20 juin 2020

La mutilation des Hermès



Percevoir l’invariant dans la mutation du monde permet de se rendre compte que les fondamentaux de l’être humain évoluent peu. Depuis quelques jours, nous assistons à un mouvement politique qui veut déboulonner les statues et marteler les plaques des rues afin de réécrire l’histoire et d’en bannir les aspects jugés honteux. Rien de nouveau, rien de surprenant à cette volonté farouche d’écrire la mémoire en s’immisçant dans l’espace public. Cela nous rappelle l’Antiquité et ses damnatio memoriae mais renvoient davantage encore à l’aspect magique et religieux de la statue.

Toutes les civilisations ont bâti leur culte autour des statues et des pierres. Le temple de Baal, à Palmyre, contenait ainsi un bétyle, c’est-à-dire une pierre noire d’origine météorite, que les fidèles venaient adorer dans le temple. Le culte du bétyle se retrouve aujourd’hui à La Mecque, où les musulmans tournent sept fois autour de la Kaaba qui renferme une pierre noire que certains archéologues supposent être la pierre du temple de Baal de Palmyre. Ailleurs, c’est le culte rendu aux sources et aux arbres sacrés, dont on trouve des manifestations actuelles chez les tenants de certaines formes de l’écologisme radical.

Quant aux statues, elles ont toujours représenté les dieux. Représenter, cela signifie rendre présent. C’est le sens constant de l’image dont l’existence a toujours posé un problème, entre mouvements iconodules (c’est-à-dire acceptant les images) et mouvements iconoclastes (les rejetant en les détruisant). S’attaquer à l’image, c’est s’attaquer à l’existence même, c’est refuser la vie des personnes en les tuant une seconde fois, pas uniquement de façon symbolique, mais bien de façon réelle, en leur déniant l’existence. Ce que les manifestants qui s’en sont pris aux statues de Colbert, de Louis XIV ou de De Gaulle ignorent c’est que, par leur geste, ils ont réalisé de nouveau un acte liturgique et religieux très ancien qui traverse toute l’humanité.

Attaquer pour tuer

On ainsi vu aux Antilles une statue de Joséphine de Beauharnais décapitée. En différents lieux, des statues déboulonnées et jetées dans les rivières, comme pour les faire disparaître de façon définitive, ailleurs encore, des statues maculées de peinture (souvent rouge, marque symbolique du sang du meurtre), ou bien lapidées à coup de pierres. Encore une fois, la foule, primitive et archaïque, s’en est prise aux personnes, ici représentées dans leur statue. C’est le sacrifice humain au cœur de nos mégapoles en apparence modernisées. Changez les vêtements et l’architecture des bâtiments et ce que nous avons vu pourrait avoir lieu dans l’Égypte des Pharaons ou la Chine des empereurs.

Cela rappelle l’un des événements les plus dramatiques et les plus obscurs de la guerre du Péloponnèse : la mutilation des Hermès. L’événement a choqué les contemporains et a eu des conséquences politiques majeures. Encore aujourd’hui, on ne sait pas trop ce qui s’est passé ni qui est l’auteur ou le commanditaire de cette mutilation. Le drame se déroule la nuit, alors que la flotte athénienne doit se lancer dans l’expédition de Sicile afin de capter le blé de l’île. Alcibiade, le grand chef politique et militaire, a voulu cette expédition et en dirige la flotte. Il a des prétentions sur la cité et se verrait bien la dominer, comme Périclès avant lui. Au petit matin, les habitants découvrent que les Hermès, des statues-colonnes représentant le dieu et ses attributs et placées aux carrefours des chemins ont été mutilées. C’est un sacrilège, une offense faite aux dieux et un bien mauvais augure quant à la réussite de l’expédition. Alcibiade est accusé de ce crime, ce qu’il dément et rien ne permet d’affirmer qu’il en est le coupable. Au choc de la mutilation s’ajoute le doute sur l’identité des auteurs. Avec l’échec de l’expédition de Sicile, c’en est fini de la carrière d’Alcibiade.

