16 décembre 2019

Comment Boeing se suicide



On sait que l’affaire Boeing-737Max est devenue une crise en soi, qui mérite d’être suivie avec attention dans la mesure où elle reflète bien les comportements et l’évolution du Corporate Power dans cette époque de crise générale, ou Grande Crise d’Effondrement du Système. La crise Boeing-737Max est d’autant plus intéressante qu’elle réunit des éléments fondamentaux de la postmodernité et de notre contre-civilisation :


• un ensemble crisique type du système de l’américanisme ;
• une entreprise gigantesque du point de vue du capitalisme américaniste et globalisé, c’est-à-dire des points de vue financier et commercial, comme deuxième entreprise des USA en volume financier et premier exportateur des USA ;
• une entreprise qui conçoit et fabrique des produits à l’avant-garde de la technologie opérationnelle ;
• une entreprise qui, dans sa production aéronautique, est aussi active dans le secteur civil que dans le secteur militaire.


Le caractère unique et “exceptionnaliste” (comme sont les USA) de Boeing est en train de nous apparaître comme très largement équilibré, comme par un effet-miroir inversé, par le “caractère unique et ‘exceptionnaliste’” de la catastrophe qui est en train de se développer en son sein. Une audition de témoins venus de Boeing et de la FAA, mercredi devant la Commission des Transports de la Chambre des Représentants, a permis de prendre une nouvelle mesure de cet événement qui progresse, souvent d’une façon feutrée et dissimulée, mais qui se signalent tout de même par de brutales incursions dans la progression de la vérité-de-situation s’accordant parfaitement au processus éventuellement post-simulacre que nous décrivions hier.

Le cover-up (dissimulation, étouffement) de la catastrophe semble devenir impossible, justement à cause de l’ampleur de la catastrophe et des “fuites” sans nombre, officialisées, institutionnalisées, de la part d’acteurs du drame, notamment ceux qui le virent venir et tentèrent de prévenir les dirigeants. Cette impossibilité possible du cover-up ferait ainsi partie de l’arsenal de notre hypothèse sur une époque post-simulacre.

Ci-dessous, nous reprenons un texte de WSWS.org qui poursuit bien entendu Boeing de ses foudres trotskistes et anticapitalistes et qui, dans ce cas, comme ce l’est dans diverses occasions où nous utilisions cette source, fournit une excellente documentation qui est à notre sens beaucoup plus de caractère antiSystème que de caractère trotskiste. C’est le caractère antiSystème, d’où qu’il vienne, qui nous intéresse et nous laissons le caractère trotskiste à ceux qui en rêvent encore et toujours.

Ce que nous montrent les différents éléments de témoignage entendus à la Chambre, – sans que la Chambre, pourrie jusqu’à l’os, notamment par le prébendes de Boeing, ne s’en émeuve vraiment, – c’est l’extrême profondeur du cancer qui ronge Boeing. Cela concerne certes le 737Max, mais aussi la manière de produire, les pressions sur le personnel très qualifié mais qui perd cette qualification sous la force de ces pressions, l’affichage sans aucune retenue du changement ontologique qui a affecté cette compagnie qui est historiquement l’une des premières, chronologiquement et qualitativement, de l’histoire de l’aviation.

Le principal témoin Ed Pierson, cadre supérieur de chez Boeing, a ainsi rapporté la réponse de son supérieur, vice-président de Boeing et responsable du programme 737Max, à qui il demandait de ralentir la cadence forcée de production et de réorganiser les équipes affectées à cette production, – ce qui impliquait une interruption puis une reprise moins rapide de la production, – avec réponse dans ces termes : « Nous ne pouvons pas faire ça. Je ne peux pas faire ça [parce que Boeing est] une organisation à but lucratif. »

Le fric, pas les avions, – et quant aux passagers...

