Tout le problème des effondrements financiers est le résultat de l’existence de l’argent. Mais qu’est-ce que l’argent exactement ? Sans entrer dans les différentes théories de la monnaie dont les économistes discutent encore, on peut dire qu’autrefois, la monnaie était une chose sur laquelle tout le monde s’entendait : un poids de métaux précieux. Après tout, la monnaie britannique est toujours définie en unités de poids, même si une livre (en termes monétaires) ne pèse pas une livre (en termes physiques). Pourtant, il n’y a pas si longtemps encore, l’argent était simplement un jeton représentant une entité physique, généralement un certain poids d’or et d’argent. Mais les choses ont beaucoup changé avec le temps et, au XXe siècle, la convertibilité du dollar en métaux précieux était plus théorique que réelle. En 1971, le président Nixon l’a officiellement annulée. Depuis lors, la monnaie est une entité purement virtuelle créée de toutes pièces par les banques centrales. La façon dont les gens acceptent d’être payés pour leur travail par quelque chose qui n’existe pas est un peu étrange, si l’on y pense. Mais cela ne change rien au fait que l’argent est l’épine dorsale de la société : il est échangé ; prêté ; emprunté ; distribué ; dépensé et plus encore. Et, avec l’argent, il y a la dette, et avec la dette, il y a l’insolvabilité et, avec elle, la faillite.
Pourrions-nous penser à aller au-delà de l’institution des lois sur la faillite et imaginer un système financier où les gens ne peuvent pas faire faillite ? C’est une idée qui flotte aujourd’hui dans la conscience globale du monde. La première proposition en ce sens a peut-être été faite par Cory Doctorow en 2003 (une époque avant Facebook) dans son roman Down and Out in the Magic Kingdom où il proposait une sorte d’« argent du mérite », appelé « Whuffie », que les gens pouvaient accumuler sur les bonnes actions qu’ils faisaient. Cet argent était une forme de crédit, mais il ne pouvait pas être dépensé – il ne produisait que des avantages et des bénéfices pour son propriétaire. C’était quelque chose qui pré-figurait la « note de crédit » que Facebook et d’autres médias sociaux allaient plus tard développer. Doctorow s’est peut-être inspiré de l’histoire de Mark Twain The Million Pound Bank Note (1903), où le protagoniste découvre que la simple possession de ce billet d’une valeur énorme lui donne droit à des honneurs et des biens, sans avoir besoin de l’échanger. Mais Doctorow pensait peut-être au concept d’honneur personnel, à la mode à une époque moins monétisée que la nôtre. En tant qu’homme honorable, vous aviez droit à certains privilèges, mais le fait d’en jouir ne signifiait pas que votre honneur etait réduit en conséquence.
Plus tard, le concept de note de crédit en ligne a été développé par des sites de médias sociaux tels que Facebook, prenant d’assaut le Web à partir de 2004. cette période avait été précédée par ce qui fut peut-être le premier système de médias sociaux moderne, « Friendster », apparu en 2002 et qui a fait faillite en 2015. La variété de ces sites est grande aujourd’hui et la plupart d’entre eux utilisent une sorte de « note de crédit » pour leurs utilisateurs. Dans Facebook, il n’y a pas de notation négative, mais la possibilité de noter les utilisateurs vers le bas existe dans d’autres médias sociaux, par exemple dans Reddit, où vos « points de karma » peuvent devenir négatifs si vous faites un commentaire particulièrement irréfléchi.
L’idée d’utiliser les médias sociaux sur le Web comme une forme d’argent a peut-être été proposée pour la première fois par « Solitaire Townsend » en 2013. Le gouvernement chinois semble avoir pris l’idée au sérieux et met en place un système de crédit social (shèhuì xìnyòng tǐxì) à l’échelle de l’État qui est censé « noter » les citoyens chinois selon leur mérite. Vous obtenez des points positifs pour être un bon citoyen : aider une vieille dame à traverser la rue vous apportera des points de la dame et des gens qui ont été témoins de la bonne action que vous avez faite. Vous obtenez des points négatifs lorsque vous faites quelque chose de mal, comme obtenir une contravention ou simplement un mauvais rapport de quelqu’un qui s’est senti blessé par quelque chose que vous avez fait.
