28 janvier 2019

Des vaines richesses


La plus grande folie
régnant de par le monde,
c’est d’honorer l’argent
bien plus que la sagesse,
d’accorder des faveurs
à l’homme richissime
portant bonnet de fou
tout garni de grelots.
On l’élit conseiller
pour l’argent qu’il peut perdre.
Le monde n'a confiance
qu'en des poches bien pleines
Messire Gros-Magot.
doit être par devant.
Salomon vivrait-il
encore de nos jours,
personne n'en voudrait
s'il était tisserand
ou si son escarcelle
était vide d'écus.
On invite les riches
à de somptueux festins
où figurent gibier,
volailles et poissons ;
on passe tout son temps
à leur faire la cour,
tandis que dans la rue
le pauvre est ruisselant
ou bien tout grelotant.
Pour le riche on s'empresse :
" Servez-vous bien, messire ! "
O sacs rebondis d'or,
c'est vous que l'on honore,
c'est vous qui achetez
la bonne renommée.
Celui qui a des sous
se fait beaucoup d'amis,
on le salue bien bas
et l'appelle " Cousin ".
Quand on parle mariage
la première question
est invariablement :
" Combien a-t-il d'argent ? "
Personne ne s'informe
de son honnêteté :
raison, savoir, sagesse
sont des futilités ;
il s'agit avant tout
de pêcher chez les fous
le parti le plus riche
qui a de bons morceaux
à tremper dans sa soupe,
serait-il maquereau.
Là où manque l'argent,
savoir, honneur, sagesse
ne seraient que du vent.
Malheur à tous les riches
se bouchant les oreilles
aux cris d'appel du pauvre :
même s'ils frappent fort,
à la porte du ciel,
Dieu ne les entend pas.


Extrait de : "La nef des fous" de Sébastien Brant, pages 68-69. Traduction Madeleine Horst, édition la nuée bleue.
 
Ce poème satirique eut un retentissement considérable dès sa parution durant la période de transition entre le Moyen Age et l'âge moderne : c'est en quelque sorte une encyclopédie des connaissances, des disciplines morales, de l'ensemble des classes sociales.
Chaque chapitre atteint à un caractère universel et éternel en caricaturant un vice humain représenté par un fou. Tout le monde est embarqué sur le navire (clergé, noblesse, roture, magistrature, université, négoce, paysans, cuisiniers), et l'auteur ne s'oublie pas en se dépeignant dès l'ouverture comme un fou bibliomane, qui accumule les traités de sagesse sans pour autant devenir plus sage. Ce fut aussi une date dans l'histoire du livre, car A.Dürer, notamment, créa la majorité des planches pleines de verve qui illustrent chaque chapitre. Ce catalogue des folies du monde, répertoire quasi exhaustif des péchés, erreurs et travers où se fourvoie l'humanité, n'a malheureusement rien perdu de son actualité ; il suffit pour s'en convaincre de feuilleter au hasard et de choisir dans la table des matières : "des livres inutiles, de la cupidité, de la galanterie, de goinfrerie et beuverie, de tout remettre au lendemain, de la luxure, de l'envie et de la haine, de la fin des empires, de nier qu'on est fou, du jeu, des fraudeurs et frelateurs." 

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