Tout est à l’aune de cet épisode qui nous dit que Boeing en tant que tel qu’il fut dans l’histoire n’existe plus. Boeing n’est plus guidé que par les bénéfices, les revenus, l’argent et rien d’autre, et tous les impératifs de qualité et de sécurité sont désormais, et à notre sens irrémédiablement, passés au second plan... “Irrémédiablement” en effet, à cause du changement de nature de Boeing, de son ontologie complètement différente de ce qu’elle fut jusqu’à quelque part autour de 1975-1985. Le temps écoulé entre ces dates et aujourd’hui, et la tragédie du 737Max, correspond au temps nécessaire pour cette opération fondamentale du “changement d’être”. On ne revient pas sur de telles perversions qui tuent le passé et ce qui a existé, c’est-à-dire la tradition.

(Eh certes oui, l’on peut parler de “tradition” qui est un facteur relatif, et dans le cas de Boeing la “tradition” est celle de ses débuts puis de ses succès appuyés sur le savoir-faire de ces débuts, et c’est cela qui est rompu tant la modernité ne cesse de se dévorer elle-même à mesure qu’elle avance, pour ne jamais dépendre de structures stables et harmonieuses, et pouvoir terminer dans ce qu’il y a de plus volatile, de plus simulacre, de plus “absence d’être”, – la financiarisation postmoderne, clef de voute de l'effondrement.)

Bien entendu, nous croyons plus que jamais à « la cataracte Boeing », c’est-à-dire à la catastrophe de l’effondrement de l’avionneur. Lorsque, dans son zèle à montrer la cupidité et l’injustice du capitalisme, le texte de WSWS.org indique « Alors que l'immobilisation du Max 8 et les poursuites par les pilotes et les proches des victimes devraient coûter 8 milliards de dollars à Boeing, la valeur de la société a augmenté de près de 200 milliards de dollars entre le moment où les avions ont été annoncés en 2011 et le moment où l'ensemble de la flotte a été cloué au sol », – bien, sûr, il pêche par militantisme tactique et nous donne une fausse image de la vérité de situation.

C’est “jusqu’ici” qu’il faut dire à propos des $8 milliards que devraient coûter à Boeing « l'immobilisation du Max 8 et les poursuites par les pilotes et les proches des victimes ». En effet, cette affaire ne fait que commencer et Boeing a déjà subi, en plus des $8 milliards, des pertes de manque-à-gagner avec plus de 250 avions commandés chez Airbus par trois compagnies, qui s’étaient auparavant décidé pour le 737Max. Les pertes à prévoir, non seulement pour des raisons techniques et de sécurité des appareils, mais aussi et surtout de confiance dans toutes les productions Boeing sont colossales et finalement à la mesure d’un ébranlement décisif vers l’effondrement de ce géant too big to fail/to fall. Ce n’est pas la logique historique de la “révolution permanente” trotskiste qui menace Boeing, mais la logique prédatrice et autodestructrice du néo-capitalisme ultralibéral.

Le texte ci-dessous, de WSWS.org est du 14 décembre 2019 (traduction de la version originale en anglais du 13 décembre 2019).
dedefensa.org

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Les dirigeants de Boeing doivent rendre des comptes

L'ancien cadre supérieur de Boeing Ed Pierson a témoigné mercredi devant la commission des transports et des infrastructures de la Chambre des Représentants qu'il avait averti la haute direction de l'entreprise à deux reprises au cours de l'été 2018 que «la détérioration des conditions à l'usine» de production du Boeing 737 de Renton, dans l'État de Washington, entraînerait inévitablement une production d’avions défaillants et potentiellement mortels.

Le rapport de cet ex-employé révèle un autre niveau de la criminalité et de la négligence des dirigeants de Boeing dans leur volonté de générer des bénéfices de plusieurs milliards de dollars avec l’avion 737 Max 8. Ce fut un autre avertissement, cette fois par un travailleur qui produisait ces avions, que les conditions dans l'usine compromettaient la sécurité de dizaines d'avions qui pourraient éventuellement transporter des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants.

