Tout semble indiquer que la France et l’Europe n’ont aucun levier pour faire revenir le Président turc sur sa décision d’intervenir militairement dans le nord-est de la Syrie. Les Européens ont-ils perdu déjà la partie d’échecs face à Erdogan? Sputnik France fait le point avec Alexandre Del Valle, spécialiste des relations turco-européennes.
« Beaucoup de pays ont peur du pouvoir de nuisance de la Turquie qui en use beaucoup »
Comme nous l’expliquions dans un article paru la semaine dernière, les relations entre la France et la Turquie se dégradent à vue d’œil. Suite à l’intervention lancée par le Président Erdogan dans le nord-est de la Syrie, les rapports entre les deux pays membre de l’OTAN atteignent un niveau de crispation inédit. Il est désormais discuté dans le débat public d’imposer des sanctions économiques à un pays membre de l’alliance transatlantique, voire de l’expulser.
Lors du Conseil de l’Europe qui a eu lieu le 1er octobre, Emmanuel Macron appelait ses partenaires européens à la vigilance quant au risque de dérive autoritaire de la Turquie «où l’État de droit recule». Ce à quoi le ministre des Affaires étrangères turc a répondu sèchement, qualifiant le Président français de :
«Coq qui chante alors que ses pieds sont enfoncés dans la boue.»
Suite à un coup de téléphone avec le Président Erdogan, Donald Trump a annoncé le retrait des troupes américaines du nord-est de la Syrie, ouvrant ainsi un boulevard à Erdogan qui attend depuis longtemps de pouvoir déloger les forces kurdes présentes près de sa frontière. Et il ne s’est pas fait prier pour déclencher son intervention.
Le lancement de l’opération Source de paix a gravement irrité Paris: du quai d’Orsay à l’Élysée, les condamnations virulentes pleuvent depuis le début de la semaine. Un lexique généralement destiné aux pires dictatures de ce monde est aujourd’hui employé pour qualifier le gouvernement turc et son intervention:
«Je condamne avec la plus grande fermeté l’offensive militaire unilatérale qui est en cours en Syrie. J’appelle la Turquie à y mettre un terme le plus rapidement possible. La Turquie fait courir un risque humanitaire à des millions de personnes», s’est indigné le Président français sur Twitter.
Dans l’océan médiatique français, des personnalités politiques de tous bords politiques condamnent cette intervention et font référence à des mesures de rétorsion jusqu’ici jamais évoquées concernant un allié: mise en place de sanctions, fermeture du marché européen pour la Turquie, voire même son expulsion de l’OTAN. Cependant, ces menaces ne semblent pas avoir l’effet escompté sur les autorités turques qui poursuivent leur opération. Une enquête du Figaro du jeudi 10 octobre posait la question suivante: faut-il exclure la Turquie de l’OTAN? Environ 90% des sondés y répondaient favorablement.
Cela soulève la question de la volonté politique de mettre de réelles barrières au Président turc dans sa politique étrangère. Quand bien même cette volonté existerait, les Européens et la France disposent-ils des leviers nécessaires pour empêcher Erdogan de mener à bien sa politique? Sputnik France a posé la question à Alexandre Del Valle, géopolitologue, spécialiste des questions concernant les relations entre l’Europe et la Turquie.
Sputnik France: La France et l’Europe disposent-ils de leviers susceptibles de faire pression sur la Turquie pour les empêcher de mener à bien son opération au nord-est de la Syrie?
Alexandre Del Valle: Pour être clair, la France ne peut rien faire. C’est un état qui compte assez peu, même au sein de l’OTAN, malgré sa puissance nucléaire. La France n’a jamais rien fait face à Erdogan pour enfreindre sa marche. Elle aurait pu mettre fin aux négociations avec la Turquie en vue de son adhésion à l’Europe, elle ne l’a pas fait. Il y a eu quelques critiques sous Sarkozy, mais dès le retour de Hollande, on est revenu à une forme de soumission vis-à-vis de ce dictateur islamiste dangereux.