Le système chinois de crédit social peut être considéré comme une forme de monnaie, en ce sens qu’il est basé sur l’opposition yin-yang de la dette et du crédit. Avoir un score de crédit social suffisamment élevé est une condition préalable pour pouvoir acheter certaines choses qui, en Occident, ne sont pas accessibles à tout le monde de toute façon, les billets d’avion par exemple. Quelque chose de semblable s’était développé dans le passé en Union soviétique, où les membres du Parti communiste soviétique étaient considérés comme ayant une « note de crédit » plus élevée que les autres et bénéficiaient d’avantages et de services non monétaires qui étaient refusés aux citoyens soviétiques normaux. C’était le système de la « nomenklatura », pas tellement différent de ce que nous appelons « l’establishment » en Occident.
L’idée d’une note de crédit social universel est expérimentée sous diverses formes, mais en Occident, elle est considérée avec suspicion, à tout le moins considérée comme une atteinte à la vie privée et comme un déni de liberté personnelle. Il existe un site appelé « people » (peeple.com) qui essaie d’attribuer une note de mérite à chacun – il ne semble pas avoir eu beaucoup de succès jusqu’à présent. Mais même dans cet Occident si fier, il existe des systèmes de notation de crédit à plus petite échelle. Depuis des décennies, les scientifiques utilisent des « crédits académiques » destinés à établir une hiérarchie entre les scientifiques travaillant dans les mêmes domaines. Au départ, le système était basé uniquement sur le nombre de publications scientifiques (« articles ») qu’un scientifique pouvait produire. Cela a conduit au concept de « publier ou périr » et à la multiplication des articles et des revues scientifiques dans un gigantesque fouillis de publications de mauvaise qualité. Les tentatives visant à remédier à la catastrophe ont donné lieu à divers programmes de classement des revues et des publications. La dernière version, actuellement la plus populaire, de la notation scientifique s’appelle l’« indice de Hirsh » et fournit des notes individuelles en fonction du nombre de fois qu’un article publié par un scientifique a été cité par d’autres scientifiques. Ce système, comme tous les autres systèmes de notation en sciences, est basé sur l’évaluation par les pairs, c’est donc une sorte de système de crédit social.
L’élément commun de ces systèmes de mérite social est que les points ne peuvent pas être échangés entre propriétaires. On pourrait imaginer une société entièrement basée sur un système de crédit où l’on obtient des biens et des services sur la seule base de sa note de crédit. Donc, supposons que vous voulez un café, vous le payez en ajoutant un certain nombre de points de crédit au propriétaire ou aux serveurs du café, mais vous ne diminuez pas ces points par rapport à votre note. Les choses se compliquent un peu plus si vous voulez quelque chose de cher. Supposons donc que vous vouliez une voiture de luxe : vous pouvez avoir, disons, une Ferrari si votre pointage de crédit est suffisamment élevé. Encore une fois, le fait d’« acheter » une Ferrari de cette façon ne réduit pas votre note de crédit, mais, bien sûr, il doit y avoir une sorte de tenue de dossiers qui empêche les gens ayant un belle note d’accumuler des Ferrari comme si elles étaient des voitures jouets. Il y a une certaine similitude, ici, avec le fonctionnement du système de marché de l’Union soviétique. Pour avoir une voiture, il fallait s’inscrire sur une liste et attendre son tour. Des années plus tard, vous pouviez voir cette voiture vous être livrée mais vous étiez rayé de la liste et empêché de vous y réinscrire pendant un certain temps. De cette façon, on s’assurait de ne pas gaspiller les produits des usines du peuple en ayant plus d’une voiture. Mais les membres de la Nomenklatura n’avaient pas eu besoin d’attendre, étant tout en haut dans la liste des notes de crédit.
Ainsi, une « monnaie de réputation » pourrait fonctionner, du moins d’une certaine manière. L’avantage d’un tel système est qu’il peut être bricolé de manière à ne pas créer de crédit négatif (pas de dette). Pourrions-nous ainsi éliminer les mauvaises conséquences de l’insolvabilité ? Et, d’un seul coup de balai, nous éliminerions des choses comme le vol, le vol qualifié, la corruption, les escroqueries et tous les crimes liés à l’argent. Nous pouvons imaginer des moyens d’escroquer le système, mais personne ne pourra jamais voler votre note de crédit sous la menace d’une arme !