Les craintes de Pierson se sont réalisées quatre mois après son deuxième avertissement lorsque le vol 610 de Lion Air a plongé dans la mer de Java après avoir décollé de Jakarta, en Indonésie, tuant les 189 passagers et membres d'équipage à bord. Cela a été suivi d'un deuxième crash d'un avion Max 8 juste aux abords d'Addis-Abeba, le vol 302 d'Ethiopian Airlines, qui a anéanti la vie de 157 autres êtres humains.

Ce n'est qu'après le deuxième crash que Boeing a décidé de clouer au sol l'avion meurtrier dans le monde entier, et cela ne s'est produit qu'après que l'indignation internationale a monté lorsque Boeing a déclaré deux jours après le deuxième crash qu'ils avaient «pleinement confiance en la sécurité du 737 Max». Ces commentaires ont été soutenus et repris par la Federal Aviation Administration (FAA) et le président américain Donald Trump.

La même audience du Congrès a également révélé que le mois suivant le premier accident, une analyse interne de la FAA a déterminé que, à moins que l'avion ne soit immobilisé, le Max 8 ferait l’objet en moyenne d’un accident mortel tous les deux ou trois ans, une quantité supérieure à celle indiquée par Boeing ou l'agence à l'époque. Ce rapport a été écarté par l'agence pendant plus d'un an, même après le deuxième crash en moins de six mois.

La raison immédiate de ces deux accidents était un logiciel auparavant inconnu appelé système d'augmentation des caractéristiques de manœuvre (MCAS), qui s'est activé par erreur en raison d'un capteur d'angle d'attaque défectueux et a forcé les deux avions à plonger de façon incontrôlable. Les capteurs, a noté Pierson, remplaçaient les originaux également défectueux, ce qui n'aurait pas dû se produire sur des avions vieux de quelques mois seulement. Ces faits mettaient en évidence de graves problèmes dans le processus de production elle-même du Max 8.

Dans un courriel de juin 2018 adressé au vice-président de Boeing, Scott Campbell responsable du programme Max 8, Pierson a averti que «franchement, toutes les sonneries d’alarme sont activées dans mon jugement». Il a explicitement noté le manque de mécaniciens, d'électriciens et de techniciens qualifiés, un taux d’heures supplémentaires qui a plus que doublé et qui affecte l’attention des travailleurs. Il a ajouté que «pour la première fois de ma vie, je suis désolé de dire que j'hésite à faire monter ma famille dans un avion Boeing.»

Dans ses commentaires devant le Congrès, Pierson a souligné «la pression dogmatique exercée sur le calendrier» après que l'entreprise ait exigé que l'usine augmente la production du nombre d'avions qu'elle fabrique de 47 à 52 par mois, avec l'augmentation des «risques pour la sécurité des produits et des travailleurs.»

En conséquence, les mesures de suivi de la qualité interne de Boeing ont révélé une augmentation de 30 pour cent de défauts d'ingénierie et de câblage, qui peuvent tous provoquer des pannes ou des incidents potentiellement mortels dans un avion. Tout cela aurait pu avoir un effet sur les défaillances des capteurs MCAS. Afin de résoudre ces problèmes, Pierson a affirmé qu’il était nécessaire de fermer l'usine «pour permettre à notre équipe de se regrouper afin que nous puissions terminer les avions en toute sécurité».

Alors même que les conditions de production se dégradaient, les dirigeants de Boeing ont continué à ignorer les averissements de Pierson. Lors d'une réunion entre Pierson et Campbell, au cours de laquelle le premier a réitéré son appel à arrêter la production pour répondre à des problèmes de sécurité avérés, le responsable du programme 737 Max lui a dit: «Nous ne pouvons pas faire ça. Je ne peux pas faire ça» parce que Boeing est «une organisation à but lucratif».

La cupidité sans gêne incarnée dans cette déclaration ne donne qu'un aperçu des énormes sommes d'argent que Boeing a gagnées grâce au programme Max 8. Alors que l'immobilisation du Max 8 et les poursuites par les pilotes et les proches des victimes devraient coûter 8 milliards de dollars à Boeing, la valeur de la société a augmenté de près de 200 milliards de dollars entre le moment où les avions ont été annoncés en 2011 et le moment où l'ensemble de la flotte a été cloué au sol.