Même à Chypre, la Turquie continue son invasion, installe son armée, et continue de violer l’espace maritime d’un pays membre de l’UE, pour y voler le pétrole et le gaz. De plus, elle viole l’espace aérien et maritime grec depuis des années. Il n’y a aucune représailles face à la menace militaire et économique face à cela. Si l’Europe était capable d’agir ça se saurait. Donc les responsables français qui font croire qu’ils vont pouvoir freiner les Turcs aujourd’hui mentent. De plus, si l’on mène une politique hostile à ses intérêts, la Turquie menace de se tourner vers l’est, à savoir la Russie, la Chine et l’Iran, ce qui est la hantise des occidentaux. Il n’y a aucune volonté de freiner la marche néo impériale de la Turquie aujourd’hui.
Sputnik France: Vous faites état de l’absence de volonté politique, mais au niveau des leviers, sont-ils inexistants?
Alexandre Del Valle: Je ne vois pas lesquels. Beaucoup de pays ont peur du pouvoir de nuisance de la Turquie qui en use beaucoup. On pourrait avoir des leviers et un jour suspendre la Turquie de l’OTAN, mais il faudrait une unanimité des pays occidentaux sur la question. Je ne vois pas de tel scénario se produire. Déjà, les Anglo-saxons (anglais et américains), par tradition géopolitique, pour diluer l’Europe, ont toujours voulu que la Turquie entre dans l’UE et soit un point d’appui de l’OTAN aux portes de l’Asie. Je ne les vois pas abandonner cette tradition et punir les Turcs parce que ceux-ci attaquent les Kurdes. N’oublions pas que les Kurdes n’ont pas d’état reconnu légalement. De ce point de vue, ce que fait Erdogan est très habile: il dit qu’il n’est pas opposé à l’idée de lutter contre les djihadistes, mais avec une armée régulière et non une armée séparatiste. Du point de vue du droit international, c’est imparable. Et en tant que membre de l’Otan, il peut même demander de ses alliés, selon l’article 5, qu’ils soient solidaires face à des menaces de type terroristes ou séparatistes. Ça fait partie du droit: les états ont le droit de réduire militairement des mouvements séparatistes armés.
La seule chose que l’on pourrait éventuellement lui reprocher au niveau du droit, ce serait éventuellement le déplacement de population en Syrie. D’un point de vue objectif, le mouvement séparatiste kurde est illégal, et un état a le droit de le bannir et de faire appel à ses partenaires pour cela.
Sputnik France: Erdogan ne risque-t-il pas de se sentir pousser des ailes et éventuellement avoir des pulsions de restauration ottomane?
Alexandre Del Valle: Absolument, plus on cède à sa «stratégie du test», plus on s’y expose. Ce que l’on appel stratégie du test, c’est de chercher constamment les limites de l’autre, et moins l’autre réagit, plus on accentue les tests, jusqu’à devenir prédateur et transformer l’autre en bourreau. C’est exactement ce que fait la Turquie avec l’UE: pas de réactions sur le viol des frontières grecs, rien sur Chypre, rien sur les menaces à l’encontre d’Angela Merkel… Il multiplie les menaces sans que celles-ci ne suscitent de réactions symétriques des Européens, donc il continue un peu plus à chaque fois.
Sputnik France: Donc la France et l’Europe n’ont vraiment aucunes armes pour riposter face aux agressions turques? C’est tout de même surprenant pour le premier marché mondial…
Alexandre Del Valle: Ce qui pourrait se faire, et j’ai écrit là-dessus, c’est commencer à organiser des réunions de l’OTAN pour avancer vers une suspension de la Turquie dans l’alliance. On n’y arrivera pas forcément, mais on peut y travailler. Deuxièmement, on produit pleins de voitures chez vous, on ira les produire en Roumanie, ce qui ne sera pas forcément plus cher. Il faut faire comme la Turquie, qui, elle, utilise tous les atouts à sa disposition. Elle n’hésite pas à utiliser les réfugiés ou les djihadistes, avec qui elle a des relations troubles, comme levier dans des négociations.
