01 août 2019

Tout ceci n’est qu’une fiction évidemment...


Un très vieil homme fit son entrée dans l’amphithéâtre. Toute l’université y avait pris place. Le doyen, les professeurs, tous les étudiants, tout le monde était là, même la presse. Ce vieil homme était le dernier témoin de la Grande guerre contre l’IA. L’IA, l’intelligence artificielle. Elle avait failli emporter le monde et son humanité. Il s’en était fallu d’un cheveu pour que l’homme, tel que nous le connaissions, ne disparaisse totalement de l’univers.

Il avait fallu le courage de trois hommes. Le Prêtre. Le Commandant. L’Hermite.

Ce très vieil homme les avait bien connus tous les trois, surtout le commandant puisque c’était l’un de ses soldats. Il était le dernier centurion.

Les caméras de l’université ne ratèrent rien de cette intervention.

Le silence se fit. Un silence pesant, profondément respectueux.

Du corps de cet ancien soldat, dont le nom bientôt serait donné à des rues et des avenues, sortit une voix d’une clarté surprenante.

« Votre doyen m’a demandé de venir vous raconter notre histoire. Votre histoire et l’héritage que nous vous laissons. Alors me voici.

Vous êtes jeunes, et vous n’avez connu que la paix. Aucun de vous n’a connu de guerre. Rendez-vous compte, 70 ans de paix. J’ai 90 ans aujourd’hui, mais lorsque j’avais votre âge, les choses étaient, comme vous le savez, bien différentes. Son récit commença et dura plusieurs heures.

Il raconta comment le monde avait sombré dans le génocide et le chaos, comment le rêve d’immortalité nous avait fait sombrer dans l’abîme. Il raconta tout sans omettre grand-chose, jusqu’à cette dernière journée, le jour de la défaite, qui est aussi le jour de la sagesse.
70 ans plus tôt.

« Le feu brûle. Autour, quelques enfants. Des mères s’affairent autour du foyer. Le foyer… il n’en reste plus que le feu alors qu’il y a encore quelques années, le foyer c’était pour les plus anciens encore en vie une maison, un appartement, un logement.
Étrange cette évolution du mot foyer. À l’origine, il a désigné le feu, puis l’habitat, puis à nouveau uniquement le feu.

Plus loin, les hommes plus âgés montent la garde. Dans les arbres, les sentinelles tentent de détecter les essaims de drones qui sont mortels et emportent chaque jour leur tribut de vie humaine.

Les forêts sont devenues l’ultime refuge de ce qu’il reste d’hommes libres et non transformés et les armes les plus rudimentaires, à savoir les bons vieux calibres 12 avec les petits plombs à pigeon, sont les plus efficaces pour se protéger des essaims tueurs.

Le « Commandant », comme il l’appelait, avait réussi à organiser un système de défense et de protection efficace. Dans le plus grand secret, une équipe scientifique libre avait réussi à percer plusieurs des systèmes de la GIA. Le temps de l’offensive approche. Peut-être verra-t-on un jour la libération. Hélas, cela fait 16 fois que les FHL, les forces humaines libres, ont tenté des offensives. À chaque fois, les pertes ont été très lourdes. Les FHL ne sont plus qu’une poignée. Malgré les mises en garde de l’Hermite, ils étaient trop pressés d’affronter le mal, mais le mal était trop fort. Ce n’est qu’avec l’arrivée du nouveau commandant qu’enfin, on tenta de préserver les forces de plus en plus précieuses et de moins en moins nombreuses. Il y a quelques jours, beaucoup de soldats sont partis vers une destination inconnue. Personne ne croit plus qu’un jour les choses changeront. Le Prêtre les avaient bénis, il leur avait expliqué à quel point la vie est précieuse, à quel point elle doit être préservée, et que la dignité de l’homme ne se négocie pas. À quel point les heures les plus sombres et les plus froides sont celles qui précèdent l’aurore. C’était un temps de centurions, d’hommes solides et forts, à la croyance inébranlable dans la pérennité de l’humanité dont ils avaient la lourde charge.
Dans leur complexité, les choses étaient redevenues terriblement simples.

Dans le clan, le pouvoir était partagé entre ces trois hommes. Le Commandant s’occupait de la chose militaire, le Prêtre des cœurs et de la chose spirituelle, et l’Hermite, de la chose politique. L’efficacité de ces trois hommes, leur sagesse et leur grandeur firent que le clan attira rapidement tous les survivants, tous les surnuméraires.

Ces trois hommes surent faire la chose la plus importante. Ils nous redonnèrent l’espoir. Ils étaient comme une nouvelle trinité.

Cette guerre qui dure déjà depuis 7 ans est une guerre à mort qui se joue entre les hommes améliorés et connectés cérébralement qu’ils surnomment, dans les forêts, les surhommes.