La mutilation de l’histoire

Il n’était pas rare de mutiler les noms des empereurs que l’on voulait effacer de la mémoire ou de détruire leurs statues. Provoquer une page blanche par la violence permet de mieux écrire la nouvelle histoire que l’on souhaite voir proclamer. L’oubli est la meilleure façon de contrôler l’histoire. L’autre façon est de la réinterpréter avec le regard d’aujourd’hui, en y projetant nos critères de façon sélectionnée. Il en va ainsi sur la question de l’esclavage, sujet complexe, qui a touché tous les pays, et de la traité négrière, qui a concerné essentiellement l’Afrique et le Moyen-Orient. Ce processus de réécriture permanent de l’histoire renvoie au roman de George Orwell, 1984, satire et analyse d’un pays communiste :

« Tous les documents ont été détruits ou falsifiés, tous les livres récrits, tous les tableaux repeints. Toutes les statues, les rues, les édifices, ont changé de nom, toutes les dates ont été modifiées. Et le processus continue tous les jours, chaque minute. L’histoire s’est arrêtée. Rien n’existe qu’un présent éternel dans lequel le Parti a toujours raison. »

Et Orwell de conclure : « Le passé a été effacé, cet effacement oublié, le mensonge est devenu vérité. »

Cette question est perpétuelle pour l’historien : qu’est-ce que la vérité ? C’est qui court dans la rue, à laquelle la majorité adhère, ou celle qui est définie et approchée après des recherches minutieuses ? Il y a souvent un gouffre entre les vérités admises et celles mises à jour par les historiens. Des vérités de rue qui deviennent des préjugés bien difficiles à éradiquer. Contourner l’histoire et la falsifier est une autre façon de la mutiler. L’histoire se transmet par la mémoire, mais aussi par les lieux, les objets, les monuments. Araser cette présence matérielle de l’histoire, c’est supprimer la mémoire et ainsi tenir plus facilement les peuples que l’on veut se donner. Raison pour laquelle les révolutions s’en prennent toujours aux monuments du passé, qu’ils soient religieux ou civils. En France, les attaques des protestants durant les guerres de religion ont détruit plus d’églises et d’objets artistiques que la Révolution. L’objectif ici est de former un peuple nouveau, sans mémoire et sans histoire et donc plus facilement malléable. Ce qu’avait compris Alexis de Tocqueville quand il disait que « Chez ces nations [démocratiques] chaque génération nouvelle est un nouveau peuple. »

La fonction financière de la statue

On a vu ainsi attaquées des statues de Churchill et de De Gaulle et une demande de déboulonner la statue de Baden Powell, moyen efficace d’effacer l’histoire. La statue a deux fonctions : esthétique et politique. Esthétique, car l’on suppose qu’elle est belle et qu’elle décore bien l’espace public. En cela, elle est une œuvre d’art. Politique, car le choix de la personne statufiée n’est pas neutre et qu’elle vise à représenter une idée et à la projeter au cœur de la cité pour la donner en exemple. Même les statues non figuratives sont politiques, car, en refusant cette figuration et cette signification concrète, elles témoignent d’un rejet de l’histoire et de la culture. Ainsi, de plus en plus de statues de fontaines ne représentent rien alors que pendant longtemps elles étaient inspirées d’histoires de l’Antiquité. Cela témoigne de la rupture avec le passé et notre histoire et notamment le monde grec et romain.

Aux fonctions esthétiques et politiques s’en ajoute une troisième : financière. L’art est devenu un produit financier comme un autre, un moyen de placement et de défiscalisation. Placer une œuvre d’art contemporain au milieu de l’espace public et, si possible, dans le centre historique, c’est légitimer cette œuvre et lui permettre de faire croître sa côte financière. Tulipes de Jeff Koons, colonnes de Burren, empaquetage de Christo : autant de performances qui sont d’abord des produits financiers, échangés sur les bourses américaines et chinoises, avant d’être des œuvres d’art. Si les plasticiens ne se font pas toujours payer pour réaliser ces œuvres, c’est qu’ils y gagnent une notoriété et une meilleure côte financière. Ces objets et ces performances ont besoin de lieux pour s’exprimer et desquels tirer leurs valeurs. À l’obligation faite de s’extasier devant elles répond l’effacement et la disparition des monuments historiques qui les entourent. Une autre façon de mutilation, moins brutale, mais tout aussi efficace.

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