18 décembre 2018

Une réforme judiciaire de grande ampleur vient d’être votée dans la plus grande discrétion : Pourquoi un tel silence?


La justice est l’un des fondements de la démocratie, et l’une ne va pas sans l’autre. Affaiblir l’une, c’est ébranler l’autre.
Il est des grèves qui rencontrent une indifférence feutrée. Ainsi de celle concernant la réforme judiciaire. On en entend vaguement parler, mais alors vraiment très vaguement, et je ne suivrais pas des avocats et des juges sur Twitter, je n’aurais aucune idée de ce qui se passe.

Pourquoi un tel silence?

Hypothèse n°1: le fonctionnement de la justice, c’est compliqué. C'est technique. C’est plein de mots aux contours flous. Quand on nous parle fusion des tribunaux d’instance et de grande instance, on a l’impression qu’on fusionne deux choses identiques.

Hypothèse n°2: on se dit que dans le fond, cela ne nous concerne pas directement. Pire, une partie des revendications portant sur les droits des prévenus (la loi prévoit une plus grande marge de liberté pour les enquêteurs), on y est peut-être moins sensible dans la mesure où l'on s’imagine plutôt à la place de la victime. La présence d’un ou d'une avocate pendant une perquisition, ce n’est clairement pas la revendication la plus porteuse dans l’opinion.

Hypothèse n°3: on peut imaginer que les opérations #justicemorte qui se déroulent actuellement ont pâti du mouvement des «gilets jaunes». Et c’est là le point le plus intéressant –et paradoxal. Parce qu’il y a en réalité une convergence, et pas uniquement en rapport avec les arrestations préventives avant les manifestations.

Un nouveau type de tribunal

Avant toute chose, avant de crier que ce sont tous et toutes des réfractaires au changement, qu’il s’agisse des avocats, magistrates, greffiers, bâtonnières, spips, fonctionnaires judiciaires, précisons que les points litigieux sont très précis. Ce n’est pas toute la réforme qui est contestée, certains points ont été approuvés par les syndicats (le Conseil national des barreaux les détaille ici). Mais dans l’ensemble, celles et ceux qui se mobilisent contre cette réforme dénoncent son risque d’entraîner une justice déshumanisée.

Si Nicole Belloubet avait vraiment compris les «gilets jaunes» comme se plaît à le répéter le gouvernement, elle aurait retiré son projet de loi. Parce que dedans, on y retrouve une justice à deux vitesses, la désertification de certains endroits de France, l’abandon des personnes qui ne maîtrisent pas les outils numériques, un renforcement des experts en lieu et place des citoyens.

Prenons un exemple plus politique que technique. On a beaucoup entendu les «gilets jaunes» réclamer une démocratie directe pour que les affaires de la cité ne soient plus gérées par une petite fraction de la population considérée comme experte. Or la réforme Belloubet prévoit la création d’un nouveau genre de tribunal. Avant, les crimes étaient jugés aux assises, par un jury composé de citoyens. Sauf que, comme l’a expliqué la ministre, et bah ça coûte du temps et de l’argent. Choix des citoyens, convocation, journée de formation, indemnisation, etc.

Solution: créer un nouveau type de tribunal, le tribunal criminel départemental, dont le jury composé de cinq juges jugera les crimes passibles de moins de vingt ans. Pour l’instant, la loi prévoit d’expérimenter ce dispositif dans deux régions pendant trois ans. En termes d’économie, ce sera peut-être efficace; mais la conséquence, c’est que le peuple est éloigné des tribunaux, ce qui peut sembler aller à l’encontre des aspirations actuelles à davantage de participation.

Justice privatisée et ubérisée

Autre point: la désertification judiciaire. La majorité a beau répéter qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle carte judiciaire, en réalité il s’agit d’une nouvelle carte judiciaire. Tribunaux d’instance et de grande instance vont donc fusionner (ce qui permet une économie en mutualisant personnels, locaux et matériel). Chaque tribunal sera spécialisé dans certains domaines. Avant, vous alliez au tribunal d’instance le plus proche de chez vous. Après vous irez au tribunal qui s’occupe de votre genre d’affaire et qui, sauf coup de bol, sera plus loin. Mais ce n’est pas grave, explique la ministre, puisqu’une partie de la procédure se fera en ligne. Sauf qu’on sait qu’une partie de la population n’en maîtrise pas les usages administratifs.

