31 août 2019

Le doigt sur la détente


D’une façon subreptice plus que spectaculaire, l’énorme puissance militaire en déclin sinon en déliquescence des USA, donc essentiellement le Pentagone, progresse vers une sorte de point de “tout ou rien” où cette puissance se trouverait acculée à être surpassée, refuserait de l’être, et serait prête à tous les risques, toutes les aventures pour écarter cette issue, jusqu’à des issues suicidaires emportant les autres dans son effondrement. A cet égard, il semble que l’abandon du traité FNI, avec le développement d’un surarmement nucléaire à capacités opérationnelles adaptées et très souples que cela induit, avec les armes jusqu’alors interdites par lui, constitue un tournant dans cette voie.

Nous ne disons pas que ce tournant est conçu, voulu et négocié comme tel, – comme un instrument pouvant et devant aller jusqu’au suicide collectif, – mais il s’insère parfaitement dans l’évolution des stratégies, des conceptions et surtout des psychologies. Dans cet immense asile qu’est “D.C.-la-folle”, le Pentagone est en passe de retrouver un rôle central de fou particulièrement actif, sous la direction d’un “homme nouveau” qui a le profil de l’emploi, le nouveau secrétaire à la défense Mark Esper. Guerrier victorieux du temps du sommet de la puissance américaniste (colonel de l’US Army en action durant la première guerre du Golfe de 1991 puis scholar à tendance neocon à Heritage Foundation à la fin des années 1990, lobbyiste pour Raytheon durant une décade), Esper représente avec son caractère sombre et ses faibles engagements politiques la personnalité idéale pour suivre le Pentagone avec sa bureaucratie écrasante, et lui permettre de s’installer dans une posture beaucoup plus agressive et activiste que celle qu’il eut durant une décennie après l’attaque du 11-septembre.

Nous suivons pour cette appréciation générale de l’évolution du Pentagone un texte de l’analyste Darius Shahtahmasebi, un spécialiste du droit international basé en Nouvelle-Zélande, qui est devenu analyste géopoliticien et publie notamment dans RT.com. Son dernier article, du 29 août 2019, est bienvenu pour donner une base opérationnelle à notre raisonnement, sous le titre : « De nouvelles bases pour s’opposer à la Chine ? La zone Indo-Pacifique est la nouvelle région prioritaire pour les USA ».

Nous allons présenter et développer notre commentaire à partir des trois parties entre laquelle nous avons divisé cet article. La première concerne les projets d’expansion du Pentagone dans la zone Indo-Pacifique, puisqu’il s’avère décidément qu’avec son plus d’un millier de bases outremer, le Pentagone se juge clairement à la portion congrue à cet égard. Il est évident qu’il n’est plus possible, ni de raisonner, ni de contrôler un monstre de cette sorte devenu absolument fou d’hybris et d’aveuglement sur ses propres capacités.

Les projets de Mark Esper

« Après avoir dévasté le Moyen-Orient par des sanctions, des guerres et le soutien d'extrémistes pour mener des guerres par procuration, les USA se tournent vers la région Indo-Pacifique. Pour le Pentagone, cette zone, et non le Moyen-Orient, est désormais “prioritaire”.
» Cette semaine, lors d’une intervention au Naval War College, le secrétaire américain à la Défense Mark Esper a appelé à l’expansion des bases dans la région du Pacifique, surnommant le théâtre Indo-Pacifique “notre théâtre prioritaire”. Ces remarques s'inscrivaient clairement dans le cadre plus large de l'objectif du Pentagone de freiner et de contenir l'influence croissante de la Chine dans l'ensemble de la région.
» M. Esper a clairement indiqué que les États-Unis avaient identifié un certain nombre d'endroits clés de la région Indo-Pacifique ; ils chercheraient à investir “plus de temps et de ressources dans ces zones que nous avons délaissées dans le passé”.
» Bien qu'il ne soit pas si évident de savoir ce que sont ces régions ou lieux, il y a quelques possibilités flagrantes qui viennent à l'esprit, y compris Singapour, les Philippines, le Vietnam, la Malaisie, l'Indonésie et même certaines des petites nations insulaires du Pacifique moins connues du public américain comme les Palaos. Les Palaos sont un candidat probable, étant donné que les médias occidentaux ont déjà applaudi le fait qu'ils ont « tenu tête à un géant » [Pékin] sur la question de Taiwan.
» Comme l'a souligné Eric Sayers du Center for a New American Security, le problème avec des pays comme les Philippines est qu'ils peuvent restreindre l'accès à leurs ports en fonction de la nature du litige. Avec des nations plus petites comme les Palaos, il est probable que les États-Unis n’auraient même pas besoin de claquer des doigts pour utiliser cet endroit pour combattre la Chine. »