C’est une évidente référence au mythe du nazisme et de la pureté de l’aryen. Les bons à rien, eux, ont déjoué tous les pronostics les plus défavorables issus de GIA. GIA. La grande intelligence artificielle. GIA, qui est devenue, après les premiers tests de Google il y a bien longtemps, l’alpha et l’oméga, le dieu-octets vénéré des hommes améliorés et connectés.

GIA a rapidement défini que la principale menace pour l’écosystème planétaire était le nombre d’hommes et la gestion défaillante de leurs émotions liée à la perception de sentiments. En 2030, les GAFA, qui investissaient des milliards dans les technologies de l’IA et de l’immortalité, ont commencé à déployer les premières techniques dites de la vie éternelle.

Il n’y avait pas besoin d’être une intelligence artificielle pour savoir que déployer des technologies d’immortalité dans un écosystème fermé n’était pas possible. 500 millions maximum de surhommes immortels, tel était le verdict sans appel de GIA, car la Terre-mère, elle, ne pouvait pas supporter plus 500 millions d’améliorés-connectés. GIA n’a pas de sentiments. GIA n’a pas d’humanité. GIA n’a pas d’émotion. GIA est une intelligence pure qui règle les problèmes de manière pure et parfaite d’après les améliorés sans interférence. Mais GIA avait commis deux erreurs. La première, il fallait comme préalable, pour assurer la soutenabilité des ressources nécessaires à la vie de la caste des surhommes améliorés et connectés, protéger à tout prix l’environnement. Les surnuméraires purent ainsi trouver des sanctuaires dans les forêts.

Soudainement, tout cessa. Les sentinelles annoncent un mouvement proche. Tension. Peur. Frayeur. Puis, soulagement. C’est les éclaireurs. Mais ils ne sont pas seuls. La rumeur se propage à une vitesse folle. C’est lui, il est là. C’est l’Hermite. Un vieil homme. Cabossé. Le temps et l’histoire l’ont soumis à tous les orages. À ses côtés, le Commandant. Ils étaient tous crasseux. Fatigués, épuisés, ils portaient les stigmates de la bataille, mais il y avait au fond des yeux de ces hommes une lumière qui n’était pas celle que l’on avait vu les 16 fois précédentes et qui était celle de la défaite et de l’abattement.

Ils étaient étrangement peu nombreux et tout le monde se demandait sans oser poser la question où étaient passés les 2 000 centurions qui avaient quitté le camp. La funeste réponse n’allait pas tarder à nous être apportée.

Nous nous sommes éloignés de GAIA la Terre-mère et nous avons eu GIA l’enfer et le mal absolu de l’intelligence artificielle. Nous avons voulu nous ériger en surhommes, en créateurs de toutes choses, dans le ciel et la terre, nous avons voulu croire que nous pouvions définir le bien et le mal, nous avons voulu nous prendre pour des dieux. Nous avons voulu devenir immortels, alors que notre finitude fait de nous ce que nous sommes et qu’il ne peut pas y avoir d’homme immortel. Nous avons cru que nous pouvions briser les cycles sacrés de la vie et de la transmission.
Nous avons perdu 7 milliards des nôtres en quelques mois seulement dans le plus grand génocide de l’histoire de l’humanité. Le génocide des surnuméraires.

Mais GIA avait aussi calculé qu’il fallait une réserve génétique de remplacement de 100 millions d’individus non améliorés pour servir de banque génétique en cas de besoin et de matière d’expérimentation. Ce fut la seconde erreur de GIA. 100 millions de surnuméraires c’était effectivement le nombre idéal, mathématiquement et génétiquement parfait pour pouvoir permettre la réserve chromosomique nécessaire à la survie et à la réparation des surhommes améliorés et connectés. Mais c’était aussi une masse suffisante pour que l’humanité ne s’éteigne pas.

Malgré toute son intelligence mathématique et scientifique, GIA était en réalité condamnée à créer les conditions potentielles de sa propre perte.

Avant de partir moi aussi vers la vie éternelle, je voulais vous raconter dit le vieil homme le discours que nous prononça l’Hermite la veille du jour de la victoire et que nous célébrons, aujourd’hui, ensemble et que nous appelons le jour de la défaite.

À cette époque, ce qu’il restait de notre clan était réfugié dans la forêt. Ce discours n’a pas été enregistré, mais je m’en souviens assez précisément et presque comme si c’était hier.

« Nous avons été massacrés, nous avons été prélevés, nous avons été utilisés pour les expérimentations scientifiques des GIA. Nous avons été la matière première des secteurs transhumanistes. Mais nous avons survécu. Vous avez survécu. Nous avons lutté pour que l’humanité ne s’éteigne pas, pour que l’humanité ne meure pas. Nous avons refusé de disparaître sans combattre, sans nous battre.

