De nos jours, les Américains disposent d’internet, qui leur apporte une opportunité assez semblable : cliquer sur un site web étranger et découvrir des articles importants, ayant échappé pour une raison ou une autre à l’attention de leurs propres journalistes. Chose ironique, une part importante de cette couverture par des « médias alternatifs » est disponible dans les journaux anglais les plus éminents et les plus respectables, mis sous presse par le plus proche de nos alliés de toute l’histoire.
Par exemple, il y a trois ou quatre ans, j’ai remarqué un lien sur l’un des sites internet libertaires de premier plan, qui laisser à penser que George S. Patton, l’un des commandants militaires les plus réputés de la Seconde guerre mondiale, s’était fait assassiner par ordre du gouvernement étasunien. N’étant pas moi-même très enclin à porter vers le conspirationnisme et l’alarmisme, cette affirmation sinistre m’apparut tout à fait bizarre, mais je décidai de suivre le lien et de me payer une tranche de folie, de celles que l’on ne trouve que dans les tréfonds de l’Internet. Mais voilà, la source de l’information était un long article du Sunday Telegraph britannique, l’un des journaux les plus réputés au monde, qui présentait un nouveau livre, publié après une décennie de recherche et d’interviews, et écrit par un journaliste américain expérimenté et spécialisé en affaires militaires.
Le livre ainsi que l’article étaient parus en 2008, et je n’avais jamais lu le premier mot de cette affaire dans aucun journal américain de quelque importance. La description qu’en faisait l’article semblait très factuelle et détaillée. J’en vins à consulter quelques universitaires de premier plan parmi mes connaissances, disposant de connaissances en histoire et en science politique. Aucun d’eux n’avait jamais entendu parler de cette théorie, et ils se montrèrent aussi surpris que je pouvais l’être par les éléments dont je disposais, et par le fait que des révélations aussi remarquables aient pu ne recevoir aucun écho dans notre propre pays, qui est comme chacun sait la terre des médias les plus libres et les plus friands de scandale du monde entier.
La curiosité commençant à prendre le pas sur moi, je commandai donc le livre pour 8 dollars sur amazon.com.
À titre personnel, j’ai trouvé les preuves de l’assassinat de Patton tout à fait convaincantes, pour ne pas dire accablantes. Tout lecteur curieux peut, en investissant la modique somme de 2.93 dollars hors frais de port, commander ce livre et en juger par lui-même.
Wilcox lui-même fut tout aussi frappé de stupeur que n’importe qui quand il tomba pour la première fois sur ces faits surprenants, mais les preuves qui s’étalaient sous ses yeux le convainquirent d’investir des années de son temps pour mener une recherche sur cette théorie, afin d’en publier les résultats. Et il en a découvert des vertes et des pas mûres.
Au cours des derniers mois de sa vie, Patton se montrait de plus en plus critique envers le gouvernement étasunien, de sa conduite de la Seconde guerre mondiale, et de sa politique à l’égard des Soviétiques. Il projetait de démissionner après son retour aux États-Unis, et de commencer une grande tournée publique pour dénoncer la gouvernance politique étasunienne ; de la part d’un héros de guerre de sa stature, ces dénonciations auraient sans doute eu un impact très important. L’accident de voiture qui lui coûta la vie se produisit la veille du jour où il devait revenir au pays, et il venait, par deux fois, d’échapper de peu à la mort dans des circonstances très suspectes.
Le livre comprend des interviews en personne avec l’assassin, qui confesse de lui-même avoir été mandaté par le gouvernement – il était à l’époque attaché aux services de renseignement de l’OSS, l’ancêtre de la CIA de l’époque. Cet agent disposait déjà au moment des faits d’une longue carrière documentée, très précisément dans ce type d’activité, tant pendant la guerre qu’au cours des décennies qui suivirent. On pense qu’il a travaillé comme « indépendant » à l’international, et s’est occupé de « nettoyer » des cibles humaines pour la CIA et pour divers autres employeurs. Arrivant à la fin de sa vie, il développa une forme de rancœur envers les bureaucrates du gouvernement étasunien, s’estimant maltraité par eux ; et la culpabilité qu’il put également ressentir d’avoir été le responsable de la mort d’un des plus grands héros militaires des USA contribua également à sa décision de « déballer » ce qu’il savait, avec à l’appui un journal personnel assez conséquent. De nombreuses interviews avec des personnes liées aux circonstances de la mort de Patton semblent avoir également étayé la théorie.
L’assassin reporte que William Donovan, dirigeant de l’OSS, avait ordonné l’assassinat de Patton parce que ce dernier était « parti en vrille », et devenait une menace importante envers les intérêts nationaux étasuniens. Dans le même temps, un agent de terrain militaire affecté au contre-espionnage avait commencé à recevoir des remontées crédibles établissant qu’un assassinat de Patton était dans les cartons, et avait essayé d’en avertir sa hiérarchie, Donovan y compris ; non seulement ses avertissement furent-ils ignorés, mais il fut menacé à plusieurs reprises, et même arrêté. Il apparaît clairement que les ordres de Donovan provenaient d’au-dessus, ou bien à la Maison Blanche, ou bien ailleurs.