L’empire envers et contre tout

Comme on le voit, l’état d’esprit est absolument radical. Le Pentagone étant devenu cette puissance qu’on sait, évolua à partir de 9/11 avec une certaine retenue, disons selon les termes qu’emploierait la raison bureaucratique de la puissance maîtrisée et irrésistible : puisqu’il est acquis que rien ne peut nous résister et que tout le monde le reconnaît, il est inutile de prendre des risques collatéraux qui pourraient réduire notre influence par des difficultés inattendues. Pour cette raison, le Pentagone et les chefs militaires freinèrent pendant ces années les lubies de leurs directions politiques enfiévrées par les délires des neocons. (C’est l’U.S. Navy qui, en 2006-2009, bloqua les manœuvres politiques destinées à déclencher un conflit avec l’Iran.)

Aujourd’hui, la situation a fondamentalement changé. Partout, le Pentagone sent l’influence de sa puissance diminuer, et son statut impérial mis ainsi en question. Puisque la puissance n’est plus ni maîtrisée, ni irrésistible, la “raison bureaucratique” qui l’accompagnait disparaît et laisse place à des sentiments irrationnels d’angoisse, de panique, de fureur destructrice, etc. Dès lors, le Pentagone est poussé à la radicalité absolue, au “tout ou rien”, suivant une logique folle d’engagement extrême, allant à son terme jusqu’au nucléaire, domaine où les USA possèdent à la différence du reste une puissance considérable.

Pour cela, l’abandon du traité FNI est primordial. Il permet la réintroduction de vecteurs de moyenne portée et de théâtre, basés à terre (alors que de tels missiles peuvent être et ont toujours pu être portés par des avions, des navires de surface et des sous-marins) ; c’est-à-dire des armes nucléaires déployées quasi-exclusivement à partir de territoires non-américains, c’est-à-dire réaffirmant l’empire puisqu’il s’agit de bases constellant les pays associés ou soumis à l’empire, c’est-à-dire soumettant tout l’empire à la radicalisation du “tout ou rien” du Pentagone.

Mais il y a des obstacles à ce programme que sous-tendent avec force l’intervention et les projets d’Esper et de la bureaucratie qui sont au service de cette entité, de cet égrégore qu’est le Pentagone. Certains pays alliés, peut-être nombre d’entre eux, parmi les plus fidèles, peuvent être entravés dans leur soutien jusqu’à la perspective qu’ils puissent le refuser dans certaines circonstances, – à cause des Chinois par exemple... N’y a-t-il pas de cas plus probant que l’Australie, pourtant perçue comme alliè très des USA ?

Retour au texte de Shahtahmasebi... 
 
L’Australie tenue par la Chine

« Ce qui sera intéressant à voir dans les années à venir, c'est la place d'États comme l'Australie et la Nouvelle-Zélande dans ce “théâtre prioritaire”.
» Un rapport récent suggère que les États-Unis sont en pourparlers avec le gouvernement australien dans le but de formuler un accord qui permettrait à Canberra de traiter une grande quantité de ‘terres rares’ requises par le Pentagone. L’adversaire dans cet épisode est à nouveau Pékin, qui maintient un certain monopole sur la production de ‘terres rares’, ces matières premières peu répandues qui sont utilisées dans les lasers, les radars et même les moteurs à réaction.
» Toujours à propos de la situation stratégique de l'Australie, un groupe de réflexion australien vient d'avertir que l'armée américaine est surchargée dans la région Indo-Pacifique et risque de subir une défaite cuisante face à Pékin avant même d'avoir la possibilité d'intervenir. Le rapport indique que “l'arsenal croissant de missiles à longue portée et très précis de la Chine constitue une menace majeure pour presque toutes les bases, pistes d'atterrissage, ports et installations militaires des États-Unis, et de ses alliés et partenaires dans le Pacifique occidental”.
» Si quelqu'un se demande encore pourquoi la région Indo-Pacifique est soudainement devenue un “théâtre prioritaire”, cela devrait être tout sauf clair à ce stade. C'est une priorité pour les Etats-Unis car l'Amérique est sur le point d'être complètement évincée. Effectivement, certains analystes mettent en garde contre cette évolution depuis un certain temps.
» Encore une fois, je ne suis pas la seule personne à mettre ces questions en lumière. Dans un article de la BBC intitulé « Les États-Unis sont-ils toujours la seule superpuissance militaire de l’Asie ? », Jonathan Marcus, correspondant diplomatique et de défense, conclut que « la prééminence des États-Unis dans le Pacifique n’existe plus ». Le problème, comme c'est souvent le cas avec les commentateurs occidentaux sur les questions impliquant la domination américaine dans les grandes affaires géopolitiques, est que la question est généralement formulée dans la perspective de “Que peuvent bien faire les États-Unis pour empêcher la puissance chinoise de se développer ?”.
» Or, il se trouve que les États-Unis devront probablement faire face à des vérités déstabilisantes, en particulier en ce qui concerne cette zone Indo-Pacifique. Le mois dernier, un professeur australien d'études stratégiques au Strategic and Defence Studies Centre a écrit dans le Guardian un article d'opinion estimant essentiellement que l'Australie devra accepter une base militaire chinoise dans la région à un moment donné. Contrairement à la stratégie actuelle de Washington qui consiste à essayer (ou à espérer) de surpasser la Chine, le professeur Hugh White croit que les “coûts que nous devrions assumer pour empêcher la Chine d'entrer dans la région pourraient simplement s'avérer impossibles à supporter”.
» Aussi antagonistes que soient les relations spécifiques de Washington avec Pékin, les relations entre la Chine et le reste du monde sont trop imbriquées pour s'attendre à autre chose qu'un désastre si l’on continue à suivre la stratégie actuelle. Un rapport récemment publié par le groupe de réflexion ‘China Matters’ vient de conclure que si la croissance économique de la Chine ne diminuait que de quelques pour cent, l'Australie pourrait perdre $140 milliards de revenus et plus d'un demi-million d'emplois. »