Les dirigeants de Boeing eux-mêmes ont également fait d'immenses fortunes personnelles. Lors de la montée fulgurante des actions de la société en janvier et février de cette année, le directeur financier Gregory Smith, le vice-président exécutif John Keating, l'avocat général Michael Luttig et le directeur général Dennis Muilenberg ont tous vendu des actions pour une valeur de 9,5 millions de dollars, 10,1 millions de dollars, 9,5 millions de dollars et 6,5 millions de dollars respectivement.

Ces chiffres démentent les larmes de crocodile que la direction de Boeing a versées, surtout quand on se rend compte que le deuxième crash du Max 8 s’est produit juste un mois après ces fructueuses opérations boursières. Étaient-ils conscients des dangers de l'avion et, plutôt que d'avertir leurs pilotes et passagers, ont-ils profité de l'occasion pour en tirer profit ?

On ne peut pas non plus passer sous silence les remarques faites par les Représentants de la commission des transports de la Chambre. En réponse à la publication du document interne de la FAA, le représentant démocrate Peter DeFazio de l'Oregon a déclaré: « Malgré ses propres calculs, la FAA a voulu parier avec la sécurité du public en laissant le 737 Max continuer à voler.» Le président de la sous-commission de Transport de la Chambre n'a fait aucune mention du fait que lui et ses collègues avaient récemment adopté la loi sur la ré-autorisation de la FAA, qui donne à Boeing et à d'autres constructeurs d'avions encore plus de liberté à l’égard de la réglementation et de la surveillance.

De plus, le gouvernement américain ainsi que des municipalités et des États fédérés ont subventionné les opérations de Boeing. Depuis 1994, Boeing a reçu 74 milliards de dollars de subventions et de prêts gouvernementaux, dont 14 milliards proviennent uniquement de l'État de Washington [où sont installées les usines Boeing]. Cet argent a été prélevé directement de la classe ouvrière et déposé dans les poches des dirigeants et des gros actionnaires de la société.

Cela montre clairement la relation entre le gouvernement américain et Boeing, le deuxième plus grand entrepreneur de défense du pays et le plus gros exportateur US. Ils n’ont pas de relation contradictoire, mais représentent plutôt le lien entre le Corporate Power, l'État et l'establishment militaire.

Malgré des preuves évidentes et croissantes de la négligence criminelle de la part des dirigeants de Boeing qui a causé la mort de plus de 300 personnes, aucune accusation pénale n'a été portée contre les responsables concernés. Cela est tout à fait dans la ligne judiciaire établie ces temps-ci, où même les délits de grandes entreprises les plus horribles n’ont donné lieu à aucune poursuite. Mais la justice pour les victimes, sans parler de la sécurité du public, exige que les cadres supérieurs et les responsables gouvernementaux impliqués dans ces crimes soient tenus de rendre des comptes.

Ces liens et les catastrophes des Max 8 ne sont pas simplement des symptômes de la cupidité des grandes entreprises, mais le résultat final du système capitaliste lui-même, qui subordonne tous les besoins sociaux au profit privé. Il existe une contradiction fondamentale entre les intérêts de la société, y compris le transport aérien sûr, efficace et peu coûteux, et la propriété privée des industries essentielles, ainsi que la division de l'économie mondiale entre les États-nations rivaux. Les mêmes contradictions fondamentales du capitalisme alimentent les conflits géopolitiques et économiques qui menacent le monde de guerre nucléaire et de catastrophes écologiques.

La seule façon de prévenir de nouvelles catastrophes est de supprimer le but lucratif dans l’industrie des avions de lignes, de mettre fin à la domination de Wall Street et de remplacer le cauchemar du marché capitaliste par un système de transport aérien planifié de manière rationnelle et organisé au niveau international. Cela nécessite la nationalisation des compagnies aériennes et aérospatiales et leur transformation en services publics appartenant à la collectivité et contrôlés démocratiquement.

Bryan Dyne, WSWS.org

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