« Beaucoup de pays ont peur du pouvoir de nuisance de la Turquie qui en use beaucoup »
Comme nous l’expliquions dans un article paru la semaine dernière, les relations entre la France et la Turquie se dégradent à vue d’œil. Suite à l’intervention lancée par le Président Erdogan dans le nord-est de la Syrie, les rapports entre les deux pays membre de l’OTAN atteignent un niveau de crispation inédit. Il est désormais discuté dans le débat public d’imposer des sanctions économiques à un pays membre de l’alliance transatlantique, voire de l’expulser.
Lors du Conseil de l’Europe qui a eu lieu le 1er octobre, Emmanuel Macron appelait ses partenaires européens à la vigilance quant au risque de dérive autoritaire de la Turquie «où l’État de droit recule». Ce à quoi le ministre des Affaires étrangères turc a répondu sèchement, qualifiant le Président français de :
«Coq qui chante alors que ses pieds sont enfoncés dans la boue.»
Suite à un coup de téléphone avec le Président Erdogan, Donald Trump a annoncé le retrait des troupes américaines du nord-est de la Syrie, ouvrant ainsi un boulevard à Erdogan qui attend depuis longtemps de pouvoir déloger les forces kurdes présentes près de sa frontière. Et il ne s’est pas fait prier pour déclencher son intervention.
Le lancement de l’opération Source de paix a gravement irrité Paris: du quai d’Orsay à l’Élysée, les condamnations virulentes pleuvent depuis le début de la semaine. Un lexique généralement destiné aux pires dictatures de ce monde est aujourd’hui employé pour qualifier le gouvernement turc et son intervention:
«Je condamne avec la plus grande fermeté l’offensive militaire unilatérale qui est en cours en Syrie. J’appelle la Turquie à y mettre un terme le plus rapidement possible. La Turquie fait courir un risque humanitaire à des millions de personnes», s’est indigné le Président français sur Twitter.
Dans l’océan médiatique français, des personnalités politiques de tous bords politiques condamnent cette intervention et font référence à des mesures de rétorsion jusqu’ici jamais évoquées concernant un allié: mise en place de sanctions, fermeture du marché européen pour la Turquie, voire même son expulsion de l’OTAN. Cependant, ces menaces ne semblent pas avoir l’effet escompté sur les autorités turques qui poursuivent leur opération. Une enquête du Figaro du jeudi 10 octobre posait la question suivante: faut-il exclure la Turquie de l’OTAN? Environ 90% des sondés y répondaient favorablement.
Cela soulève la question de la volonté politique de mettre de réelles barrières au Président turc dans sa politique étrangère. Quand bien même cette volonté existerait, les Européens et la France disposent-ils des leviers nécessaires pour empêcher Erdogan de mener à bien sa politique? Sputnik France a posé la question à Alexandre Del Valle, géopolitologue, spécialiste des questions concernant les relations entre l’Europe et la Turquie.
Sputnik France: La France et l’Europe disposent-ils de leviers susceptibles de faire pression sur la Turquie pour les empêcher de mener à bien son opération au nord-est de la Syrie?
Alexandre Del Valle: Pour être clair, la France ne peut rien faire. C’est un état qui compte assez peu, même au sein de l’OTAN, malgré sa puissance nucléaire. La France n’a jamais rien fait face à Erdogan pour enfreindre sa marche. Elle aurait pu mettre fin aux négociations avec la Turquie en vue de son adhésion à l’Europe, elle ne l’a pas fait. Il y a eu quelques critiques sous Sarkozy, mais dès le retour de Hollande, on est revenu à une forme de soumission vis-à-vis de ce dictateur islamiste dangereux.