Les motivations de l’assassinat peuvent avoir eu des origines intérieures aux USA, ou étrangères. Au cours des vingt dernières années, des chercheurs comme John Earl Haynes et Harvey Klehr ont démontré avec brio l’influence considérable qu’avait établi un vaste réseau d’espions communistes dans les branches les plus élevées du gouvernement étasunien. Et Wilcox lui-même documente avec soin l’infiltration subie par l’OSS elle-même de la part d’éléments hauts placés du NKVD soviétique, ainsi que le fait qu’au cours de cette même période, les deux agences de renseignements se trouvaient dans une situation ambiguë de quasi-partenariat : Donovan se montrait particulièrement soucieux de s’accommoder les bonnes grâces politiques des éléments pro-soviétiques hauts placés dans le gouvernement étasunien.
Et Patton, un anti-communiste zélé, présentait des vues différentes, et plaidait pour une attaque militaire immédiate contre les armées affaiblies de l’Union Soviétique. On peut facilement comprendre comment Staline et les dirigeants américains de son orbite auraient pu décider que supprimer physiquement Patton constituait une priorité absolue.
Au moment de sa mort, Patton était le plus haut officier de l’armée des USA en Europe, et la nouvelle de son décès devient bien entendu une information de premier plan dans le monde entier. Plusieurs rapports officiels furent produits quant aux circonstances exactes de l’accident de circulation très bizarre en question, mais aucun de ces rapports n’existe plus dans les archives du gouvernement étasunien. J’ai du mal à imaginer une explication non sinistre à ces disparitions.
Ces quelques modestes paragraphes vous exposent une toute petite portion de l’imposant travail documentaire et de l’analyse méticuleuse que Wilcox a menés pendant dix ans pour construire ce livre impressionnant. Bien sûr, de nombreuses questions attendent une réponse, et il est impossible d’apporter des preuves absolues soixante-dix ans après les faits. Mais pour ce qui me concerne, la probabilité d’un assassinat est écrasante, et implique presque certainement des dirigeants américains de premier plan.
Je tiens également de source sûre que la communauté du renseignement des USA fait l’objet depuis plusieurs années d’une croyance répandue, voulant que Patton ait été éliminé par le gouvernement étasunien pour des raisons politiques, ce qui n’est pas du tout surprenant dans ces cercles. L’assassin présumé avait fait confession de sa culpabilité il y a plusieurs dizaines d’années déjà, devant des journalistes, lors d’une réunion-repas de l’OSS à Washington DC, assis à la même table que William Colby, son ami et collègue de longue date et ancien directeur de la CIA. Malgré le fait que les articles de presse locale qui s’en étaient suivis aient été totalement ignorés des médias nationaux, il n’y a pas à s’étonner que l’information ait infusé dans la communauté du renseignement.
Peut-être quelque chercheur expérimenté, sur la base d’une perspective différente, pourrait-il investir du temps et du travail pour réfuter le solide dossier établi par Wilcox, mais pour l’instant personne ne s’y est mis. Imaginons pour la forme que les preuves de cette théorie ne soient finalement pas si éclatantes qu’elles le semblent, et ne permettent d’estimer la possibilité que cette histoire soit vraie qu’à une possibilité raisonnable, disons 25%. J’estime pour ma part que s’il existe même une faible possibilité que l’un des généraux les plus admirés des USA, opérant dans l’Europe d’après guerre, ait pu être assassiné pour des raisons politiques par le propre gouvernement des États-Unis, le scandale qui devrait éclater serait l’un des plus grands de toute l’histoire moderne des USA.
Le livre a été écrit par un auteur réputé, et publié par une maison d’édition bien établie, quoique assez conservatrice. Malgré cela, il n’a fait l’objet d’aucun relais de la part d’aucune publication nationale importante aux USA, conservatrice ou libérale, et n’a donné lieu à aucune enquête. Seul un journal britannique de premier plan a repris les éléments ignorés par les journalistes américains.
Il est probable qu’un livre qui aurait traité en miroir des éléments historiques solides expliquant le décès soudain de quelque général russe ou chinois de premier plan, au tournant de la Seconde guerre mondiale, aurait facilement fait son chemin jusqu’aux premières pages du New York Times, et sans doute jusqu’à la section hebdomadaire des fiches de lectures proposées par le journal [weekly Book Review, NdT]. On aurait peut-être même assisté à une couverture média considérable si la victime avait été un général de premier plan de l’État du Guatemala, dont le nom aurait pourtant jusque-là été totalement inconnu du grand public américain. Mais ces mêmes allégations, sur la disparition de l’un des dirigeants militaires les plus célèbres et les plus admirés dans années 1940 n’ont pas soulevé l’intérêt des grands journalistes américains.