Apocalypse requise

Dans de telles conditions et compte tenu du fait que cette situation de tension dans la zone indo-Pacifique se retrouve dans d’autres zones, l’esprit du “tout ou rien” et l’angoisse de l’Empire (du Pentagone) conduisent à l’hypothèse suicidaire. C’est la conclusion de Shahtahmasebi :

« Et il se pourrait que les avancées chinoises ouvre d’autres fronts de cette sorte de conflit du fait de la stratégie inadaptée des USA ; la région Indo-Pacifique ne serait alors que la pointe émergée de l'iceberg. Dans le cadre de son projet de la Nouvelle Route de la Soie, Pékin a commencé à impliquer dans cette immense initiative des États des Balkans, ce qui ne fera qu’irriter davantage les USA et pourrait les conduire à faire quelque chose de terriblement catastrophique en réaction.
» Tous les empires ont une fin. C'est un aspect indiscutable de notre histoire. Reste bien sûr à voir si tous les empires continueront à tomber à l'avenir, mais en général, nous basons toutes les prédictions futures sur les expériences passées. Jusqu’où un empire est prêt à précipiter sa propre chute avec ses infrastructures impériales pour empêcher une puissance montante de le dépasser en profitant de ces infrastructures, c'est aussi une hypothèse qu’il est impératif de prendre en compte.

» Les États-Unis ont des armes nucléaires, beaucoup d’armes nucléaires, et l’idée fait de plus en plus son chemin qu'ils pourraient les utiliser dans des conditions hors des doctrines courantes, les situations classique où une frappe nucléaire est nécessaire pour se défendre contre une autre frappe nucléaire. Cela voudrait dire de leur part : “Hé, si nous tombons, nous allons entraîner le reste de la planète avec nous”. »

Bien entendu, le tableau est notablement incomplet. Il y a des points convergents qui l’assombrissent, et d’autres, très divergents, qui le relativisent considérablement.

• Les points convergents concernent l’évidence que l’état d’esprit et les mesures qu’on distingue concernent aussi bien les autres théâtres d’opération, notamment autour de la Russie. Un exemple très récent, qui a paru d’abord être une plaisanterie de Trump, est la proposition de rachat du Groenland. Depuis le tweet de Trump, les penseurs-neocon se sont emparés du sujet, s’ils ne l’ont inspiré eux-mêmes bien entendu. D’où des appréciations argumentées sur la valeur stratégique qu’aurait le Groenland pour les USA vis-à-vis de l’Europe et de la Russie.

Dans tous les cas, on a pu entendre Macron, dans son discours aux ambassadeurs, affirmer que la fin du traité FNI posait un grave problème à l’Europe, devant ce qu’on devine être les intentions américaines de redéployer des missiles à portée intermédiaire en Europe, comme durant la période 1983-1987 ; c’est dans tous les cas ce qu’on croit distinguer dans ce passage du discours :

« Nous sommes dans une Europe où nous avons laissé le sujet des armements à la main de traités qui étaient préalables à la fin de la guerre froide entre les États-Unis et la Russie. Est-ce que c’est ça une Europe qui pense son destin, qui construit ? Pour ma part je ne crois pas donc il faut avoir ce dialogue avec la Russie. La fin du traité FNI nous oblige à avoir ce dialogue parce que [sinon les missiles US] reviendraient sur notre territoire... »

• Les points divergents, sinon très divergents, concernent bien entendu les situations intérieures, notamment aux USA et dans les pays alliés des USA qui seraient sollicités de recevoir les missiles post-FNI. Il s’agit d’un vaste sujet que nous ne cessons d’explorer, – surtout la situation de quasi-guerre civile aux USA, dont l’importance dans la problématique que nous évoquons est évidente et considérable. 