Il ne faut jamais oublier que quand on nous dit «modernisation», il faut comprendre «réduire les coûts».

D’ailleurs, pour les litiges portant sur des «petites» sommes (a priori moins de 5.000 euros), il y aura une obligation de tentative de résolution amiable. Pourquoi pas. Mais attention, le diable est dans les détails. Il existe des conciliateurs de justice, et la démarche est alors gratuite (ils sont bénévoles). Mais les professionnels disent qu’ils sont déjà surchargés. La ministre annonce une augmentation des effectifs (178 postes de plus prévus pour 2019) qui semble déjà insuffisante vu le nombre de cas qui vont être concernés.

Mais ce n’est pas grave, parce que ces résolutions amiables peuvent être faites par… des entreprises privées. Payantes. Des plateformes en ligne. Bien sûr, elles s’engageront à bien respecter toutes les lois sur les données personnelles qu’elles vont ainsi récupérer. Et si elles ont recours à des algorithmes dans leurs arbitrages, elles devront le préciser. Franchement, je ne vois pas comment ça pourrait mal se passer tout ça… Si la conciliation ou médiation a échoué, il n’y aura pas pour autant de passage devant un juge, le but étant de dématérialiser au maximum la procédure. Tout se fera en ligne, via des visioconférences (pratique quand on sait s’en servir).

Par ailleurs, ces entreprises dites de LegalTech existent déjà, et l’un de leurs dirigeants à qui on demandait «Quel regard portez-vous sur l’ubérisation du droit?» (oui, l’ubérisation du droit, bienvenue à Babylone) a répondu: «L’accès au droit est un créneau très vaste qui permet à chacun de trouver sa place. Nous avons plein de choses à faire, sans forcément concurrencer le rôle de l’avocat, pour rendre le droit encore plus accessible. C’est logiquement à l’État, s’il en avait les moyens, qu’il appartiendrait de remplir cette mission». Ce qui rejoint ce que dit le directeur des Affaires civiles et du Sceau: «L’explosion de l’offre en ligne et la rareté des moyens de l’État ont amené au réalisme».

Il n'y avait personne au moment du vote

Voilà. L’État, il est fauché. Alors les plus précaires qui n’habitent pas dans une grande ville et qui ne maîtrisent pas les outils numériques, ils n’ont qu’à être réalistes et se débrouiller.

Comme l’a dit le président de la Conférence des bâtonniers dans une lettre ouverte adressée à Emmanuel Macron: «La justice ne doit pas être un élément de fracture sociale et territoriale supplémentaire. Tout au contraire, elle doit demeurer un élément majeur de cohésion devant laquelle tous les citoyens sont égaux».

Cette réforme a donc été votée en première lecture à l'Assemblée nationale le 11 décembre, avec 88 voix pour et 83 contre. C’est très juste, et surtout, c’est très peu: seulement 171 votantes et votants, sur un total de 577 députées et députés. Il en manquait 406 ce soir-là, pour une loi essentielle, parce que la justice, c’est l’un des fondements de la démocratie, que l’une ne va pas sans l’autre, et qu’affaiblir l’une c’est ébranler l’autre.

J’ai dressé un tableau très (trop) synthétique de la situation: je ne vous ai pas parlé de la réforme de la justice des mineurs, de l’allègement du contrôle du juge des tutelles sur les tuteurs et tutrices qui gèrent l’argent des majeurs protégés, de la révision des pensions alimentaires par la CAF sans passer par un ou une juge des affaires familiales (sachant que la hausse d'une pension, toute théorique si elle n’est pas versée, entraîne une baisse des allocations familiales), et de mille autre choses.

Mais j’aimerais évoquer en bonus mon article préféré dans cette loi, le discret numéro 33, en lequel le Conseil national des barreaux voit un «rétablissement du caractère facultatif du dépaysement de l’enquête en cas de relation entre l’une des personnes apparaissant dans une affaire pénale, auteur ou victime, et un magistrat ou fonctionnaire de la cour d’appel susceptible de connaître de l’affaire».

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