À nouveau, il y a bien deux sujets à distinguer. Que j’aie raison ou non de croire que l’assassinat de Patton est étayé de preuves accablantes est sans aucun doute passible de débat. Mais il est irréfutable que les médias étasuniens sont totalement passés à côté de ces révélations.
Comme je le disais au début, j’étais tombé sur cette histoire fascinante il y a quelques années, et je n’avais pas eu le temps alors de publier un article. Mais quand j’ai décidé de revenir sur le sujet, j’ai relu le livre pour me rafraîchir la mémoire, et l’ai trouvé encore plus convaincant qu’en première lecture. Huit années après sa première publication, je ne pus trouver aucune couverture presse de la part de nos grands journaux craintifs, mais au vu de la croissance immense du journalisme flottant sur internet, je me demandai si les informations avaient pu être relayées ailleurs.
En faisant usage de mon moteur de recherche préféré, je n’ai pas trouvé grand chose. À quelques reprises, au fil des années, Wilcox avait pu s’exprimer ci et là, comme dans le New York Post en 2010 et dans le American Thinker webzine en 2012, ce dernier faisant mention d’un nouveau témoin d’importance qui avait finalement décidé de sortir du bois. Mais outre cela, son livre remarquable semble s’être enfoncé dans l’oubli.
D’un autre côté, d’autres auteurs ont récemment commencé à tirer parti de ses recherches, en rhabillant le récit sous une forme ayant plus de chances de s’attirer les faveurs de l’establishment américain et des médias qu’il contrôle.
Le livre simpliste d’O’Reilly s’est vendu a plus d’un million d’exemplaires, avec un titre proclamant l’assassinat de Patton. Mais la couverture presse qui s’ensuivit fut maigre et largement négative, s’employant à critiquer une soi-disant indulgence pour les « théories du complot ». Media Matters a résumé la réaction par ces mots : « les historiens déchirent le nouveau livre d’O’Reilly sur Patton », et au vu du manque total de documentation apporté par O’Reilly, le gros de cette critique apparaît plutôt justifié. Ainsi, les médias ont totalement fait abstraction d’un livre très bien documenté et très étayé, et ont préféré attaquer et ridiculiser un autre livre très faible sur le même sujet : cette double approche constitue un moyen efficace d’obscurcir la vérité.
Les faiseurs d’opinions américains ont tendance à s’appuyer sur nos journaux nationaux principaux pour comprendre le monde, et la seule couverture que j’ai pu trouver dans ces journaux du best-seller d’O’Reilly fut un article d’opinion plutôt bizarre par Richard Cohen, un journaliste du Washington Post. Cohen ne semble pas s’intéresser outre mesure à la question de l’assassinat de Patton, mais condamne sévèrement O’Reilly pour n’avoir pas consacré assez de pages au soi-disant anti-sémitisme de Patton. En fait, il alla presque jusqu’à induire que certaines des notes retrouvées dans les journaux intimes de Patton étaient assez méchantes envers les Juifs pour que les américains n’aient à se soucier de savoir si notre général le plus gradé en Europe ait été assassiné par son propre gouvernement, ou par qui que ce soit d’autre. La mentalité de nos médias principaux est vraiment devenue très étrange de nos jours, et nous vivons dans le monde qu’ils créent pour nous.
Dernièrement, le succès du livre d’O’Reilly et la reprise de la Guerre froide avec la Russie peuvent avoir amené à la production d’un nouveau documentaire s’intéressant au dossier de l’assassinat de Patton, mais en reconstruisant les faits de manière déformée. Les recherches menées par Wilcox avait démontré que des dirigeants américains de premier plan avait organisé l’assassinat de Patton, même si cela était probablement en coordination avec les Soviétiques. Le livre d’O’Reilly relatait certains de ces faits, mais ses interviews dans les médias écartaient toute responsabilité américaine dans l’affaire, en déclarant abruptement que « Staline a tué Patton ». Et sur la base des articles de presse que j’ai lus, je me demande si ce nouveau documentaire, réalisé semble-t-il sans le concours de Wilcox, ne va pas également ignorer les preuves importantes de l’implication directe du gouvernement des États-Unis, en faisant uniquement porter le chapeau à « ces salauds de Russes ».
En fin de compte, cette incident historique d’importance nous donne un moyen d’évaluer la crédibilité de certaines ressources reprises partout. Je n’ai eu de cesse d’insister auprès de mes interlocuteurs sur le fait que Wikipédia n’est de strictement aucun intérêt sur tout sujet un tant soit peu « controversé ». Au vu de l’immense stature historique du personnage de Patton, il n’est pas surprenant que sa fiche Wikipédia soit extrêmement longue et détaillée – elle s’étale sur 15 000 mots, et comprend presque 300 références et notes de bas de page. Mais cet étalage d’information ne contient pas la plus minime indication d’un quelconque possible soupçon autour des circonstances de sa mort. « Wiki-Pravda », pourrait-on dire.
Ron Unz
Traduit par Vincent pour le Saker Francophone
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