Une psychologie autonome

De quoi s’agit-il finalement, si l’on va au cœur de la psychologie qui conduit cette opération qu’on pourrait tout simplement baptiser “post-FNI”, tant la dénonciation du traité FNI prend une importance considérable ? Techniquement, derrière la rhétorique de type “défensif” et d’équilibrage des forces (notamment avec la Chine), il s’agit aussi bien et encore plus sûrement d’installer la possibilité d’une first strike nucléaire tactique contre la Chine, contre la Russie, et contre d’autres peut-être ; cette first strike nucléaire tactique devant en théorie annihiler les capacités de riposte nucléaire stratégique par la destruction de centres de commandement, de communication, etc.

Mais tout cela relève bien entendu de la rhétorique technique, d’ailleurs soumise à de nombreux aléas comme on l’a vu. Le plus important est l’état d’esprit, la psychologie que nous nous donnent à voir ces divers constats et analyses. Il y a la démarche absolument inarrêtable de vivre dans un état de pré-affrontement permanent avec des hausses constantes de la tension, dans la perspective d’un affrontement probable qui exclut de moins en moins le nucléaire dans des conditions opérationnelles “normales”. Cet état d’esprit est directement dépendant du sentiment de déclin qui est ressenti au moins inconsciemment, et jugé insupportable et inadmissible par le Pentagone, – et par cette expression “le Pentagone”, on suggérerait qu’il y a là une perception et une psychologie uniques dépendant de cette entité chargée à la fois de puissances et de symboles. La chose a souvent été suggérée, aussi bien par un Alexander Cockburn (« Le complexe militaro-industriel [CMI] américain est devenu un organisme autonome doté d'un système immunitaire qui attaque et étouffe toute menace à son approvisionnement alimentaire, – l'argent des contribuables. »), que par un Rumsfeld le 10 septembre 2001, discourant en détails saisissant qui représentent d’une façon réaliste une entité et une psychologie autonomes :

« Notre sujet aujourd’hui est un adversaire qui constitue une menace, une sérieuse menace, contre la sécurité des États-Unis d’Amérique. Cet adversaire est un des derniers bastions de la planification centralisée. Il gouverne en édictant des plans quinquennaux. D’une seule capitale où il se trouve, il tente d’imposer ses exigences au travers des fuseaux horaires, des continents, des océans et au-delà. Avec une brutale constance, il bâillonne la pensée libre et détruit les idées nouvelles. Il désorganise la défense des États-Unis et met en danger les vies des hommes et des femmes en uniforme.
» Peut-être cet adversaire paraît ressembler à ce que fut l’Union Soviétique, mais cet ennemi s’en est allé : nos ennemis sont aujourd’hui plus subtils et plus implacables. Vous devez penser que je suis en train de décrire un de ces dictateurs décrépits qui survivent encore. Mais leur temps est passé, à eux aussi, et ils ne font pas le poids à côté de cet adversaire que je décris.
» Cet adversaire est beaucoup plus proche de nous. C’est la bureaucratie du Pentagone. Non pas les gens mais les processus. Non pas les hommes et les femmes en uniforme mais l’uniformité de la pensée et de l’action que nous leur imposons bien trop souvent... »

Notre Grande Crise d’Effondrement du Système étant ce qu’elle est, sa résolution ne peut passer par une réforme quelconque. Il faut des fractures et des ruptures, et la plus indispensable d’entre toutes, aujourd’hui, concerne le Pentagone parce qu’il s’agit d’une entité opérationnelle disposant des capacités de destruction totale du monde et d'une psychologie autonome qui pourrait tendre vers un paroxysme suicidaire. C’est pour cette raison que nous jugeons d’une façon générale le sort des USA allant vers une désintégration comme le facteur nécessaire et suffisant dans la possibilité de ces chocs de fracture-rupture qui sont les composants du paroxysme de cette Grande Crise ; parce que le sort des USA, à ce stade de pression de la Grande Crise, déterminera celui du Pentagone.

La question est de savoir s’il faudra une guerre pour cela, – ce dont, secrètement, le Pentagone-en-crise doit rêver comme ultime affirmation de sa puissance, – ou si la possibilité extrême de la guerre provoquera des chocs internes suffisants aux USA pour provoquer des tempêtes terribles, capables d’emporter notamment le Pentagone. Dans tous les cas, ce que nous dit Esper, c’est que le Pentagone commence à perdre patience devant ces événements imprévus de son déclin qui surviennent, et ces événements espérés qui ne surviennent pas. Il est possible que l’on sache assez vite de quoi il retourne.

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