Même à Chypre, la Turquie continue son invasion, installe son armée, et continue de violer l’espace maritime d’un pays membre de l’UE, pour y voler le pétrole et le gaz. De plus, elle viole l’espace aérien et maritime grec depuis des années. Il n’y a aucune représailles face à la menace militaire et économique face à cela. Si l’Europe était capable d’agir ça se saurait. Donc les responsables français qui font croire qu’ils vont pouvoir freiner les Turcs aujourd’hui mentent. De plus, si l’on mène une politique hostile à ses intérêts, la Turquie menace de se tourner vers l’est, à savoir la Russie, la Chine et l’Iran, ce qui est la hantise des occidentaux. Il n’y a aucune volonté de freiner la marche néo impériale de la Turquie aujourd’hui.
Sputnik France: Vous faites état de l’absence de volonté politique, mais au niveau des leviers, sont-ils inexistants?
Alexandre Del Valle: Je ne vois pas lesquels. Beaucoup de pays ont peur du pouvoir de nuisance de la Turquie qui en use beaucoup. On pourrait avoir des leviers et un jour suspendre la Turquie de l’OTAN, mais il faudrait une unanimité des pays occidentaux sur la question. Je ne vois pas de tel scénario se produire. Déjà, les Anglo-saxons (anglais et américains), par tradition géopolitique, pour diluer l’Europe, ont toujours voulu que la Turquie entre dans l’UE et soit un point d’appui de l’OTAN aux portes de l’Asie. Je ne les vois pas abandonner cette tradition et punir les Turcs parce que ceux-ci attaquent les Kurdes. N’oublions pas que les Kurdes n’ont pas d’état reconnu légalement. De ce point de vue, ce que fait Erdogan est très habile: il dit qu’il n’est pas opposé à l’idée de lutter contre les djihadistes, mais avec une armée régulière et non une armée séparatiste. Du point de vue du droit international, c’est imparable. Et en tant que membre de l’Otan, il peut même demander de ses alliés, selon l’article 5, qu’ils soient solidaires face à des menaces de type terroristes ou séparatistes. Ça fait partie du droit: les états ont le droit de réduire militairement des mouvements séparatistes armés.
La seule chose que l’on pourrait éventuellement lui reprocher au niveau du droit, ce serait éventuellement le déplacement de population en Syrie. D’un point de vue objectif, le mouvement séparatiste kurde est illégal, et un état a le droit de le bannir et de faire appel à ses partenaires pour cela.
Sputnik France: Erdogan ne risque-t-il pas de se sentir pousser des ailes et éventuellement avoir des pulsions de restauration ottomane?
Alexandre Del Valle: Absolument, plus on cède à sa «stratégie du test», plus on s’y expose. Ce que l’on appel stratégie du test, c’est de chercher constamment les limites de l’autre, et moins l’autre réagit, plus on accentue les tests, jusqu’à devenir prédateur et transformer l’autre en bourreau. C’est exactement ce que fait la Turquie avec l’UE: pas de réactions sur le viol des frontières grecs, rien sur Chypre, rien sur les menaces à l’encontre d’Angela Merkel… Il multiplie les menaces sans que celles-ci ne suscitent de réactions symétriques des Européens, donc il continue un peu plus à chaque fois.
Sputnik France: Donc la France et l’Europe n’ont vraiment aucunes armes pour riposter face aux agressions turques? C’est tout de même surprenant pour le premier marché mondial…
Alexandre Del Valle: Ce qui pourrait se faire, et j’ai écrit là-dessus, c’est commencer à organiser des réunions de l’OTAN pour avancer vers une suspension de la Turquie dans l’alliance. On n’y arrivera pas forcément, mais on peut y travailler. Deuxièmement, on produit pleins de voitures chez vous, on ira les produire en Roumanie, ce qui ne sera pas forcément plus cher. Il faut faire comme la Turquie, qui, elle, utilise tous les atouts à sa disposition. Elle n’hésite pas à utiliser les réfugiés ou les djihadistes, avec qui elle a des relations troubles, comme levier dans des négociations.
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