Mais, évidemment, il y a des problèmes avec cette idée. Doctorow dit de sa création, l’argent «Whuffie », « la réputation est une monnaie terrible » et c’est très vrai pour ceux qui sont à la mauvaise extrémité de l’échelle. Avez-vous déjà été victime d’intimidation durant votre adolescence ? Si ça vous est arrivé, vous savez à quel point ça peut être dur d’être le garçon au dernier échelon de l’échelle. Et la seule façon de s’éloigner du bas de l’échelle est de se comporter de la manière la plus abjecte avec les dirigeants du groupe : les flatter et obéir à leurs ordres. Ce faisant, on s’assure qu’une autre personne malchanceuse finira par occuper la dernière place dans la hiérarchie. Alors, si vous êtes un scientifique, vous savez sûrement à quel point une note au mérite peut être un facteur qui vous pousse au conformisme. Si vous êtes un jeune scientifique, vous savez que votre carrière dépend du fait de ne jamais critiquer ou dénigrer vos collègues au dessus de vous. C’est un privilège que vous n’obtiendrez qu’après avoir obtenu votre titularisation et, même dans ce cas, vous devrez faire attention de ne pas déplaire aux puissants donateurs qui contrôlent le financement de la recherche.
Doctorow comprend très bien ce point lorsqu’il dit dans son livre :
La Whuffie a tous les problèmes des monnaies, et puis un tas d’autres qui lui sont propres. Dans Down and Out in the Magic Kingdom, nous voyons comment la Whuffie – malgré ses prétentions à être » méritocratique « – finit par se concentrer autour de crétins sociopathes qui savent comment flatter, cajoler ou terroriser pour tracer leur chemin vers le sommet. Une fois que vous avez beaucoup de Whuffies – une fois que beaucoup de gens vous tiennent pour fiable – d’autres personnes vont se mettre en 4 pour vous donner l’occasion de faire des choses qui vous rendent encore plus honorable, vous mettant dans une position où vous pouvez parler, diriger, mener la meute, et généralement gagner du crédit pour tout ce qui se passe bien, en blâmant des mortels moins connus pour tous les ratés.
La situation est similaire à celle de la science d’aujourd’hui. Il n’y a pas de « faillite scientifique » pour les scientifiques : leur indice-h, tel qu’il est actuellement, ne peut pas devenir négatif. Donc, peu importe à quel point un scientifique peut être mauvais, il n’y a aucun moyen direct de le frapper avec une sentence de faillite et de le retirer des groupes de scientifiques reconnus. C’est probablement la raison pour laquelle on dit souvent que « la science progresse un enterrement à la fois ». (citation attribuée au scientifique allemand Max Planck). Cela signifie que les vieux scientifiques ont tendance à bloquer le progrès scientifique jusqu’à ce que le phénomène naturel de l’effondrement biologique les retire du système. Ce serait une réforme intéressante que d’introduire des « points négatifs » dans la science et de renvoyer les scientifiques qui parviennent à devenir négatifs à cause d’un ou plusieurs papiers vraiment mauvais. Mais, avant que cela n’arrive, le « piège de Whuffie » que Doctorow a décrit jouerait son rôle pour pousser les scientifiques vers le conformisme le plus abject. Pour un scientifique, éviter d’être la cible de la colère des puissances scientifiques ne peut que signifier qu’il doit être extrêmement prudent pour éviter de publier ou d’exprimer ce qui va à l’encontre du consensus actuel. Et cela détruirait cette étincelle de créativité que, malgré tout, la science parvient encore à maintenir, jusqu’à présent.
Ainsi, le passage à une forme d’argent toujours positive aurait certains avantages dans le sens où il éliminerait la dette et, avec elle, l’insolvabilité et tous les problèmes et traumatismes qui y sont liés. Mais cela ne changerait pas en soi le fait que la monnaie n’est qu’un substitut de quelque chose de réel, les entités que nous appelons « biens » ou « marchandises ». L’argent du crédit social ne contribuerait pas beaucoup à résoudre des problèmes tels que l’épuisement des ressources et la pollution : les gens voudraient encore consommer et gaspiller les ressources et ceux qui ont un crédit social élevé le feraient de la même manière que ceux qui sont riches en termes d’argent classique.
En fin de compte, l’argent peut être une entité virtuelle et vous pouvez aussi le définir comme le fumier du diable. Mais nous en sommes dépendants et nous continuons à jouer le jeu de l’argent. L’argent est si étroitement lié au fonctionnement de notre société que nous ne pouvons même pas imaginer comment il pourrait fonctionner sans lui. Que pourrait-il nous arriver si un important effondrement financier détruisait la valeur de notre puissant dollar ? Nous ne pouvons pas le dire avec certitude, mais le puissant Empire mondialisé pourrait s’effondrer comme un château de cartes dans un seul, énorme, effondrement de Sénèque.
Ugo Bardi
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