Aujourd’hui, je suis venu vous dire, à vous, les quelques milliers de survivants, que nous venons de tuer 500 millions d’améliorés et de connectés. Ils ont été éradiqués en une fraction de seconde. Notre section scientifique, après des années de recherche, a réussi à trouver une porte d’entrée. Nous n’avons pas affronté frontalement les drones de GIA. Nous avons, par une opération commando brillante, détruit GIA par un virus informatique mis dans plusieurs des unités centrales. Nos 2 000 meilleurs centurions ont été engagés dans cette bataille. Ils ne sont plus que 12.

Aujourd’hui, nous avons tué 500 millions d’individus. Même s’ils étaient des améliorés, des connectés. Même si nous avons tué des criminels responsables du génocide de 7 milliards d’être humains, aujourd’hui n’est pas une victoire, car il n’y a aucun acte fondateur de grandes choses qui puisse être un massacre.

Aujourd’hui, c’est, espérons-le, la dernière défaite. Notre dernière défaite. Celle qui a commencé, souvenez-vous pour les plus anciens, lorsque nous avons laissé dire, « qu’ils coûtent un pognon de dingue et que cela ne sert à rien », quand nous avons laissé dire que nous étions des « gens qui ne sont rien », des « illettrés », un ministre voulait même calculer combien chacun de nous coûtait, et combien il rapportait, en ces temps, par lâcheté, par naïveté, par facilité, nous avons accepté d’être déshumanisés, déshumanisés par les discours, déshumanisés par le chômage, déshumanisés par la précarité, par les machines, par la mondialisation, déshumanisés par la mise en concurrence de tous avec chacun, déshumanisés par les haines et les communautarismes, nous avons, enfin, accepté d’être déshumanisés par les techniques de sélection et d’amélioration. Évidemment, seuls les « élus » y eurent droit. Parce que nous avons accepté toutes ces déshumanisations, nous avons accepté de devenir des surnuméraires.

Aujourd’hui n’est pas une victoire, mais la dernière défaite d’une guerre contre l’humanité qui nous a mené de la richesse de 7 milliards d’individus, de talents, de potentiels, à une poignée d’une centaine de millions de survivants. Aujourd’hui, nous pleurerons tous nos morts.

Demain sera le premier jour d’une nouvelle humanité qui ne devra jamais oublier à quel point chaque vie est précieuse, demain devra être le premier jour d’une humanité sans vanité et qui choisira en toutes choses l’amour de la vie. Notre funeste histoire est la preuve qu’il n’y a aucune amélioration de l’homme dans la machine ou dans sa connexion avec l’intelligence artificielle. Tout ceci n’était que chimère. Il n’y a d’amélioration de l’homme que dans le cheminement vers la sagesse et dans l’amour pour encore plus d’humanité.

Le lendemain, le peuple des surnuméraires prit le chemin des secteurs, que l’on appelait autrefois les villes. Ils s’y installèrent. L’Hermite et le Commandant moururent, laissant derrière eux une humanité sage et pacifiée. Puis, avec le temps, ils ne furent plus que des paragraphes dans des manuels d’histoire, furent-ils sur tablettes numériques, et tout recommença. Encore, et encore jusqu’à la fin des temps.
« L’histoire ne se répète pas, elle bégaie ».

Notre plus grande erreur est toujours la même. Nous menons la guerre avec une guerre de retard, et les dangers d’aujourd’hui ne sont pas du tout ceux d’hier. Nous devons bien évidemment nous inspirer de l’histoire et sa connaissance est aussi indispensable que précieuse, mais il y a un écueil. L’histoire de demain de sera pas la répétition de celle d’hier, elle sera fort différente, elle surprendra les endormis, les assoupis, mais si les causes de nos futurs drames seront très différentes, les conséquences, elles, seront identiques. Elles sont toujours identiques. Les conséquences de l’histoire se mesurent généralement en milliers de vies lors des guerres antiques, en millions lors des deux derniers conflits mondiaux, il ne nous manque plus que d’accéder à la nouvelle échelle de pertes humaines se chiffrant en milliards.

Notre manque de sagesse et nos technologies devraient nous permettre sans trop de difficulté de nous massacrer avec une toute nouvelle efficacité.

Bien évidemment, toute ressemblance avec des personnages existants, des propos récemment tenus, toute similitude avec des idéologies ou des avancées scientifiques actuelles, toute entreprise ou firme présente seraient purement fortuites. Ceci n’est qu’une modeste fable qui ne peut pas être interprétée comme une information, une opinion et encore moins une vérité. Pour votre bien, le ministère public de l’information et de la propagande vous propose le JT de 20 heures chaque soir.

Il est déjà trop tard, mais tout n’est pas perdu. Préparez-vous !

Charles SANNAT

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