie de la maturité. Oui mais parce que celle-ci ne s’est pas accompagnée d’un contrôle adéquat. Le contrôle est d’abord culturel. On lui a probablement expliqué qu’il valait mieux être fort et s’imposer dans un contexte dangereux que de faire preuve de retenue, l’équivalent des vieux exercices militaires « hit, slash, kill » fondés sur la croyance que l’Américain était naturellement trop gentil et qu’il fallait le rendre plus agressif, plus guerrier.
À ce stade, constatons surtout que malgré 17 plaintes à son égard, et l’implication très suspecte dans trois accrochages ayant fait au total un mort et deux blessés par balles, il n’avait jamais été viré ou au moins retiré de la « zone de contact ». L’intérêt de la professionnalisation, c’est aussi d’avoir le temps d’observer les gens et leur degré de dangerosité. Si 70 % des militaires sont en CDD, c’est aussi pour être capable de virer ceux qui présentent des risques élevés de connerie. On ne réussit pas toujours mais c’est plus facile que lorsqu’on doit conserver par statut tous les boulets pendant très longtemps. Un soldat français n’aurait jamais pu accumuler un tel pedigree. Il est même probable que la première, non pas plainte mais culpabilité avérée dans un acte grave aurait mis fin à sa carrière.
Le contrôle est aussi hiérarchique. Si dans une section d’infanterie de 39 pax, il y a un tiers de chefs, ce n’est pas pour rien. On introduit de la responsabilité (grand pouvoir, grande responsabilité) mais aussi du contrôle, beaucoup de contrôle. Notons que le contrôle est dans tous les sens. S’il y a des adjoints, c’est pour prendre des décisions collégiales dont on espère qu’elles réduiront la probabilité de l’erreur grave.
Ce n’est pas infaillible, l’effet peut même se retourner. Rappelons-nous, en situation de stress et d’incertitude, dans un instant de suspension morale, le pire est possible pourvu qu’il soit proposé comme solution ou modèle par quelqu’un que l’on ne peut contredire. Le massacre de My Lai, 400 civils tués, en mars 1968 a été initié par un jeune lieutenant et personne, au moins ceux sous ses ordres, ne s’y est opposé bien au contraire. La connerie meurtrière, l’horreur même, n’a pas pu rester confinée.
La connerie augmentée
Ce qui n’est pas vu existe peu. Quand le colonel Tracqui parlait de résonance médiatique au général Krulak, il pensait alors aux journalistes, alors très présents dans la ville de Sarajevo pendant le siège. À ce moment-là, un adjudant-chef avait vu deux enfants abattus par un sniper juste à côté de lui. Malgré ses efforts, il n’avait pu en sauver qu’un. Il déclarait alors qu’il aurait la peau du sniper serbe, ce qui tombait dans l’oreille d’un journaliste qui ne manquait pas de le raconter. Dans l’ambiance de l’époque, c’est la déclaration de l’adjudant-chef, contraire à la neutralité des Casques bleus, qui choquait plus les autorités onusiennes. Le commandement envisageait même un temps le « vol bleu » (sanction et retour) de l’adjudant-chef, avant que ce processus crétin s’arrête.
Les journalistes et les médias, journaux, télévision, constituaient alors pratiquement les seuls intermédiaires entre les événements et le reste du monde. On s’en méfiait, car bien souvent on trouvait que la réalité qui finissait « au 2oh » se réduisait à quelques cubes essayant de représenter un contexte qui relevait plutôt de l’expressionnisme allemand le plus sombre. On faisait avec, comme l’arbitre au rugby. La plupart des journalistes n’étaient là que quelques jours et il leur fallait très vite un cube. On s’empressait de leur fournir, la bonne image, la belle séquence, plutôt que d’attendre qu’ils cherchent eux-mêmes.
Et puis sont arrivées les chaînes d’informations, dont le principal effet a non pas été de multiplier les cubes, cercles et autres figures géométriques plus petits afin d’avoir un rendu de paysage plus fin, mais au contraire de répéter toute la journée les mêmes gros objets. L’élargissement n’était que répétition et donc plutôt un rétrécissement.
Est venue ensuite la « longue traîne », ce pouvoir médiatique démocratisé qui a fait exploser le monopole d’intermédiation des médias. Les tout petits cameramen et reporters se sont multipliés, parfois brillants comme de vrais journalistes, mais plus souvent comme le comptoir du bar où ils officiaient avant.
Ajoutons que ces nouveaux pouvoirs ont créé des flux d’infos de densité et d’intensité très variables. Une attaque terroriste en plein cœur de Paris en janvier 2015 va provoquer la venue des dirigeants du monde entier quelques jours plus tard alors que le massacre de 70 villageois nigérians par Boko Haram il y a trois jours restera largement ignoré. Le monde sous un lampadaire n’est pas plus réel que celui qui reste dans l’obscurité juste à côté.
Gérer le CIRC, c’est gérer tous ces flux. On peut essayer de les tarir au point de départ. Les cellules noires de la CIA faisaient (font) sensiblement la même chose que les crétins de gardiens qui devaient « mettre en condition » les prisonniers d’Abou Ghraïb. La différence est que les premières ont été verrouillées, alors que l’on a donné accès à Internet aux seconds pour qu’ils ne s’ennuient pas trop. Le résultat en termes de dégâts d’image est connu.
Il y a eu connerie évidente ? D’accord ! Traitement de ses effets, premières mesures, poursuite rapide de l’enquête par un élément insensible aux effets de ses résultats, publication ouverte de l’enquête, sanctions éventuelles, transmission éventuelle du dossier à la justice.
La connerie est-elle due à un problème structurel ? C’est donc aussi la structure qui doit être mise en cause d’une manière ou d’une autre, en interne bien sûr, c’est le rôle du retour d’expérience, des inspections, etc. mais éventuellement aussi devant la Justice.
Les résultats des enquêtes démontrent-ils une manipulation, une fausse accusation délibérée ? L’heure devrait être alors à la contre-attaque. Il faut peut-être dix fois plus d’effort pour réhabiliter un honneur que pour détruire, rappelez-vous le négatif l’emporte toujours sur le positif, et seuls les courageux admettent leur erreur de jugement, et bien faisons dix fois plus d’effort. Il ne faut pas se contenter de réagir plus ou bien comme bien souvent, il faut aussi attaquer ceux qui attaquent, traquer les ennemis manifestes et les faire payer lorsqu’ils mentent. Ce n’est que justice, mais peut-être aussi dissuasion pour les manipulateurs en puissance.
Une stratégie qui se contente de défendre ses places fortes se confond avec l’histoire des redditions. Bien sûr cela demande des moyens et des efforts, mais celui qui n’a pas compris qu’Internet, les médias et les réseaux étaient des terrains de manœuvre se condamne à les subir.
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